6 mai 1988 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, dans "Le Nouvel Observateur" le 6 mai 1988, notamment sur le débat télévisé avec M. Jacques Chirac le 28 avril, la montée du Front national, ainsi que sur les projets d'ouverture politique.
QUESTION.- A trois jours de la victoire...
- F. Mitterrand.- Non. A trois jours de la décision des Français. Je passe mon temps à dire que rien n'est jamais joué et que tout est difficile.
- QUESTION.- A trois jours de la décision, il ne reste pas grand-chose de tout ce dont Chirac vous a accusé pendant le débat.
- F. MITTERRAND.- Je savais qu'il serait excessif dans ses propos, cela n'a pas manqué.
- QUESTION.- Quel sentiment vous a laissé ce face à face télévisé ?
- F. MITTERRAND.- Le même que tous les débats auxquels je participe : je n'en suis jamais satisfait. Je ne parle pas du Premier ministre, que j'ai trouvé techniquement très bon. Mais après ce débat, et comme toujours, j'ai vu surtout ce que je n'avais pas dit, ce que j'aurais pu dire autrement.\
`Suite à propos du débat télévisé du 28 avril`
- QUESTION.- Jacques Chirac a porté sur vous des accusations qui, pour être voilées, n'en étaient pas moins graves.
- F. MITTERRAND.- Très graves en effet et sur plusieurs sujets.
- QUESTION.- Dans le contexte où cela se passait, vous paraissiez être, s'agissant de la Nouvelle-Calédonie, du côté des assassins et des preneurs d'otages.
- F. MITTERRAND.- Je m'y attendais. Cette accusation faisait partie d'un plan qui a été appliqué non seulement pendant le débat mais dans les jours et les heures qui l'ont précédé. Le mot d'ordre de la cabale était (et demeure) : "Mitterrand est de collusion avec les révoltés du FLNKS, peut-être même les a-t-il inspirés ". Quand ils ont vu les résultats du 24 avril, ceux dont je parle - les porte-parole de l'Etat-RPR - se sont dit : il nous reste la Nouvelle-Calédonie. D'abord des déclarations du genre : "Quand on encourage de loin, voilà ce qui arrive", "La responsabilité est à l'Elysée". Ensuite, à la veille du débat, les rumeurs : Jean-Louis Bianco accusé d'avoir reçu les "terroristes", en mon nom, quelques jours avant les événements d'Ouvéa. En fait, il avait reçu les représentants de l'Eglise réformée, de l'Eglise catholique, de la Ligue des droits de l'Homme, de la FEN... qui sont, comme chacun sait, de dangereux terroristes ! Bianco a déposé plainte contre le dirigeant RPR Patrick Devedjian, qui avait tenu ces propos.\
`Suite à propos du débat télévisé avec J. Chirac, le 28 avril` QUESTION.- Mêmes accusations voilées à propos des otages.
- F. MITTERRAND.- J'ai appris qu'à la demande des mêmes un journal koweitien avait mis en cause l'ambassadeur Eric Rouleau.
- QUESTION.- Le journal a publié un démenti.
- F. MITTERRAND.- Il avait été abusé. "On" l'avait informé qu'Eric Rouleau avait pris des contacts, toujours en mon nom, pour empêcher le retour des otages français de Beyrouth. Rouleau a assitôt déposé plainte en justice et obtenu un rectificatif. Alors la rumeur a désigné un nouveau suspect, François de Grossouvre. Lui aussi aurait négocié, en mon nom, sur place, le non-retour des otages de Beyrouth. Vérification faite, il n'était pas retourné au Proche-Orient depuis au moins deux ans ! Alors "on" n'a pas insisté. Du moins, sur le moment. Et l'attaque frontale n'a pas pu être déclenchée comme prévu pendant l'émission.
- QUESTION.- Pourquoi n'avoir pas expliqué aux téléspectateurs ce que vous nous dites aujourd'hui ?
- F. MITTERRAND.- Je m'étais interdit, sur ces sujets, toute polémique nouvelle. Mais j'ai réagi à la diffamation qui me visait.
- QUESTION.- Vous l'avez fait en évoquant l'affaire Gordji, ce faux diplomate iranien, accusé d'avoir organisé les attentats de septembre 1986 à Paris. Vous avez alors donné le sentiment de divulguer le secret d'un tête-à-tête entre le président et le Premier ministre, donc un secret d'Etat.
- F. MITTERRAND.- Mais non, il ne s'agissait pas d'un secret d'Etat. La presse, l'an dernier, en a dit beaucoup plus que moi sur cette affaire. Je n'ai rien révélé du tout. Simplement, j'ai mis l'accent sur la surprenante manière dont une affaire de terrorisme, sur laquelle on pouvait au moins s'interroger, a été résorbée.
- QUESTION.- Le Premier ministre a semblé ne pas comprendre.
- F. MITTERRAND.- Un dossier de police qui a provoqué le blocus pendant plusieurs mois d'une ambassade pour aboutir à la rupture des relations diplomatiques avec le pays en question ne pouvait pas être un dossier vide ! Il est vrai qu'il appartenait à la justice d'apprécier.\
QUESTION.- A propos de la Nouvelle-Calédonie, les accusations que nous avons connues au temps du colonialisme peuvent abuser l'opinion. Dès lors qu'on se montre compréhensif à l'égard de l'une des parties...
- F. MITTERRAND.- Cela me paraît irréel £ trente ans après les grandes décolonisations, nous vivons à l'identique, d'une façon consternante, le processus du drame colonial. Ce sont exactement les mêmes imputations, les mêmes arguments, les mêmes types d'hommes, les mêmes intérêts que l'on trouve devant soi. Et, en face, un petit peuple à qui l'on a arraché ses terres, que l'on tente de priver de sa culture et, maintenant, de ses droits civiques. Je ne prends pas la défense d'une communauté ethnique contre une autre : toutes ont le droit de vivre en paix sur la même terre. Mais la manière dont une politique arriérée a traité ce problème est navrante. Il faudra du temps pour réparer les dégâts.
- QUESTION.- Pouvez-vous être à la fois partisan et arbitre ?
- F. MITTERRAND.- Les Français doivent savoir que mon rôle est d'arbitrer entre les passions contraires. Dans la Lettre que je leur ai écrite, ils ont pu lire que je recommandais au FLNKS de comprendre qu'il ne pouvait nier le droit des Calédoniens d'origine européenne. Mon rôle arbitral repose sur les principes fondamentaux de notre démocratie. Je n'accepte pas qu'une minorité soit écrasée dans le -cadre d'une système colonial que je trouve insupportable. Mais chaque fois que j'ai rencontré M. Tjibaou, je l'ai invité à l'apaisement et j'ai défendu les droits des autres communautés. Malheureusement, la Nouvelle-Calédonie sert de prétexte à une campagne électorale qui ferait douter du bon sens des dirigeants du RPR. Là-bas sont réunis tous les ingrédients d'une guerre civile.\
`A propos de la libération des otages, de l'affaire Gorji et de la Nouvelle-Calédonie, lors du débat télévisé avec J. Chirac, le 28 avril` QUESTION.- Ces échanges - moments dramatiques et temps forts du débat - ont fait frémir bien des gens sur la façon dont vous avez, votre Premier ministre et vous, vécu la cohabitation... Au fond Chirac vous exaspère !
- F. MITTERRAND.- Je lui ai toujours reconnu de réelles qualités qu'il n'emploie pas de la meilleure façon. Disons que la campagne électorale ne le porte pas à la modération. Quant à la "cohabitation", elle s'est déroulée selon les termes les plus stricts de la Constitution. En matière de politique extérieure et de défense nationale, nous avons correctement veillé à l'intérêt de la France. Ce n'est devenu difficile qu'avec la campagne électorale, le Premier ministre ayant eu quelque peine à assumer sa double fonction de candidat et de chef du gouvernement.\
QUESTION.- Passons à l'élément le plus marquant du premier tour : la très forte poussée du Front national. L'instauration de la proportionnelle, en 1986, n'a-t-elle pas favorisé son essor ? Cette idée, répandue, vient d'être relancée par René Rémond : le parti de Jean-Marie Le Pen aurait été beaucoup moins fort s'il n'avait pas été représenté au Parlement.
- F. MITTERRAND.- René Rémond est un homme très respectable, un observateur dont les travaux font autorité, mais je conteste son affirmation. Première raison : la proportionnelle est un scrutin démocratique. C'est de loin le plus pratiqué dans les démocraties occidentales. Seconde raison : quand un mouvement existe, quand il a une forte réalité politique, il s'affirme, quel que soit le mode de scrutin. Avec le scrutin majoritaire, vous imaginez le formidable moyen de pression dont disposerait le Front national sur 150 à 200 députés de l'actuelle majorité ? Il y aurait des négociations plus ou moins ouvertes, plus ou moins clandestines, où l'on dirait : "il y a tant pour vous, tant pour nous. Arrangeons-nous". La pression du Front national sur la droite sera forte de toute façon.
- QUESTION.- Ce sont les prochaines élections législatives que vous décrivez ?
- F. MITTERRAND.- Je décris ce qui s'est déjà passé dans beaucoup de régions, et récemment encore en Franche-Comté.
- QUESTION.- Un certain nombre de responsables de droite affirment pourtant : nous ne ferons jamais d'alliance avec Le Pen.
- F. MITTERRAND.- Il y a, c'est vrai, au sein de l'actuelle majorité parlementaire, des gens rigoureux dans leur pensée et leur comportement. Mais ils ne constituent pas le plus grand nombre. Le Front national dispose à droite d'un puissant pouvoir d'intimidation. C'est un fait. Et je ne vois pas ce que la proportionnelle change à cela. Au demeurant, l'élection présidentielle est une élection au scrutin majoritaire. Cela n'empêche pas le Front national d'être présent, et très présent.
- QUESTION.- Pourquoi avoir évoqué de nouveau le droit de vote des immigrés aux élections municipales ? Certains, jusque chez vos amis, ont pensé qu'il s'agissait là d'une manoeuvre...
- F. MITTERRAND.- Pour gêner le candidat du RPR ?
- QUESTION.- C'est vrai qu'il a plongé aussitôt !
- F. MITTERRAND.- Si ce qui était dissimulé jusque-là est apparu au grand jour - une certaine proximité entre le Front national et une partie du RPR, sur le thème de l'immigration -, je ne m'en plaindrais pas. Mais ce serait un effet sulbaterne. Le ministre de l'intérieur `Charles Pasqua` a parlé de "valeurs communes". Je ne le lui ai pas soufflé ! En réalité, cette question du droit de vote, résolue favorablement en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, je l'avais évoquée, rappelez-vous, dans mes propositions de 1981. Je me suis borné, cette fois-ci, ayant mesuré entre-temps la difficulté, à demander aux Français de ne pas ignorer l'existence auprès d'eux d'hommes et de femmes qui vivent et travaillent dans notre pays.\
QUESTION.- La vraie question désormais, c'est : comment résorber le Front national ?
- F. MITTERRAND.- Que disparaissent ou s'atténuent les causes du phénomène, chômage, difficultés sociales, manque de logements, anxiétés de toutes sortes, et leurs effets politiques disparaîtront du même coup. Nous nous y attacherons.
- QUESTION.- Sur l'immigration, ne pensez-vous pas qu'il y a des mesures urgentes à prendre ?
- F. MITTERRAND.- En 1981, nous avons hérité d'une situation gangrénée. Pendant les vingt ans précédents on avait fait venir les immigrés en masse par besoin de main-d'oeuvre et pour contenir les salaires des travailleurs français. On les a embauchés, même clandestins, parce qu'ils étaient commodes. Nombre de mes amis auraient voulu que je tienne un langage plus conciliant sur les immigrés clandestins. Mais je pense que, s'ils doivent être traités humainement, les clandestins doivent rentrer chez eux. Pierre Mauroy, lorsqu'il était Premier ministre, a fait adopter une loi facilitant le retour et l'insertion dans leur pays d'origine des immigrés en situation régulière. Quoi qu'il en soit, lorsque l'expulsion devient nécessaire, il me semble que c'est à la justice de se prononcer puisqu'il s'agit de protection du droit des personnes. Quant aux autres, qui se trouvent légalement en France et veulent y rester, il est normal qu'ils soient, ainsi que leurs enfants, intégrés à la vie du quartier, de l'école, etc.
- QUESTION.- Pourquoi ne pas annoncer un plan d'urgence pour cette intégration, prévoyant notamment une meilleure insertion scolaire, de meilleures conditions d'habitat ?
- F. MITTERRAND.- C'est une bonne idée.
- QUESTION.- La résorption politique du Front national, vous n'en avez pas la clé ?
- F. MITTERRAND.- La clé est dans la résolution des principaux problèmes sociaux.
- QUESTION.- Certains dirigeants de l'actuelle majorité parlementaire pensent que pour faire disparaître le phénomène Le Pen il faut que la droite se durcisse...
- F. MITTERRAND.- Ca, c'est un genre de calcul...
- QUESTION.- ... que la droite combatte le Front national sur son propre terrain, comme vous avez combattu le PC.
- F. MITTERRAND.- Ils feront ce qu'ils auront envie de faire.\
QUESTION.- Vous l'avez dit : ce qui intéresse les Français, c'est l'après-8 mai. Que va-t-il se passer ? Pourquoi en avez-vous si peu parlé au cours du débat télévisé `avec J. Chirac` ?
- F. MITTERRAND.- Parce que mon vis-à-vis ne le voulait pas. Il préférait revenir sur le passé. Opposer les bilans. Je le lui ai dit : quand vous aurez affirmé que les socialistes n'ont rien fait de bon et quand j'aurai expliqué, moi, que vous avez échoué, en quoi aurons-nous servi l'intérêt du pays ? Vous vous souviendrez, sans doute, que j'ai demandé instamment que l'on parle de l'aprés-8 mai.
- QUESTION.- Les commentateurs estiment que vous n'avez pas suffisamment précisé votre pensée sur le financement de la Sécurité sociale et l'emploi.
- F. MITTERRAND.- La Sécurité sociale, on n'en a pas parlé du tout ! Vos commentateurs ont peut-être été un peu distraits ! Il a fallu que je rappelle dans ma conclusion que la Sécurité sociale était l'un des principaux dossiers de l'heure et que je déplorais que l'organisation du débat ne nous ait pas permis d'ouvrir cette discussion. La Sécurité sociale constitue l'un des thèmes majeurs de ma campagne. Quant à l'emploi, trop vite traité, j'ai plaidé pour la modernisation des entreprises. Et pour moderniser, j'ai souligné quatre formes indispensables d'investissement.
- L'investissement éducatif : priorité absolue à l'éducation, à la formation £
- - l'investissement économique : encourager la recherche, le réinvestissement des bénéfices dans l'entreprise £
- - l'investissement social : on ne fait rien de bon sans cohésion sociale £
- - L'investissement européen : un récent rapport de la Commission européenne nous indique que la fin des entraves internes des Douze pourrait permettre de créer des millions d'emplois en Europe.
- QUESTION.- A propos des acquis sociaux, reviendrez-vous sur la suppression de l'autorisation administrative de licenciement ?
- F. MITTERRAND.- Traitons cette question autrement. Elle doit faire l'objet d'une négociation entre les partenaires sociaux, comme cela existe en Suède, en Allemagne. Le gouvernement prochaine incitera les partenaires à cette pratique de politique contractuelle.\
QUESTION.- Vous avez fait votre campagne au premier tour sur le thème de l'ouverture.
- F. MITTERRAND.- Oui, mais aussi de la fidélité à soi-même.
- QUESTION.- Vous avez répété qu'on ne pouvait gouverner durablement avec les voix d'un tiers des Français. Ferez-vous appel, contre Le Pen, à un front républicain, comme Pierre Mendès France l'avait fait contre les poujadistes ?
- F. MITTERRAND.- Je ne cherche pas une combinaison parlementaire avec les groupes de la droite actuelle. Je n'y songe pas du tout. Si des personnes veulent se joindre à nous, pourquoi pas ? Le paysage politique français se transformera naturellement, par la force des faits, après le 8 mai.
- QUESTION.- Ces personnes doivent vous rejoindre avant le second tour ?
- F. MITTERRAND.- Ce serait logique.\
QUESTION.- Pourquoi avez-vous dit avoir été déçu par la nationalisation du crédit ?
- F. MITTERRAND.- Parce que cela n'a pas changé les comportements.
- QUESTION.- Je n'ai pas compris pourquoi vous le disiez... C'est tout le credo du socialisme !
- F. MITTERRAND.- C'était une constatation, disons l'expression d'un regret. Et non l'esquisse d'une théorie.
- QUESTION.- Vous espériez beaucoup ?
- F. MITTERRAND.- Oui.
- QUESTION.- Alors, le crédit ne compte plus ?
- F. MITTERRAND.- Mais si, mais si. Ceux de nos compatriotes qui ont le goût d'entreprendre et veulent accomplir un projet se heurtent, lorsqu'ils n'ont pas de fortune personnelle, à la réticence des banques à leur faire crédit. Ces dernières ont trop souvent eu un comportement de "prêteur sur gages". La nationalisation du système bancaire aurait pu être l'occasion d'un changement plus net des mentalités en ce domaine.\
QUESTION.- Que ferez-vous pour créer les emplois que vous n'avez pas créés pendant votre premier septennat ?
- F. MITTERRAND.- De 1981 à 1985, c'est l'ensemble de l'Europe qui a perdu des emplois, et pas seulement la France. La croissance mondiale est aujourd'hui de l'ordre de 3 %, ce qui laisse espérer une amélioration de l'emploi. J'ai évoqué il y a quelques instants les quatre facteurs d'une croissance créatrice d'emplois : l'investissement éducatif, l'investissement économique, l'investissement social, l'investissement européen. Dans tous ces domaines, l'Etat a un rôle important à jouer. Mais on ne peut tout attendre de lui. La responsabilité finale incombe aux entreprises. Il faut qu'une nouvelle génération de chefs d'entreprise comprenne que c'est la qualité de leurs produits et la compétitivité de leurs prix qui entraîneront le succès.\
QUESTION.- Des mesures comme l'abolition de la peine de mort, les nationalisations, les lois Auroux ont marqué votre premier septennat. Quelles mesures envisagez-vous pour marquer le second ?
- F. MITTERRAND.- L'attribution à l'éducation nationale des moyens nécessaires pour la mettre en mesure de préparer la jeunesse française au XXIe siècle, le revenu minimum, une avancée sensible vers l'Europe politique, l'approfondissement de ce qui rend chaque citoyen plus responsable du destin commun, l'extension de la décentralisation, qui ne doit pas rester seulement institutionnelle, chercher inlassablement à jeter un pont entre le Nord et le Sud, à "civiliser" la ville.\
QUESTION.- Les résultats du 24 avril, et notamment l'éclatement de la droite en trois fractions presque égales, favorisent-ils vos projets d'ouverture ?
- F. MITTERRAND.- Quand je parle d'ouverture, je ne pense pas à l'Assemblée nationale mais aux Français. Je me souviens de Pierre Mendès France formant son gouvernement en 1954. Nous étions chez lui. Il se promenait de long en large et je tenais la plume. Plusieurs d'entre nous lui ont suggéré de rencontrer quelques-uns des grands leaders radicaux du moment, Herriot, Queuille, Marie. Il s'y est refusé en disant : je ne cherche pas à bâtir une combinaison parlementaire, mais à convaincre les Français. Je n'ai pas oublié le conseil. Bien entendu, c'est l'Assemblée nationale qui prête à un gouvernement sa durée. Mendès n'a tenu que sept mois. Aujourd'hui, il en irait différemment. On saura très vite si une dissolution rapide s'impose et je dispose de ce pouvoir.
- QUESTION.- Si on pense que le Front national constitue la base populaire de la droite, ne vous inquiétez-vous pas de la faiblesse de celle du Parti socialiste ?
- F. MITTERRAND.- Comment pouvez-vous dire cela ? Elle n'est pas si faible que vous croyez. Il est vrai qu'une grande formation politique de gauche a besoin d'une large base, notamment ouvrière. De ce point de vue, des progrès sont désirables. Mais c'est aux dirigeants de ce parti d'en décider.
- QUESTION.- Si la droite à l'habileté de laisser vivre le gouvernement pendant quelques mois, elle pourra le faire tomber quand l'-état de grâce sera passé.
- F. MITTERRAND.- Vous parlez d'or. Figurez-vous que j'y ai pensé. En cas d'élections législatives avancées, je ne considérerai pas comme indispensable d'obtenir une majorité trop massive.
- QUESTION.- Pourquoi ?
- F. MITTERRAND.- Parce qu'une majorité parlementaire ne recouvre pas forcément une majorité dans le pays et que l'on risque alors de se trouver en porte à faux.
- QUESTION.- Au cours du face à face, vous avez été très aimable, on l'a beaucoup remarqué, avec Giscard.
- F. MITTERRAND.- Aimable, je ne sais pas, véridique, oui. De Gaulle et Pompidou ont freiné la construction européenne. Giscard, lui, qui était vraiment européen, a pris des initiatives importantes : Conseil européen, Parlement élu au suffrage universel, système monétaire. J'ai de mon côté soutenu l'adhésion de l'Espagne et du Portugal à la Communauté, contribué à faire adopter le projet de grand marché européen et j'ai lancé Eurêka, acte de naissance de l'Europe technologique.
- QUESTION.- Vous avez aussi cité, à plusieurs reprises, les centristes...
- F. MITTERRAND.- Oh ! je ne crois pas avoir employé ce mot. Mais j'ai cité des phrases du Premier ministre dénonçant les centristes favorables à l'unité politique de la Communauté.\
QUESTION.- En conclusion, comment définiriez-vous le socialisme de votre nouveau septennat ?
- F. MITTERRAND.- Répondre d'un mot, difficile ! Wilson avait dit : c'est la science. Moi je répondrais : c'est la ville. Je citerai l'exemple de Créteil où je suis allé l'autre jour. Créteil a su résister à la pression immobilière et il y a, en pleine ville, cent hectares préservés, avec un lac, une école de voile, soixante hectares d'espaces verts. Au bord du lac se trouve un quartier nouveau de logements collectifs et les gens y sont tellement bien qu'il n'y a pas de problème social ou racial. Si toutes les banlieues étaient traitées comme cela, les rapports humains seraient différents. Il faut créer la civilisation de la ville.
- QUESTION.- Ce n'est plus "changer la vie", c'est "changer la ville" ?
- F. MITTERRAND.- On changera la vie en changeant la ville.\
- F. Mitterrand.- Non. A trois jours de la décision des Français. Je passe mon temps à dire que rien n'est jamais joué et que tout est difficile.
- QUESTION.- A trois jours de la décision, il ne reste pas grand-chose de tout ce dont Chirac vous a accusé pendant le débat.
- F. MITTERRAND.- Je savais qu'il serait excessif dans ses propos, cela n'a pas manqué.
- QUESTION.- Quel sentiment vous a laissé ce face à face télévisé ?
- F. MITTERRAND.- Le même que tous les débats auxquels je participe : je n'en suis jamais satisfait. Je ne parle pas du Premier ministre, que j'ai trouvé techniquement très bon. Mais après ce débat, et comme toujours, j'ai vu surtout ce que je n'avais pas dit, ce que j'aurais pu dire autrement.\
`Suite à propos du débat télévisé du 28 avril`
- QUESTION.- Jacques Chirac a porté sur vous des accusations qui, pour être voilées, n'en étaient pas moins graves.
- F. MITTERRAND.- Très graves en effet et sur plusieurs sujets.
- QUESTION.- Dans le contexte où cela se passait, vous paraissiez être, s'agissant de la Nouvelle-Calédonie, du côté des assassins et des preneurs d'otages.
- F. MITTERRAND.- Je m'y attendais. Cette accusation faisait partie d'un plan qui a été appliqué non seulement pendant le débat mais dans les jours et les heures qui l'ont précédé. Le mot d'ordre de la cabale était (et demeure) : "Mitterrand est de collusion avec les révoltés du FLNKS, peut-être même les a-t-il inspirés ". Quand ils ont vu les résultats du 24 avril, ceux dont je parle - les porte-parole de l'Etat-RPR - se sont dit : il nous reste la Nouvelle-Calédonie. D'abord des déclarations du genre : "Quand on encourage de loin, voilà ce qui arrive", "La responsabilité est à l'Elysée". Ensuite, à la veille du débat, les rumeurs : Jean-Louis Bianco accusé d'avoir reçu les "terroristes", en mon nom, quelques jours avant les événements d'Ouvéa. En fait, il avait reçu les représentants de l'Eglise réformée, de l'Eglise catholique, de la Ligue des droits de l'Homme, de la FEN... qui sont, comme chacun sait, de dangereux terroristes ! Bianco a déposé plainte contre le dirigeant RPR Patrick Devedjian, qui avait tenu ces propos.\
`Suite à propos du débat télévisé avec J. Chirac, le 28 avril` QUESTION.- Mêmes accusations voilées à propos des otages.
- F. MITTERRAND.- J'ai appris qu'à la demande des mêmes un journal koweitien avait mis en cause l'ambassadeur Eric Rouleau.
- QUESTION.- Le journal a publié un démenti.
- F. MITTERRAND.- Il avait été abusé. "On" l'avait informé qu'Eric Rouleau avait pris des contacts, toujours en mon nom, pour empêcher le retour des otages français de Beyrouth. Rouleau a assitôt déposé plainte en justice et obtenu un rectificatif. Alors la rumeur a désigné un nouveau suspect, François de Grossouvre. Lui aussi aurait négocié, en mon nom, sur place, le non-retour des otages de Beyrouth. Vérification faite, il n'était pas retourné au Proche-Orient depuis au moins deux ans ! Alors "on" n'a pas insisté. Du moins, sur le moment. Et l'attaque frontale n'a pas pu être déclenchée comme prévu pendant l'émission.
- QUESTION.- Pourquoi n'avoir pas expliqué aux téléspectateurs ce que vous nous dites aujourd'hui ?
- F. MITTERRAND.- Je m'étais interdit, sur ces sujets, toute polémique nouvelle. Mais j'ai réagi à la diffamation qui me visait.
- QUESTION.- Vous l'avez fait en évoquant l'affaire Gordji, ce faux diplomate iranien, accusé d'avoir organisé les attentats de septembre 1986 à Paris. Vous avez alors donné le sentiment de divulguer le secret d'un tête-à-tête entre le président et le Premier ministre, donc un secret d'Etat.
- F. MITTERRAND.- Mais non, il ne s'agissait pas d'un secret d'Etat. La presse, l'an dernier, en a dit beaucoup plus que moi sur cette affaire. Je n'ai rien révélé du tout. Simplement, j'ai mis l'accent sur la surprenante manière dont une affaire de terrorisme, sur laquelle on pouvait au moins s'interroger, a été résorbée.
- QUESTION.- Le Premier ministre a semblé ne pas comprendre.
- F. MITTERRAND.- Un dossier de police qui a provoqué le blocus pendant plusieurs mois d'une ambassade pour aboutir à la rupture des relations diplomatiques avec le pays en question ne pouvait pas être un dossier vide ! Il est vrai qu'il appartenait à la justice d'apprécier.\
QUESTION.- A propos de la Nouvelle-Calédonie, les accusations que nous avons connues au temps du colonialisme peuvent abuser l'opinion. Dès lors qu'on se montre compréhensif à l'égard de l'une des parties...
- F. MITTERRAND.- Cela me paraît irréel £ trente ans après les grandes décolonisations, nous vivons à l'identique, d'une façon consternante, le processus du drame colonial. Ce sont exactement les mêmes imputations, les mêmes arguments, les mêmes types d'hommes, les mêmes intérêts que l'on trouve devant soi. Et, en face, un petit peuple à qui l'on a arraché ses terres, que l'on tente de priver de sa culture et, maintenant, de ses droits civiques. Je ne prends pas la défense d'une communauté ethnique contre une autre : toutes ont le droit de vivre en paix sur la même terre. Mais la manière dont une politique arriérée a traité ce problème est navrante. Il faudra du temps pour réparer les dégâts.
- QUESTION.- Pouvez-vous être à la fois partisan et arbitre ?
- F. MITTERRAND.- Les Français doivent savoir que mon rôle est d'arbitrer entre les passions contraires. Dans la Lettre que je leur ai écrite, ils ont pu lire que je recommandais au FLNKS de comprendre qu'il ne pouvait nier le droit des Calédoniens d'origine européenne. Mon rôle arbitral repose sur les principes fondamentaux de notre démocratie. Je n'accepte pas qu'une minorité soit écrasée dans le -cadre d'une système colonial que je trouve insupportable. Mais chaque fois que j'ai rencontré M. Tjibaou, je l'ai invité à l'apaisement et j'ai défendu les droits des autres communautés. Malheureusement, la Nouvelle-Calédonie sert de prétexte à une campagne électorale qui ferait douter du bon sens des dirigeants du RPR. Là-bas sont réunis tous les ingrédients d'une guerre civile.\
`A propos de la libération des otages, de l'affaire Gorji et de la Nouvelle-Calédonie, lors du débat télévisé avec J. Chirac, le 28 avril` QUESTION.- Ces échanges - moments dramatiques et temps forts du débat - ont fait frémir bien des gens sur la façon dont vous avez, votre Premier ministre et vous, vécu la cohabitation... Au fond Chirac vous exaspère !
- F. MITTERRAND.- Je lui ai toujours reconnu de réelles qualités qu'il n'emploie pas de la meilleure façon. Disons que la campagne électorale ne le porte pas à la modération. Quant à la "cohabitation", elle s'est déroulée selon les termes les plus stricts de la Constitution. En matière de politique extérieure et de défense nationale, nous avons correctement veillé à l'intérêt de la France. Ce n'est devenu difficile qu'avec la campagne électorale, le Premier ministre ayant eu quelque peine à assumer sa double fonction de candidat et de chef du gouvernement.\
QUESTION.- Passons à l'élément le plus marquant du premier tour : la très forte poussée du Front national. L'instauration de la proportionnelle, en 1986, n'a-t-elle pas favorisé son essor ? Cette idée, répandue, vient d'être relancée par René Rémond : le parti de Jean-Marie Le Pen aurait été beaucoup moins fort s'il n'avait pas été représenté au Parlement.
- F. MITTERRAND.- René Rémond est un homme très respectable, un observateur dont les travaux font autorité, mais je conteste son affirmation. Première raison : la proportionnelle est un scrutin démocratique. C'est de loin le plus pratiqué dans les démocraties occidentales. Seconde raison : quand un mouvement existe, quand il a une forte réalité politique, il s'affirme, quel que soit le mode de scrutin. Avec le scrutin majoritaire, vous imaginez le formidable moyen de pression dont disposerait le Front national sur 150 à 200 députés de l'actuelle majorité ? Il y aurait des négociations plus ou moins ouvertes, plus ou moins clandestines, où l'on dirait : "il y a tant pour vous, tant pour nous. Arrangeons-nous". La pression du Front national sur la droite sera forte de toute façon.
- QUESTION.- Ce sont les prochaines élections législatives que vous décrivez ?
- F. MITTERRAND.- Je décris ce qui s'est déjà passé dans beaucoup de régions, et récemment encore en Franche-Comté.
- QUESTION.- Un certain nombre de responsables de droite affirment pourtant : nous ne ferons jamais d'alliance avec Le Pen.
- F. MITTERRAND.- Il y a, c'est vrai, au sein de l'actuelle majorité parlementaire, des gens rigoureux dans leur pensée et leur comportement. Mais ils ne constituent pas le plus grand nombre. Le Front national dispose à droite d'un puissant pouvoir d'intimidation. C'est un fait. Et je ne vois pas ce que la proportionnelle change à cela. Au demeurant, l'élection présidentielle est une élection au scrutin majoritaire. Cela n'empêche pas le Front national d'être présent, et très présent.
- QUESTION.- Pourquoi avoir évoqué de nouveau le droit de vote des immigrés aux élections municipales ? Certains, jusque chez vos amis, ont pensé qu'il s'agissait là d'une manoeuvre...
- F. MITTERRAND.- Pour gêner le candidat du RPR ?
- QUESTION.- C'est vrai qu'il a plongé aussitôt !
- F. MITTERRAND.- Si ce qui était dissimulé jusque-là est apparu au grand jour - une certaine proximité entre le Front national et une partie du RPR, sur le thème de l'immigration -, je ne m'en plaindrais pas. Mais ce serait un effet sulbaterne. Le ministre de l'intérieur `Charles Pasqua` a parlé de "valeurs communes". Je ne le lui ai pas soufflé ! En réalité, cette question du droit de vote, résolue favorablement en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, je l'avais évoquée, rappelez-vous, dans mes propositions de 1981. Je me suis borné, cette fois-ci, ayant mesuré entre-temps la difficulté, à demander aux Français de ne pas ignorer l'existence auprès d'eux d'hommes et de femmes qui vivent et travaillent dans notre pays.\
QUESTION.- La vraie question désormais, c'est : comment résorber le Front national ?
- F. MITTERRAND.- Que disparaissent ou s'atténuent les causes du phénomène, chômage, difficultés sociales, manque de logements, anxiétés de toutes sortes, et leurs effets politiques disparaîtront du même coup. Nous nous y attacherons.
- QUESTION.- Sur l'immigration, ne pensez-vous pas qu'il y a des mesures urgentes à prendre ?
- F. MITTERRAND.- En 1981, nous avons hérité d'une situation gangrénée. Pendant les vingt ans précédents on avait fait venir les immigrés en masse par besoin de main-d'oeuvre et pour contenir les salaires des travailleurs français. On les a embauchés, même clandestins, parce qu'ils étaient commodes. Nombre de mes amis auraient voulu que je tienne un langage plus conciliant sur les immigrés clandestins. Mais je pense que, s'ils doivent être traités humainement, les clandestins doivent rentrer chez eux. Pierre Mauroy, lorsqu'il était Premier ministre, a fait adopter une loi facilitant le retour et l'insertion dans leur pays d'origine des immigrés en situation régulière. Quoi qu'il en soit, lorsque l'expulsion devient nécessaire, il me semble que c'est à la justice de se prononcer puisqu'il s'agit de protection du droit des personnes. Quant aux autres, qui se trouvent légalement en France et veulent y rester, il est normal qu'ils soient, ainsi que leurs enfants, intégrés à la vie du quartier, de l'école, etc.
- QUESTION.- Pourquoi ne pas annoncer un plan d'urgence pour cette intégration, prévoyant notamment une meilleure insertion scolaire, de meilleures conditions d'habitat ?
- F. MITTERRAND.- C'est une bonne idée.
- QUESTION.- La résorption politique du Front national, vous n'en avez pas la clé ?
- F. MITTERRAND.- La clé est dans la résolution des principaux problèmes sociaux.
- QUESTION.- Certains dirigeants de l'actuelle majorité parlementaire pensent que pour faire disparaître le phénomène Le Pen il faut que la droite se durcisse...
- F. MITTERRAND.- Ca, c'est un genre de calcul...
- QUESTION.- ... que la droite combatte le Front national sur son propre terrain, comme vous avez combattu le PC.
- F. MITTERRAND.- Ils feront ce qu'ils auront envie de faire.\
QUESTION.- Vous l'avez dit : ce qui intéresse les Français, c'est l'après-8 mai. Que va-t-il se passer ? Pourquoi en avez-vous si peu parlé au cours du débat télévisé `avec J. Chirac` ?
- F. MITTERRAND.- Parce que mon vis-à-vis ne le voulait pas. Il préférait revenir sur le passé. Opposer les bilans. Je le lui ai dit : quand vous aurez affirmé que les socialistes n'ont rien fait de bon et quand j'aurai expliqué, moi, que vous avez échoué, en quoi aurons-nous servi l'intérêt du pays ? Vous vous souviendrez, sans doute, que j'ai demandé instamment que l'on parle de l'aprés-8 mai.
- QUESTION.- Les commentateurs estiment que vous n'avez pas suffisamment précisé votre pensée sur le financement de la Sécurité sociale et l'emploi.
- F. MITTERRAND.- La Sécurité sociale, on n'en a pas parlé du tout ! Vos commentateurs ont peut-être été un peu distraits ! Il a fallu que je rappelle dans ma conclusion que la Sécurité sociale était l'un des principaux dossiers de l'heure et que je déplorais que l'organisation du débat ne nous ait pas permis d'ouvrir cette discussion. La Sécurité sociale constitue l'un des thèmes majeurs de ma campagne. Quant à l'emploi, trop vite traité, j'ai plaidé pour la modernisation des entreprises. Et pour moderniser, j'ai souligné quatre formes indispensables d'investissement.
- L'investissement éducatif : priorité absolue à l'éducation, à la formation £
- - l'investissement économique : encourager la recherche, le réinvestissement des bénéfices dans l'entreprise £
- - l'investissement social : on ne fait rien de bon sans cohésion sociale £
- - L'investissement européen : un récent rapport de la Commission européenne nous indique que la fin des entraves internes des Douze pourrait permettre de créer des millions d'emplois en Europe.
- QUESTION.- A propos des acquis sociaux, reviendrez-vous sur la suppression de l'autorisation administrative de licenciement ?
- F. MITTERRAND.- Traitons cette question autrement. Elle doit faire l'objet d'une négociation entre les partenaires sociaux, comme cela existe en Suède, en Allemagne. Le gouvernement prochaine incitera les partenaires à cette pratique de politique contractuelle.\
QUESTION.- Vous avez fait votre campagne au premier tour sur le thème de l'ouverture.
- F. MITTERRAND.- Oui, mais aussi de la fidélité à soi-même.
- QUESTION.- Vous avez répété qu'on ne pouvait gouverner durablement avec les voix d'un tiers des Français. Ferez-vous appel, contre Le Pen, à un front républicain, comme Pierre Mendès France l'avait fait contre les poujadistes ?
- F. MITTERRAND.- Je ne cherche pas une combinaison parlementaire avec les groupes de la droite actuelle. Je n'y songe pas du tout. Si des personnes veulent se joindre à nous, pourquoi pas ? Le paysage politique français se transformera naturellement, par la force des faits, après le 8 mai.
- QUESTION.- Ces personnes doivent vous rejoindre avant le second tour ?
- F. MITTERRAND.- Ce serait logique.\
QUESTION.- Pourquoi avez-vous dit avoir été déçu par la nationalisation du crédit ?
- F. MITTERRAND.- Parce que cela n'a pas changé les comportements.
- QUESTION.- Je n'ai pas compris pourquoi vous le disiez... C'est tout le credo du socialisme !
- F. MITTERRAND.- C'était une constatation, disons l'expression d'un regret. Et non l'esquisse d'une théorie.
- QUESTION.- Vous espériez beaucoup ?
- F. MITTERRAND.- Oui.
- QUESTION.- Alors, le crédit ne compte plus ?
- F. MITTERRAND.- Mais si, mais si. Ceux de nos compatriotes qui ont le goût d'entreprendre et veulent accomplir un projet se heurtent, lorsqu'ils n'ont pas de fortune personnelle, à la réticence des banques à leur faire crédit. Ces dernières ont trop souvent eu un comportement de "prêteur sur gages". La nationalisation du système bancaire aurait pu être l'occasion d'un changement plus net des mentalités en ce domaine.\
QUESTION.- Que ferez-vous pour créer les emplois que vous n'avez pas créés pendant votre premier septennat ?
- F. MITTERRAND.- De 1981 à 1985, c'est l'ensemble de l'Europe qui a perdu des emplois, et pas seulement la France. La croissance mondiale est aujourd'hui de l'ordre de 3 %, ce qui laisse espérer une amélioration de l'emploi. J'ai évoqué il y a quelques instants les quatre facteurs d'une croissance créatrice d'emplois : l'investissement éducatif, l'investissement économique, l'investissement social, l'investissement européen. Dans tous ces domaines, l'Etat a un rôle important à jouer. Mais on ne peut tout attendre de lui. La responsabilité finale incombe aux entreprises. Il faut qu'une nouvelle génération de chefs d'entreprise comprenne que c'est la qualité de leurs produits et la compétitivité de leurs prix qui entraîneront le succès.\
QUESTION.- Des mesures comme l'abolition de la peine de mort, les nationalisations, les lois Auroux ont marqué votre premier septennat. Quelles mesures envisagez-vous pour marquer le second ?
- F. MITTERRAND.- L'attribution à l'éducation nationale des moyens nécessaires pour la mettre en mesure de préparer la jeunesse française au XXIe siècle, le revenu minimum, une avancée sensible vers l'Europe politique, l'approfondissement de ce qui rend chaque citoyen plus responsable du destin commun, l'extension de la décentralisation, qui ne doit pas rester seulement institutionnelle, chercher inlassablement à jeter un pont entre le Nord et le Sud, à "civiliser" la ville.\
QUESTION.- Les résultats du 24 avril, et notamment l'éclatement de la droite en trois fractions presque égales, favorisent-ils vos projets d'ouverture ?
- F. MITTERRAND.- Quand je parle d'ouverture, je ne pense pas à l'Assemblée nationale mais aux Français. Je me souviens de Pierre Mendès France formant son gouvernement en 1954. Nous étions chez lui. Il se promenait de long en large et je tenais la plume. Plusieurs d'entre nous lui ont suggéré de rencontrer quelques-uns des grands leaders radicaux du moment, Herriot, Queuille, Marie. Il s'y est refusé en disant : je ne cherche pas à bâtir une combinaison parlementaire, mais à convaincre les Français. Je n'ai pas oublié le conseil. Bien entendu, c'est l'Assemblée nationale qui prête à un gouvernement sa durée. Mendès n'a tenu que sept mois. Aujourd'hui, il en irait différemment. On saura très vite si une dissolution rapide s'impose et je dispose de ce pouvoir.
- QUESTION.- Si on pense que le Front national constitue la base populaire de la droite, ne vous inquiétez-vous pas de la faiblesse de celle du Parti socialiste ?
- F. MITTERRAND.- Comment pouvez-vous dire cela ? Elle n'est pas si faible que vous croyez. Il est vrai qu'une grande formation politique de gauche a besoin d'une large base, notamment ouvrière. De ce point de vue, des progrès sont désirables. Mais c'est aux dirigeants de ce parti d'en décider.
- QUESTION.- Si la droite à l'habileté de laisser vivre le gouvernement pendant quelques mois, elle pourra le faire tomber quand l'-état de grâce sera passé.
- F. MITTERRAND.- Vous parlez d'or. Figurez-vous que j'y ai pensé. En cas d'élections législatives avancées, je ne considérerai pas comme indispensable d'obtenir une majorité trop massive.
- QUESTION.- Pourquoi ?
- F. MITTERRAND.- Parce qu'une majorité parlementaire ne recouvre pas forcément une majorité dans le pays et que l'on risque alors de se trouver en porte à faux.
- QUESTION.- Au cours du face à face, vous avez été très aimable, on l'a beaucoup remarqué, avec Giscard.
- F. MITTERRAND.- Aimable, je ne sais pas, véridique, oui. De Gaulle et Pompidou ont freiné la construction européenne. Giscard, lui, qui était vraiment européen, a pris des initiatives importantes : Conseil européen, Parlement élu au suffrage universel, système monétaire. J'ai de mon côté soutenu l'adhésion de l'Espagne et du Portugal à la Communauté, contribué à faire adopter le projet de grand marché européen et j'ai lancé Eurêka, acte de naissance de l'Europe technologique.
- QUESTION.- Vous avez aussi cité, à plusieurs reprises, les centristes...
- F. MITTERRAND.- Oh ! je ne crois pas avoir employé ce mot. Mais j'ai cité des phrases du Premier ministre dénonçant les centristes favorables à l'unité politique de la Communauté.\
QUESTION.- En conclusion, comment définiriez-vous le socialisme de votre nouveau septennat ?
- F. MITTERRAND.- Répondre d'un mot, difficile ! Wilson avait dit : c'est la science. Moi je répondrais : c'est la ville. Je citerai l'exemple de Créteil où je suis allé l'autre jour. Créteil a su résister à la pression immobilière et il y a, en pleine ville, cent hectares préservés, avec un lac, une école de voile, soixante hectares d'espaces verts. Au bord du lac se trouve un quartier nouveau de logements collectifs et les gens y sont tellement bien qu'il n'y a pas de problème social ou racial. Si toutes les banlieues étaient traitées comme cela, les rapports humains seraient différents. Il faut créer la civilisation de la ville.
- QUESTION.- Ce n'est plus "changer la vie", c'est "changer la ville" ?
- F. MITTERRAND.- On changera la vie en changeant la ville.\