5 mai 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, accordée à Europe 1 le 5 mai 1988, sur la libération des otages du Liban et de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que sur l'ouverture politique.

QUESTION.- Bonsoir. Les finalistes du grand duel présidentiel sur Europe 1, hier en direct de Strasbourg, Jacques Chirac, ce soir en studio, à Paris, le Président candidat, François Mitterrand.
- Monsieur Mitterrand, je vous remercie de répondre en direct aux questions d'Alain Duhamel, Catherine Nay, pour Europe 1. En moins de vingt-quatre heures des événements considérables ont eu lieu, vous êtes à nouveau ce soir particulièrement en situation, et je suis sûr que les Français attendent votre intervention, en particulier sur le retour des otages.
- Hier soir, vous vous êtes dit tout de suite heureux, vous avez remercié tout ceux qui ont agi pour ce retour. Etiez-vous au courant régulièrement et en détail des discussions, des tractations qui avaient eu lieu, avec quels interlocuteurs elles se déroulaient ?
- F. MITTERRAND.- Régulièrement oui, en détail non.
- QUESTION.- Vous avez connu quand ce qui s'est passé hier soir ? Vous avez été averti quand ?
- F. MITTERRAND.- Quelques minutes avant que la nouvelle eut été annoncée. J'avais quand même quelques indications, précisément à cause des informations qui m'étaient transmises, et c'est ainsi qu'ayant dîné lundi soir à Strasbourg aux côtés de Mme Kauffmann, je lui avais dit : les trois jours qui viennent peuvent vous apporter une grande joie, mais je n'ose pas vous en dire davantage parce que c'est la quatrième ou cinquième fois que je vous le dirais. Je pressentais que cela était possible. J'avais bien pris garde de ne pas l'affirmer, car c'est une matière, vous l'avez bien compris, qui ne permet pas l'approximation, si l'on veut apporter à ceux qui souffrent, enfin, la joie qu'ils attendent.\
QUESTION.- Dix otages en deux ans, vous trouvez que c'est un succès ?
- F. MITTERRAND.- C'est bien, c'est bien.
- QUESTION.- Est-ce que le calendrier électoral a été une interférence, à votre avis, importante, est-ce que cela a été une gêne, un atout, un hasard ?
- F. MITTERRAND.- Le calendrier, là ?
- QUESTION.- Oui.
- F. MITTERRAND.- Je ne saurais vous le dire, vraiment. Je pense bien que beaucoup s'interrogent, je ne suis pas de ceux là.
- QUESTION.- C'est pourquoi je vous pose la question.
- F. MITTERRAND.- Beaucoup s'interrogent. Mais a priori rien ne doit passer avant le bonheur de ceux qui viennent d'être délivrés, de ceux qui les aiment, et, pour la France, le sentiment que ses fils qui ont été si longtemps séparés dans des conditions insupportables, sont enfin rentrés chez eux. Le reste, cela se passe après, et moi, je n'inscris pas cela à deux ou trois jours de l'élection présidentielle. C'est bien pour tout le monde.
- QUESTION.- C'est-à-dire qu'on dit tous bravo, on applaudit et on reconnaît qu'il fallait à la fois de la patience, de la détermination et du courage.
- F. MITTERRAND.- Je n'entre pas dans les arrière-pensées... je suppose qu'il y en a.
- QUESTION.- Mais quand Lionel Jospin dit, vous l'avez entendu tout à l'heure, que Jacques Chirac essaye d'exploiter à son profit ce retour des otages, vous partagez ce sentiment ?
- F. MITTERRAND.- Oh, je pense qu'un peu plus de discrétion serait peut-être utile.
- QUESTION.- Vous avez été choqué qu'il aille accueillir les otages à Villacoublay ?
- F. MITTERRAND.- Je ne ferai pas d'observation sur tel ou tel fait, mais au total la discrétion me paraît une bonne chose.\
QUESTION.- Sur le fond, monsieur Mitterrand, dans votre débat en face à face, à la télévision, à la radio la semaine dernière vous disiez que la seule méthode c'est la fermeté, la négociation mais pas avec les terroristes, ou les Etats terroristes et pas de conditions douteuses, suspectes. Avez-vous le sentiment d'avoir été entendu ?
- F. MITTERRAND.- Je ne connais pas assez la matière, je sais ce qui me concerne. Par exemple, parmi les conditions qui avaient été posées dès le départ par les ravisseurs, elles étaient, disons, de l'ordre de cinq grandes conditions, la première était généralement la grâce pour le commando, le groupe, venu assassiner Chapour Bakhtiar, ancien Premier ministre iranien réfugié à Paris : ces cinq hommes sont venus, n'ont pas atteint Chapour Bakhtiar, mais ont tué deux Français qui se trouvaient dans les parages. Je ne les ai pas graciés...
- QUESTION.- Donc, ils ont été libérés sans grâce.
- QUESTION.- Mais on ne vous a pas demandé la grâce de Naccache, par exemple, qui est le chef de ce commando ?
- F. MITTERRAND.- La question ne m'a pas été posée.
- QUESTION.- Et parmi les autres conditions de fond, on cite toujours les mêmes... on cite la modification, par exemple, de la politique de ventes d'armes françaises à l'Irak.
- F. MITTERRAND.- Oui, vous savez bien que ces ventes ont commencé en 1976, qu'à partir de là des relations constantes se sont établies entre l'Irak et la France. Elles ont continué quel qu'ait été le gouvernement jusqu'à maintenant. On peut, du point de vue national, estimer qu'on doit plus ou moins agir dans ce sens, mais cela ne doit pas dépendre des diktats venus de l'extérieur. La politique française se décide chez nous.
- QUESTION.- Autrement dit, sur le fond, vous ne relevez rien qui vous paraisse sortir...
- F. MITTERRAND.- Pour ce qui touche à ma propre compétence, c'est-à-dire la grâce, elle ne dépend que de moi, comme les relations diplomatiques. Les relations diplomatiques ont pu être rompues avec mon accord et même ma décision, de même qu'elles ne pourraient être reprises que de la même manière. De ce point de vue, je n'ai rien à dire, puisque, je le répète, j'emploie la même expression : la question ne m'a été posée.\
`Suite sur la libération des otages`
- QUESTION.- Mais il y a des choses qui ont peut être été résolues au niveau du gouvernement et sans apparemment que vous soyez informé.. Si vous voulez, sans jouer les trouble-fête, on vous pose la question qui est posée dans les capitales étrangères par la presse étrangère et la presse française : est-ce qu'il y a eu, à votre avis, des contreparties ? Auriez-vous accepté qu'il y ait des contreparties ou un prix ?
- F. MITTERRAND.- Je les ignore. Ma position pratique est celle-ci : on ne négocie pas avec les terroristes, on ne traite pas avec eux. Certes, on ne refuse pas les bons offices d'Etats où nous avons des services diplomatiques. Je me souviens qu'on avait vivement reproché au gouvernement précédent, celui de M. Fabius, d'avoir employé pour tenter de résoudre justement cette question, un certain nombre d'intermédiaires qui n'obéissent pas à des catégories très précises. J'ai l'impression qu'on est revenu à ce système mais je ne veux pas...
- QUESTION.- Et cela vous choque, une diplomatie de l'ombre ?
- F. MITTERRAND.- ... insister là-dessus à l'heure où nous sommes tous heureux de voir revenir ces trois otages, car c'est le fait primordial ! Non, ce qui me choque c'est qu'on ait voulu critiquer ses adversaires lorsqu'ils pratiquaient cette méthode, et qu'ensuite on l'emploie en s'en flattant. Mais là, vous voulez m'amener sur un élément polémique que je ne veux pas...
- QUESTION.- Est-ce qu'on peut interroger le Président candidat et lui demander s'il n'a jamais chercher à mettre des embûches ou des obstacles à ces négociations ?
- F. MITTERRAND.- Cette question, je la trouve insultante ! Ce n'est pas dans votre esprit, c'est parce que vous êtes journaliste et que vous avez entendu d'autres la poser...
- QUESTION.- Elle est posée ou a été posée par des adversaires dans la campagne. On a entendu ces échos, ce bruit.. C'est pourquoi je vous la pose.
- F. MITTERRAND.- C'est un propos misérable et ceux qui le tiennent sont misérables !\
QUESTION.- Est-ce que les relations normales avec l'Iran pourraient être reprises ?
- M. MITTERRAND.- Je ne demande qu'à examiner cette situation. Il est tout à fait possible que je sois en mesure de l'examiner dès mardi, ou mercredi, si je suis Président de la République. Mais elle ne sera pas réglée d'ici dimanche soir.
- QUESTION.- Nous allons parler de l'affaire Gordji. On a l'impression que toute cette affaire des otages, monsieur le candidat, ou monsieur le Président de la République, a détérioré le climat entre vous et le Premier ministre.
- F. MITTERRAND.- L'affaire des otages ? Non. La campagne électorale, sans doute oui. D'ailleurs, plutôt de l'autre côté que du mien. Pas l'affaire des otages. Je crois même que c'est le seul point - pendant ce face à face qui a été âpre, comme vous avez pu le constater - sur lequel il y a eu consensus. Je ne sais plus lequel des deux journalistes m'a posé la question : "Est-ce que la cohabitation - puisqu'on appelle cela ainsi - a bien fonctionné pour essayer de tirer les otages d'affaire ?". Et j'ai expliqué : oui, elle a fonctionné correctement, parce que nous avions un devoir commun. Ce devoir, nous l'avons naturellement respecté. A ce moment-là, le journaliste a posé la question à M. Chirac qui se trouvait devant moi et qui a dit : "je confirme". C'est le seul point.
- QUESTION.- Vous ne retenez que le consensus sur ce point ?... La polémique autour de l'affaire Gordji ?
- F. MITTERRAND.- C'est autre chose.
- QUESTION.- Oui, justement. Par exemple, le Premier ministre candidat, hier soir, nous a dit que la façon qu'il avait...
- F. MITTERRAND.- Pourquoi dites-vous : Premier ministre candidat ? Il est Premier ministre...
- QUESTION.- et candidat.. Vous êtes Président candidat...
- F. MITTERRAND.- Vous adorez les mondanités !
- QUESTION.- Est-ce qu'être candidat, c'est une mondanité ?
- F. MITTERRAND.- Non. Pourquoi tous ces titres. Il est Premier ministre, je suis Président de la République et nous sommes tous deux candidats.
- QUESTION.- Peut-être que Catherine Nay et Alain Duhamel ont du mal à penser que le Président de la République et le Premier ministre sont en campagne l'un contre l'autre en France, pour une présidentielle.
- F. MITTERRAND.- Oui, c'est bizarre.
- QUESTION.- C'est la première fois.
- F. MITTERRAND.- Mais je m'y suis habitué.\
QUESTION.- Revenons à l'affaire Gordji. On a vraiment eu le sentiment tous et hier Jacques Chirac, que nous avions en face de nous, nous l'a confirmé, que c'est au moment où vous avez parlé l'un et l'autre, pendant le duel télévisé de l'affaire Gordji que, brusquement ses sentiments à votre égard ont changé £ depuis, il vous regarde - c'est lui qui le dit - avec beaucoup moins d'estime, de considération.
- F. MITTERRAND.- Laissez-le s'exprimer lui-même. Il ne faut pas perdre la tête parce qu'on est à trois jours d'une élection importante. J'observe que l'énergie n'est pas l'énervement. Il ne faut pas s'égarer comme cela. Ce que j'ai dit au cours de ce débat, tout le monde le savait. Si vous voulez bien vous faire communiquer la revue de presse de cette époque, vous verrez que j'ai dit beaucoup moins, peut-être que vous-même. Je n'en sais rien, je ne peux pas vous dire £ je n'ai pas retrouvé exactement vos articles, je ne les ai pas cherchées ou je ne les ai pas retrouvés. Vous en avez dit beaucoup plus.
- QUESTION.- On vous en dédicacera...
- F. MITTERRAND.- Vous en avez dit beaucoup plus. Et vous avez dit quoi ? Je vais résumer mon propos en termes simples. Une affaire... le cas de ce Gordji qui provoque quatre à cinq mois de siège, de blocus de l'ambassade d'Iran à Paris, en plein Paris. Par contre-coup, l'ambassade de France en Iran, à Téhéran, fait l'objet d'un blocus du même ordre, dans une situation plus troublée, où il y a moins de garantie pour le droit des personnes. Il y a péril pour les Français qui se trouvent dans cette ambassade. Et, en fin de compte, on rompt les relations diplomatiques avec l'Iran, ce qui est vraiment un acte extraordinaire dans le monde international. Nous le faisons très très rarement. La seule question que je vous pose - je ne veux pas m'attarder sur ce point - est : est-ce que tout cela pouvait se faire sur un dossier vide ?
- QUESTION.- Non. Mais la question est : est-ce que vous avez révélé publiquement, devant nous tous, il y avait 25 ou 26 millions de téléspectateurs, un secret d'Etat ? Vous vous êtes dit des choses entre quatre yeux et on les a retrouvées devant nous tous... c'était une conversation où....
- F. MITTERRAND.- Non, vous n'avez pas écouté.
- QUESTION.- Cela m'étonnerait.
- F. MITTERRAND.- J'ai dit que toute la presse avait parlé, à l'époque, de cela, en en disant beaucoup plus que je n'en ai dit l'autre soir. Je n'ai rien révélé du tout. J'ai rappelé...
- QUESTION.- .... une conversation en tête à tête...
- F. MITTERRAND.- Non, elle n'était même pas en tête à tête...
- QUESTION.- Comment, elle ne l'était pas ?...
- F. MITTERRAND.- Je ne vous donnerai aucun autre élément d'appréciation. Mais, ce qui est vrai, c'est que je suis bien libre de rapporter ce que je veux rapporter. Disons que sur ce que vous appelez secret d'Etat - secret d'Etat étalé dans tous les journaux de France, donc ils n'étaient aucunement des secrets d'Etat - on devait supposer partout en France que si l'on recherchait ce Gordji avec autant d'acharnement, au point que l'on aboutisse à tant de conséquences graves, c'est qu'il devait bien y avoir dans le dossier de police - qui n'était qu'un dossier de police, tant que la justice n'a pas tranché, c'est un dossier de police - quelque chose, interprété par l'exécutif de telle sorte qu'il mériterait ce branle-bas. On doit bien le supposer. Ce qui est vrai, c'est que, finalement, il est arrivé chez le juge d'instruction plutôt vide. Moi, cela m'a posé des questions. C'est tout.\
QUESTION.- Est-ce que cela veut dire qu'il n'y a pas de règle du jeu sur la cohabitation ? Est-ce qu'on peut imaginer qu'un jour, vous racontiez dans vos mémoires...
- F. MITTERRAND.- Non, pas du tout. Je suis un homme discret et je respecte l'Etat plus que quiconque. Je dis simplement qu'on ne peut pas appeler secret d'Etat ce qui n'en est pas un, c'est-à-dire le fait que le cas Gordji ait été un cas répandu, analysé, traité par tous ceux qui s'intéressent à cette affaire, que les conséquences ont été traitées, analysées par toutes les chancelleries du monde et que beaucoup d'autres que moi se sont étonnés que le dossier inquiétant dès l'origine, qui visait - je ne l'appellerai même pas un diplomate - disons cet Iranien qui se trouvait à l'ambassade d'Iran à Paris, se soit achevé de cette manière. Mais je ne dis pas que cela soit sans raison £ d'ailleurs la conversation n'est pas allée jusque là. C'est un fait.
- Ce que je voulais dire, c'est que je n'accepte pas - et vous ne m'en avez pas parlé - les insinuations et les diffamations dont j'étais l'objet à ce moment-là lorsqu'il était prétendu qu'aussi bien par -rapport à la Nouvelle-Calédonie que par -rapport aux affaires des terroristes un peu partout, il pouvait y avoir.... comment dirai-je ? On ne parle pas de complicité objective, mais le moindre clin d'oeil du Président de la République française à l'égard de ces gens que j'ai toujours combattus, auxquels j'ai refusé toute grâce. Et encore, cette fois-ci je n'ai pas eu à la refuser : on ne me l'a pas proposée. Mais dans les circonstances présentes je ne l'aurais évidemment pas acceptée.
- Voilà que, soudain, vous voulez que je sois démuni de tout élément de réponse alors que moi, j'assiste ou j'ai assisté à des attitudes de souplesse, disons, - voyez, je suis discret dans mon langage - à l'égard d'un certain nombre de terroristes qui ont quand même retrouvé la liberté dans des conditions qui peuvent être expliquées, mais qui ne permettent pas de prétendre qu'on est intransigeant avec les terroristes.
- QUESTION.- Dans cette campagne, il y a des coups, des rebondissements £ elle est assez vive ou terrible, cette campagne, vous ne croyez pas ?
- F. MITTERRAND.- Je ne suis jamais placé sur ce terrain. Je réponds quand il le faut.\
QUESTION.- L'autre libération d'otages qui a été plus sanglante, elle, mais qui a permis la libération d'otages, c'est celle advenue en Nouvelle-Calédonie avec la libération de 22 gendarmes et d'un magistrat français détenus, mais avec 17 morts, 15 d'un côté et 2 de l'autre. Je voudrais savoir quels sont vos sentiments devant cette libération. Vous parliez de joie tout à l'heure. J'imagine que là, vous avez une joie un peu partagée ?
- F. MITTERRAND.- Non, je n'ai pas de joie, c'est une affaire très douloureuse. J'ai toujours préféré l'autre voie, l'autre moyen, c'est-à-dire le moyen de la conciliation et de la médiation, dans ce climat.
- QUESTION.- Y avait-il encore des chances de la médiation, dans ce climat ?
- F. MITTERRAND.- On ne va pas refaire la politique française. L'archevêque de Nouméa avait échoué £ c'est une médiation qui avait été suscitée sur place. Je n'avais pas été informé de cette initiative, mais j'en avais approuvé la méthode. Dès lors qu'elle avait échoué, parce qu'elle n'avait que peu de chance de réussir quand on connaît les états d'esprit là-bas et les situations des personnes, elle devait être reprise autrement. Et, là-dessus, j'ai toujours dit, de la façon la plus claire, quel était mon sentiment à mes interlocuteurs. Mais, à partir du moment où on se trouve dans cette situation très simple, il y a une priorité et j'ai toujours dit : il faut que les otages, si on le peut - le magistrat et les gendarmes, c'était 23 otages - soient libérés. C'est le premier devoir. A quelles conditions ? Cela, c'est la pratique politique. Mais j'ai dit, j'ai préconisé la conciliation, et lorsqu'il a été question, faute de conciliation, de parvenir à une opération de type militaire, j'ai demandé, le gouvernement aussi d'ailleurs, toutes les garanties possibles et imaginables, c'est-à-dire des rapports écrits des chefs militaires responsables pour qu'ils étudient absolument tous les aspects d'une question aussi difficile. Tout le temps que ces rapports ont laissé entendre que l'opération était très coûteuse en vies humaines, elle a été refusée.
- J'ai donc besoin maintenant de vérifier, de vérifier un dossier, les conditions dans lesquelles l'action s'est déroulée, très loin d'ici, hors de ma vue et de mon contrôle direct.
- Je trouve très douloureuse cette situation. Le fait qu'il y ait 15 Canaques sur 17 ne change rien à l'affaire, ce sont des citoyens français. J'ai un devoir de protection à l'égard des uns et des autres, mais mon premier devoir était quand même à l'égard des otages, car c'est un acte inadmissible que de prendre des otages.
- QUESTION.- Et puis il y avait eu quatre gendarmes découpés à la mâchette préalablement. Diriez-vous que la force injuste de la loi républicaine s'est exprimée hier soir ?
- F. MITTERRAND.- La force injuste de la loi en Nouvelle-Calédonie, c'est l'exemple quotidien...
- QUESTION.- Si vous restez Président de la République lundi, comment réagirez-vous ?
- F. MITTERRAND.- Je veux dire par là que ce grave événement me conduit à penser et à dire avec plus de force que jamais que je condamne la politique qui nous a conduits jusque là.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, aujourd'hui les Canaques, le FLNKS, demandent de plus en plus l'indépendance. C'est leur seule revendication. Est-ce qu'il y a matière à dialoguer sur ce thème avec eux ?
- F. MITTERRAND.- C'est difficile, très difficile. Dans les premières conversations que j'ai eues en recevant, comme j'ai reçu tous les autres, les représentants du groupe indépendantiste - je ne sais pas quand c'était, en 1981, 1982 peut-être - la discussion a porté là-dessus. J'en ai été étonné car je ne voyais qu'un aspect absolument intransigeant - je comprends et je respecte l'intransigeance - mais de la part d'une population qui reste minoritaire par -rapport à l'ensemble de la population de la Nouvelle-Calédonie, même si ses droits sont indéniables, affirmer l'indépendance à l'exclusion du droit de tous les autres, cela me paraissait difficilement défendable. J'ai donc combattu, et j'ai continué à le faire pendant les sept ans en question, j'ai toujours contesté cette théorie et j'ai toujours dit aux uns et aux autres : il faut absolument trouver le moyen et donc la traduction juridique et politique qui vous permettront de vivre ensemble sur la même terre £ et cela suppose naturellement le respect des droits de chacun, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire, monsieur Mitterrand, que c'est trop tard ? est-ce que vous redoutez, vous, des risques d'escalade et des difficultés pour le prochain Président de la République, quel qu'il soit ?
- F. MITTERRAND.- Il n'est jamais trop tard. C'est simplement plus difficile, et je veux dire également tout de suite qu'élu ou réélu Président de la République dimanche, je ne perdrai pas de temps. Le choix est entre la continuation de la violence et le retour à la conciliation. Mon choix est fait, c'est la conciliation.
- QUESTION.- Oui, mais le sens de l'histoire, c'est l'indépendance ? Puisqu'on parle de situation coloniale...
- F. MITTERRAND.- On peut débattre de ces choses. Je suis convaincu que s'il n'y avait pas cette situation assez extraordinaire d'une population de plusieurs ethnies ou communautés humaines d'importance comparable sur la même terre, depuis longtemps la Nouvelle-Calédonie serait indépendante. Je veux dire que si elle n'avait été peuplée que de Blancs, ou d'une forte majorité de fils et de filles d'origine européenne, comme en Nouvelle-Zélande par exemple, eh bien la Nouvelle-Calédonie serait indépendante, et s'il y avait comme à Vanuatu une énorme majorité d'originaires, eh bien elle serait également indépendante. Mais c'est le fait de l'histoire qui a voulu que la Nouvelle-Calédonie fût une colonie de peuplement, qui veut qu'aujourd'hui il y a un peu moins, mais quand même comparativement, sur les grandes masses - bien qu'il s'agisse de petits chiffres - 45000, 50000, 60000 de part et d'autre, avec en plus des communautés qui se sont jointes, du Vietnam, etc. De sorte qu'il y a un équilibre ethnique, mais qui interdit d'imaginer que l'une de ces ethnies pourrait maintenir un pouvoir autrement que par la force et vraisemblablement par des répressions sanglantes. Or le devoir de la République française, c'est d'arbitrer tous ces conflits.\
QUESTION.- Et quand les partisans de M. Chirac, tous les jours, expliquent que vous, vous encouragez les indépendantistes Canaques ? Cela, vous le lisez, vous l'entendez comme nous ?
- F. MITTERRAND.- J'encourage leurs droits, la justice. Il est absolument intolérable qu'on leur ait arraché leurs terres, c'est absolument intolérable, laissez-moi vous le dire, qu'on essaie de mortifier leur culture originale. C'est absolument inadmissible qu'ils aient en fait perdu leurs véritables droits politiques. Ils sont opprimés, et moi je n'accepte pas qu'un système colonial puisse subsister dans la France d'aujourd'hui.
- QUESTION.- Mais on dit qu'on leur a distribué des terres depuis 1986 et pas avant.
- F. MITTERRAND.- Ecoutez, vous avez cru ces choses ? Non, vraiment, vous avez cru ces choses ?
- QUESTION.- Je l'ai lu, oui, partout. Est-ce que la Nouvelle-Calédonie ne vit pas actuellement sous une double angoisse ? Ce qu'il faut bien comprendre...
- F. MITTERRAND.- Je vais vous répondre. De 1983 à 1985 l'Office foncier a redistribué 18614 hectares aux Mélanésiens. Donc ceux qui vous ont dit que rien n'a été fait avant ont joué avec votre innocence. Ensuite, de 1987 à maintenant, en 1987 en tout cas, il a été redistribué 7332 hectares aux Mélanésiens, et retenez bien ce que je vous dis, 18275 hectares à des Européens, c'est-à-dire qu'on leur a repris ce qu'on avait cru devoir leur donner. Voilà la vérité.
- QUESTION.- Alors le sentiment qu'ont beaucoup de Caldoches, c'est-à-dire ceux de la communauté qui sont originaires de l'Europe et de France en général, c'est que vous attachez plus d'importance à la défense des droits des Canaques qu'à leur défense à eux, qu'à la défense de leur sécurité. Là aussi, c'est quelque chose que vous entendez dans cette campagne, sûrement.
- F. MITTERRAND.- Bien entendu.
- QUESTION.- Vous avez reçu plus souvent Tjibaou que les Caldoches.
- F. MITTERRAND.- J'ai fait le compte, on me l'avait déjà reproché et je savais que vous alliez me reposer la question. J'ai reçu six fois M. Tjibaou en sept ans et cinq fois les représentants des différentes communautés d'origine européenne. Bon, alors cela s'est trouvé comme cela. Et encore j'ai eu un rendez-vous manqué avec M. Lafleur parce qu'il était malade. Nous n'allons pas entrer dans ces détails.\
`Suite sur la situation sociale en Nouvelle-Calédonie`
- F. MITTERRAND.- Ce que je veux dire, c'est que je considère tout à fait le droit des Caldoches - d'ailleurs le terme est impropre - ...
- QUESTION.- ...Il faut simplifier parce que c'est compliqué.
- F. MITTERRAND.- Simplifions. Je l'ai expliqué dans la lettre a tous les Français que je vous ai écrite. Vous l'avez peut-être lue ?
- QUESTION.- Peut-être, oui, peut-être...
- F. MITTERRAND.- J'ai écrit cela. Ils ont le droit naturellement, né du travail qu'ils ont fait là depuis des générations - c'est leur patrie - d'y rester, d'y vivre, d'y exercer toutes leurs compétences et leurs responsabilités de citoyens. Mais les Canaques aussi ! Or aujourd'hui le système colonial veut que l'ethnie plus minoritaire que l'autre, d'origine européenne, tienne absolument tous les leviers de commande, et surtout les leviers de commande économiques, avec d'énormes fortunes, de grandes propriétés, tandis que la moyenne des propriétés canaques est peut-être d'un hectare, un hectare et demi. Donc il y a dans ce système colonial, injustice grave. L'injustice, si on regarde le terme romain, c'est une forme d'injure à l'égard des Canaques. Si j'observais le phénomène contraire, j'irais tout de suite au secours de la population d'origine européenne.
- QUESTION.- Est-ce qu'on peut éviter la guerre ?
- F. MITTERRAND.- Je l'espère bien, c'est une sorte de guerre civile, aujourd'hui, mais je l'espère bien.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a une solution ?
- F. MITTERRAND.- Naturellement, il y a une solution. Il faut avoir une patience inlassable, discuter avec eux, les réunir. On y était arrivé en 1985, puisque, comme vous le savez, il y a eu des élections régionales en septembre 1985. Tout le monde y a participé. Il y a eu trois régions qui ont été présidées par des indépendantistes ou proches des indépendantistes. Il y a eu la région principale qui a été présidée par un représentant du groupe RPCR et le Congrès était dominé par ce groupe politique-là, ce qui était normal puisque la population qui votait dans ce sens était plus importante. Aux élections législatives de 1986, tout le monde a participé, chacun gérait son coin, il y avait une certaine harmonie.
- QUESTION.- Quand vous dites qu'il faut les réunir, vous pensez qu'on peut faire parler les Canaques, le FLNKS avec les amis de M. Lafleur ?
- F. MITTERRAND.- Il le faudra.
- QUESTION.- Vous avez déjà dans l'esprit le nom du médiateur, si vous l'emportez ?
- F. MITTERRAND.- Non, non. Si je l'avais, je ne le dirais pas.
- QUESTION.- Vous pourriez l'avoir quand même.
- F. MITTERRAND.- Non, je ne l'ai pas mais ce sont des choses auxquelles je pense.
- QUESTION.- Il était normal que nous consacrions autant de temps aux problèmes des otages et de la Nouvelle-Calédonie. Nous nous retrouvons dans un instant avec vous, François Mitterrand.\
QUESTION.- Sans vouloir être inconoclaste, monsieur Mitterrand, si vous perdez, vous savez ce que vous faites ?
- F. MITTERRAND.- A peu près, oui. C'était dans cet -état d'esprit que je me trouvais au début de cette année. Je n'ai retenu l'idée de me présenter, et donc de pouvoir être élu qu'à partir d'un moment assez tardif par -rapport à l'échéance qui s'annonçait devant moi. Donc ma disposition d'esprit, depuis 7 ans, était qu'à partir du mois de mai 1988, je ferais autre chose. Donc j'étais tout à fait préparé.
- QUESTION.- Vous vous êtes présenté pour être élu le 8 mai, pour gagner ou pour faire bouger les choses dans la société française si c'est possible aujourd'hui ?
- F. MITTERRAND.- Pour les faire bouger, il faut d'abord être élu. Lions les deux termes.
- QUESTION.- Justement sans vouloir reprendre la formule de Jean-Pierre Elkabbach, en l'inversant, sans vouloir être complaisant, si vous êtes réélu, vous savez déjà comment vous allez faire pour réaliser l'ouverture puisque vous dites que vous êtes favorable à une certaine ouverture et que les Français, apparemment, eux, y sont favorables.
- F. MITTERRAND.- Est-ce que vous voulez bien poser des questions plus concrètes ?
- QUESTION.- Concrètement, puisque dans votre lettre aux Français vous avez expliqué que si vous êtes réélu, le Premier ministre que vous nommez doit être issu de la majorité présidentielle ?
- F. MITTERRAND.- Je propose un projet. Il est quand même normal, ayant la majorité des français, que je désigne un Premier ministre qui approuve ce projet, et qui l'a défendu.
- QUESTION.- Cela a l'air logique !
- F. MITTERRAND.- Comment "cela a l'air" simplement ? C'est logique. Je veux bien continuer à discuter. Vous avez l'air interdit.
- QUESTION.- Pas du tout. Vous l'avez dit, on l'a entendu le 25 mars. Vous avez apporté des précisions à "L'Evénement du Jeudi". Vous avez dit que vous souhaiteriez des ministres qui...
- F. MITTERRAND.- On se répète un peu.
- QUESTION.- On va plus loin. La classe politique refuse, pour le moment son concours à l'ouverture éventuellement... comment vous la feriez ?
- F. MITTERRAND.- Comment elle refuse son concours ? Qu'est-ce que vous me racontez là ?
- QUESTION.- Faites-nous des confidences...
- F. MITTERRAND.- Je n'ai aucune confidence à vous faire. Nous sommes le 5 mai. Attendez le 9 mai.\
QUESTION.- Dans plusieurs interviews, vous avez l'air de dire que vous ne souhaiteriez pas vous retrouver comme en 1981 avec une majorité socialiste... cela a l'air de vous ennuyer !
- F. MITTERRAND.- Je serais très content sur le -plan personnel.
- QUESTION.- Mais politique ?
- F. MITTERRAND.- J'aime et je suis fidèle à mes amis et en plus, je pense qu'ils le mériteraient. Je ne pense pas qu'on puisse faire reposer durablement une expérience politique sur un malentendu. Or, avec le scrutin majoritaire, le parti le plus fort dispose d'une prime qui lui permet d'avoir beaucoup plus d'élus que le nombre de ses électeurs normalement ne le permettrait. Alors avec 36 % des suffrages, vous pouvez avoir la majorité absolue des députés mais dans le pays, la majorité, c'est 50 % et un peu plus. A partir de là, le parti qui dispose d'une minorité relative la plus forte, qui gouverne et qui a tout en main, se trouve en porte-à-faux par -rapport à l'opinion. C'est un des dangers du scrutin majoritaire que j'aime bien par ailleurs, c'est une autre affaire ! Je veux dire que si ce parti-là - celui-là ou un autre, nous parlons d'une façon générale, faisons pour l'instant du droit constitutionnel - si un parti dispose de la majorité absolue, la sagesse, pour lui, doit consister à en tirer la conclusion qu'il n'est quand même pas majoritaire dans le pays et qu'il doit donc faire appel à d'autres tendances et à d'autres personnes.\
`Suite sur l'action du Président dans l'éventualité de sa réélection`
- QUESTION.- Comment cela se passe justement ?
- F. MITTERRAND.- Comment cela se passera ?...
- QUESTION.- C'est l'hypothèse dont nous parlions.. Alors, dans cette hypothèse, comment les choses se passent, concrètement ?
- F. MITTERRAND.- Je nommerai un Premier ministre, et il constituera un gouvernement. Si moi je suis élu, cela ne veut pas dire que le Parlement sera doté d'une majorité absolue en faveur d'un seul parti, on n'est plus dans l'épure dessinée tout à l'heure par Catherine Nay. Moi, je serai élu pour un certain nombre de raisons, notamment parce que j'aurai reçu le concours de beaucoup de gens, dont mes amis socialistes. J'en tirerai la conclusion que ceux-là, ceux que je viens de citer, auront un droit éminent à m'aider dans mon travail pour former le gouvernement et que, dans ce gouvernement, devront se retrouver un certain nombre de personnalités, pas forcément des parlementaires. Je ne veux pas obéir à l'arithmétique parlementaire, et d'ailleurs, si j'y obéissais, je serais minoritaire. De telle sorte que ce gouvernement aura un visage qui permettra aux Français de penser qu'il y aura une ouverture.
- QUESTION.- Vous donnez l'impression...
- QUESTION.- M. Perronet, M. Durafour, M. Stirn...
- F. MITTERRAND.- Laissez-moi exercer ma fonction.
- QUESTION.- Vous donnez l'impression que le 9 mai est une page blanche et que tout est possible. On commence une nouvelle histoire. C'est comme cela, une présidence ? Une élection ?
- F. MITTERRAND.- Mais non ! C'est une tendance que beaucoup de gens ont, qui consiste à croire que l'histoire commence avec eux. Je ne crois pas cela. Il faut toujours tenir compte du passé et il faut préparer l'avenir, et bien qu'on croie qu'il y a toujours des tranches de vie qui n'ont aucun -rapport entre elles, ce n'est pas vrai, il y a une forme de continuité.
- QUESTION.- On ne passera pas de l'ombre à la lumière ?
- F. MITTERRAND.- On ne passera pas de l'ombre à la lumière, mais vous savez que la dose d'ombre et de soleil fait une belle journée ou une mauvaise. Vous avez repris l'expression de mon ami Jack Lang. Je l'atténue un peu, c'est une question de caractère.
- Je crois qu'on ne peut quand même pas se tromper sur ce qu'est l'ombre et ce qu'est la lumière. Je suis du côté de la lumière autant que possible.\
QUESTION.- L'autre jour, Michel Rocard - il n'y a pas si longtemps, hier matin - avait expliqué qu'une bonne méthode pour l'ouverture serait, par exemple, en dehors des personnalités qui entreraient dans le gouvernement, que le nouveau gouvernement propose un certain nombre de projets de loi susceptibles d'être votés au-delà de la gauche et qui, en quelque sorte, seraient une expérimentation pendant quelques mois £ et que si cette expérimentation réussissait bien, on pourrait imaginer, non plus, comme vous le disiez, l'ouverture à des personnalités, mais peut-être à des formations politiques.
- F. MITTERRAND.- Cela reste à démontrer. Mais c'est quand même peu probable. Je trouve dans ces propos de M. Michel Rocard une intention juste, une volonté d'ouverture que j'approuve. Ce sur quoi je fais une réserve, c'est sur sa traduction parlementaire. La traduction parlementaire est très difficile à trouver dans l'-état présent des choses. Il y a eu des cristallisations, des oppositions, cela fait déjà quelques années - depuis 1986 - que les choses sont comme cela. Les membres de la majorité actuelle, qui se trouveraient minoritaires par -rapport à la majorité présidentielle après le 8 mai, auront un amour-propre légitime, ils ne voudront pas donner le sentiment de changer de bord. Tout cela est compliqué.
- D'autre part, il y a des problèmes de projets. Qu'est-ce qu'on veut faire ? Si on n'est pas d'accord sur ce qu'on veut faire, il ne faut pas travailler, il ne faut pas gouverner ensemble.
- QUESTION.- Votre préférence, M. Mitterrand, si vous êtes réélu, c'est d'aller vers les urnes tout de suite, ou bien est-ce que votre gouvernement présente 7, 8, 9 projets législatifs importants, comme disait Rocard ?
- F. MITTERRAND.- Là-dessus, je suis très pragmatique.
- QUESTION.- Votre préférence personnelle ?
- F. MITTERRAND.- Ce n'est pas un problème, on verra. C'est déjà difficile, la métaphysique. Si l'on doit la transporter à tous les niveaux et notamment sur le point de savoir s'il faut une dissolution, et quand ! Non ? Je fais cela un peu à l'intuition.
- QUESTION.- En 1981, vous le saviez ?
- F. MITTERRAND.- C'était nécessaire, il fallait se dépêcher.
- QUESTION.- Aujourd'hui, non ? ... le 9 mai ?
- F. MITTERRAND.- Il y avait un débat avant. J'avais débattu avec plusieurs de mes amis socialistes, qui étaient partisans que l'Assemblée nationale se déterminât avant de la dissoudre, ou la dissoudre si elle s'était déterminée contre nous. Peut-être que je réagirai comme cela cette fois-ci. Cela dépend, je vais bien voir. Je vais désigner un Premier ministre. Le Premier ministre viendra, il fera son tour d'horizon. S'il me dit : je ne peux pas y arriver, je lui dirai : dissolvons tout de suite et ne perdons pas de temps.\
QUESTION.- Quand Mme Simone Veil dit, dans une radio, tout récemment : non à des ralliements - il faut peut-être des évolutions - mais oui à des coalitions, peut-être à des alliances.
- F. MITTERRAND.- Je comprends son raisonnement, il est d'ailleurs tout à fait honorable. Mais tout cela n'est pas prêt pour le 9 mai. Ce n'est pas prêt dans mon projet, dans mon programme, parce que je tiens compte aussi de la -nature des hommes, des femmes, qui sont là, qui ont, je le répète, un légitime orgueil de ce qu'ils sont ou de ce qu'ils ont fait. Et d'autre part, je ne sens pas la nécessité pressante de m'adresser demain matin à des hommes ou à des femmes qui sont encore dans le "camp" adverse, je dis le camp entre guillemets, nous ne sommes pas en -état de guerre. Mais nous sommes dans une élection présidentielle. Il y en a qui soutiennent le candidat, l'autre. Il y en a qui me soutiennent. Je préfère ceux qui me soutiennent.
- QUESTION.- Vous dites : "venez nous rejoindre" à ceux qui sont encore dans l'autre camp, et aux autres : "acceptez l'ouverture", comme s'il y avait une pédagogie de l'ouverture à faire pour que vos amis socialistes acceptent le devoir de partage.
- F. MITTERRAND.- De toute manière, je dis à ceux qui sont dans l'actuelle majorité, et qui pourraient être tentés de réfléchir, après le 8 mai, je dis : "ne vous eessoufflez pas", on a le temps.
- QUESTION.- Pour dire les choses carrément, est-ce qu'à terme, pas tout de suite mais à terme, est-ce que vous trouveriez que ce serait une bonne chose ou une mauvaise chose qu'il y ait une coalition qui se forme avec les socialistes et, pour les appeler par leur nom, les centristes ? Est-ce qu'à terme cela vous paraît bien pour la France ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ai jamais employé le mot "centriste".
- QUESTION.- Non, c'est moi qui l'ai employé.
- F. MITTERRAND.- Je parle en mon nom, pas au vôtre ! Si on me prenait en défaut - cela m'étonnerait d'ailleurs - ce serait vraiment par mégarde de ma part, parce que c'est un peu entré dans le langage commun £ mais - je ne répondrai pas à votre question d'une façon qui pourrait vous satisfaire - je considère que mon dernier devoir est de mettre en oeuvre le projet sur lequel je me suis présenté, et il ne s'agit pas d'abandonner celles et ceux qui me font confiance pour aller chercher ceux qui ne m'ont pas fait confiance. Je fais simplement confiance au temps, aux évolutions et à la recomposition évidente du paysage politique qui se produira par le seul fait de ma réélection.\
QUESTION.- Moi, j'ai remarqué quelque chose, c'est que vous n'attaquez jamais la personne de Jean-Marie Le Pen.
- F. MITTERRAND.- Je vous ai entendu dire cela, l'autre jour, vous avez eu la gentillesse de dire que j'attaquais l'idéologie.
- QUESTION.- Alors que Jacques Chirac...
- F. MITTERRAND.- Mais pas sa personne.
- Chacun a sa spécialité. Il y a des gens qui s'attaquent toujours aux personnes, l'actuel Premier ministre. Moi je ne m'attaque jamais aux personnes.
- QUESTION.- Dans le cas présent, c'est parce qu'il vous rend plutôt service.
- F. MITTERRAND.- Il me rend service ? Je crois qu'il ne rend pas service à la France. Mais la personne de Jean-Marie Le Pen ? Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vu de loin, c'est un homme de talent, capable de mobiliser un bon nombre de Francais et de Françaises, qui se trouvent accepter son idéologie, sans la partager, pour des raisons sociales générales, ou de malaise psychologique, ou de difficultés de vivre dans la France d'aujourd'hui, où la crise est sérieuse. Il a du talent, il a réussi à se faire comprendre et entendre. Je n'ai pas à juger ses moeurs, je ne les connais pas £ je ne peux pas donner une opinion sur sa physionomie. Je dis simplement que je combats cette personne parce qu'elle représente, elle défend des idées qui me paraissent détestables, qui me paraissent redoutables, et avec lesquelles je ne composerai pas.
- QUESTION.- Comment peut-on l'arrêter ?
- QUESTION.- Vous avez dit dans une interview que, pour réduire le Front national, il faut que s'atténuent, disparaissent les causes de ce phénomène, les difficultés sociales, et vous, si vous êtes réélu, vous pensez atténuer ces causes-là en combien de temps ?
- F. MITTERRAND.- J'ai employé cette expression ailleurs : cela devrait être les grands travaux de ce nouveau septennat que de s'attaquer à ce type de problèmes. J'ai remarqué qu'un certain nombre de localités où vivent de grandes masses, où il y a des gens entassés, où il y a une certaine classe ouvrière, connaissent les problèmes de l'immigration. Je vais vous citer Herouville Saint Clair près de Caen, Orly près de Paris, Oullins dans la banlieue de Lyon. Je pourrais vous trouver d'autres exemples, Alençon, dans la partie qui correspond à la définition que je viens de vous donner, où l'avance du Front national est la plus faible, alors que toutes les conditions apparentes d'un succès étaient réunies. C'est parce que ces municipalités là, qui sont de diverses sortes d'ailleurs, se sont attaquées avec plus d'efficacité que d'autres aux problèmes de la vie quotidienne, les transports, le logement, les espaces verts, le voisinage.
- QUESTION.- C'est-à-dire le socialisme, comme vous le dite à Jean Daniel dans l'Observateur et à Robert Schneider, aujourd'hui, c'est changer la ville.
- F. MITTERRAND.- Oui, et j'ai ajouté : changer la ville, c'est une façon de changer la vie.\
QUESTION.- Réciproquement, monsieur Mitterrand, on a vu des percées importantes de Jean-Marie Le Pen dans des régions où il n'y avait pas de problèmes particuliers, ni de chômage, ni de sécurité, ni d'immigration, ce qui tend à prouver que le phénomène ne peut pas se réduire à des explications sociales. Il y a peut être autre chose et si oui quoi ?
- F. MITTERRAND.- Là, vous ajoutez un élément supplémentaire auquel je dois réfléchir. Il est possible qu'il y ait des gens disposés à adopter une idéologie de ce type qui est une idéologie d'exclusion, on a déjà vu cela se produire en Europe. Mais quand même les éléments principaux de notre analyse doivent remonter à la réalité des stratifications sociales, les grandes périodes de chômage en Europe ont produit des mouvements de ce type.
- QUESTION.- Quand vous voyez Jean-Marie Le Pen suggérer qu'il pourrait y avoir une autre explication, qui était l'absence de valeurs dans le débat, c'est-à-dire le fait que des thèmes comme la famille, ou la patrie, ou le travail, l'effort, etc, n'étaient pas perceptibles dans le discours...
- F. MITTERRAND.- Mais j'emploie constamment le rappel à l'effort, constamment, c'est ma philosophie profonde, constamment, je le dis.
- La patrie, tout de même, on m'a même quelquefois reproché d'en user et d'en abuser. Moi, je la sens comme vous, sûrement, je la sens dans mes veines, je n'ai même pas besoin d'en parler. J'en suis l'expression.
- Le travail, moi j'ai beaucoup travaillé, j'aime beaucoup travailler, qu'est-ce que vous voulez que je dise. Je pense que la France ne s'en tirera que si elle travaille, je ne dirai pas plus, mais mieux.
- QUESTION.- Il n'y aura plus de ministre du temps libre ?
- F. MITTERRAND.- Vous croyez me poser une colle ?
- QUESTION.- Non, je vous pose une question.
- F. MITTERRAND.- Croyez-moi, dans la société moderne le problème de la flexibilité du temps, du rythme du travail pour les parents, comme du rythme scolaire pour les enfants, c'est une donnée capitale et l'idée d'un ministre du temps libre est une idée riche d'avenir.\
QUESTION.- On a eu l'impression dans certaines régions notamment que s'il y avait des Français qui étaient très motivés par l'idée de l'Europe, il y avait des Français qui avaient l'air d'avoir peur de l'Europe et peur pour eux-mêmes.
- F. MITTERRAND.- C'est une observation qui mérite vraiment examen. J'ai fait la même. Il me semble que dans une campagne très européenne, celle que j'ai menée, mais je n'ai pas été le seul, à la limite un certain nombre de Français se sont dit : c'est un projet de telle envergure, en si peu de temps, d'ici le 31 décembre 1992, une partie, une fraction de ces 320 millions d'habitants en Europe aura libre circulation, des personnes, des biens, des capitaux. Une libre installation de médecin, qui peut aller habiter à Hanovre, mais aussi venir à Dax s'il est Allemand, ou bien en Grèce, ou bien en Irlande. Est-ce qu'on va tenir le coup, car on a un peu le sentiment et on n'a pas tort, que notre industrie, que nos entreprises - il y en d'excellentes - ne sont pas assez outillées pour supporter cette concurrence. Alors, il y a certains réflexes de défense créés, il faut y prendre garde, mais cela doit être une raison supplémentaire pour appeler à l'effort, à l'effort de modernisation.\
QUESTION.- Est-ce que je peux vous poser la dernière question ?
- C'est probablement la dernière grande émission politique que vous faites d'ici à dimanche ou lundi, que vous soyez battu dimanche soir, ou réélu Président de la République. Et si vous êtes réélu, dans trois jours, vous serez le premier Président de la Vème République dans cette situation.
- F. MITTERRAND.- Vous pouvez même dire de toutes les Républiques.
- QUESTION.- Le Général de Gaulle a été réélu...
- F. MITTERRAND.- Pas au suffrage universel, mais il aurait été réélu au suffrage universel.
- QUESTION.- Vous aurez une liberté absolue, monsieur Mitterrand. Devant qui vous vous sentirez responsable ?
- Est-ce que vous promettez ce soir, avant de nous quitter, que si c'est le cas, ce ne sera pas le pouvoir absolu d'un seul, qui sera à l'Elysée ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ai pas besoin de vous le promettre. Et vous vous trompez. Ce ne sera pas une liberté absolue. La France est un composé de pouvoirs et de contre-pouvoirs multiples, les centres de décisions sont extrêmement diversifiés, et heureusement. C'est d'ailleurs toute ma théorie politique : tout pouvoir sans contrôle et sans contre-pouvoirs est un pouvoir abusif, fatalement, quelles que soient la nature, la bonne volonté des hommes qui servent ce pouvoir. Il faut donc qu'on trouve dans les institutions les garanties que vous demandez et je veillerai à ce que les institutions soient de plus en plus décentralisées, à ce que les pouvoirs soient dotés de contre-pouvoirs y compris sur le -plan audiovisuel pour que l'Etat - je suis à la tête de l'Etat, je continuerai de l'être si je suis réélu - ne puisse jamais abuser de ce qu'il est.
- QUESTION.- Est-ce que vous ne craignez pas chez vos partisans une déification de François Mitterrand ?
- F. MITTERRAND.- Enfin, écoutez, vous me faites rire ! Vous regardez trop le "bêbête show"...
- QUESTION.- Ou le mensuel "Globe".
- F. MITTERRAND.- Non, c'est très sympathique, "Globe", et le "bêbête show" aussi.
- QUESTION.- Vous ne le redoutez pas ?
- F. MITTERRAND.- Non, aucunement. Je ne me sens pas inspiré par je ne sais quel culte de la personnalité. Je connais la relativité des choses. Mais si j'aime qu'on m'aime, bien, il ne faut pas m'en vouloir.
- QUESTION.- Merci, monsieur Mitterrand. Vous n'avez pas le trac d'ici à dimanche ?
- F. MITTERRAND.- Pas du tout.\