20 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Réponse de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, au questionnaire du journal "Le Monde", le 20 avril 1988, sur la politique de l'emploi, la politique salariale et fiscale, le rôle de l'Etat.

Plus que jamais l'emploi demeure au coeur de la politique économique que le gouvernement formé au lendemain de l'élection présidentielle aura à mettre en oeuvre. Je n'accepte pas l'idée que l'on pourrait s'accommoder d'un chômage croissant ou se résigner aux phénomènes d'exclusion qui en résultent.
- De 1981 à 1986, des succès incontestables ont été remportés par les gouvernements de Pierre Mauroy et Laurent Fabius : l'inflation a été brisée, les marges des entreprises redressées, l'investissement industriel relancé à partir de 1984, l'évolution des prélèvements obligatoires inversée, les paiements extérieurs rééquilibrés avant qu'ils ne rechutent en 1987. Ainsi les conditions d'une amélioration de l'emploi étaient réunies. L'emploi s'est stabilisé à partir du deuxième semestre de 1985 et cette stabilisation, combinée au traitement social du chômage, a permis de faire reculer le nombre des demandeurs d'emploi en 1985 pour la première fois depuis 1969.
- Mais sur l'ensemble de la période, le chômage a augmenté. Depuis quinze ans, aucun gouvernement n'est parvenu à dominer ce problème. J'y vois deux raisons : le retard mis par notre pays à se moderniser et par nos entreprises à s'adapter à l'évolution de la demande mondiale £ les déséquilibres des paiements courants qui ont progressivement bloqué la croissance en Europe.\
QUESTION.- Construction européenne : le marché unique européen, qui permettra aux hommes et aux biens de circuler sans entrave aux frontières, est-il réalisable, comme prévu, au 1er janvier 1993 ? Compte tenu des bouleversements qu'il implique (fiscalité, concurrence...), est-il souhaitable de le réaliser dans un temps aussi court, notamment en ce qui concerne la TVA ?
- Que proposez-vous par ailleurs pour faire progresser la construction de l'Europe, notamment monétaire ?
- F. MITTERRAND.- L'Europe connaît aujourd'hui un paradoxe. D'un côté la République fédérale d'Allemagne dégage un excédent d'épargne qui s'investit pour partie hors d'Europe, de l'autre, les pays qui recèlent des potentialités de croissance se voient limités dans leurs investissements. Cette contradiction ne se résoudra pas en procédant à des ajustements monétaires, comme la Communauté européenne le fait depuis trop longtemps.
- La croissance nécessaire à l'amélioration de l'emploi est aujourd'hui indissociable de l'avancée de la construction européenne. C'est dans cet esprit qu'a été décidée en décembre 1985 la création d'un marché unique européen. C'est à partir de cette ambition que devra s'ordonner la politique économique du prochain gouvernement.
- Les déséquilibres des paiements courants traduisent des différences de structures économiques. Prenons-en acte pour mobiliser les excédents d'épargne et élever le niveau des investissements. J'engagerai à cette fin les discussions avec nos partenaires pour fixer les modalités et les étapes devant conduire à la mutation de l'écu en monnaie de réserve et à la création d'une banque européenne des banques centrales. Il conviendra dans un premier temps de parvenir à une politique monétaire commune face au dollar et au yen et de développer les emprunts privés en écus.
- La réussite de cette négociation exige de notre part une volonté sans faille d'assurer la stabilité économique et en premier lieu la stabilité monétaire.
- La suppression des contrôles des prix, du crédit et des changes et la libéralisation des marchés financiers, largement engagée en mars 1986 et poursuivie après, sont aujourd'hui achevées. J'inviterai le gouvernement à consolider la désignation. La voie est désormais dégagée pour que les entreprises accélèrent leur modernisation.\
QUESTION.- Formation et emploi : comment lutter efficacement contre le chômage alors que beaucoup de recettes ont fait faillite et que le traitement social a trouvé ses limites ? Est-il inéluctable de rester avec un nombre élevé et incompressible de chômeurs ? Comment allez-vous traduire concrètement la priorité à la formation ? Par un effort accru de l'Etat ? Par une augmentation de la contribution obligatoire des entreprises ? Par une plus forte prise en charge des régions ?
- F. MITTERRAND.- Quels sont les moyens d'une croissance créatrice d'emplois ? J'en retiens quatre :
- 1 - L'investissement économique en équipements, en recherche et en réseaux commerciaux. Il faut l'encourager par des incitations fiscales à l'investissement, crédit d'impôt ou réduction de l'impôt sur les sociétés lorsque les bénéfices sont réinvestis. De même doit être stimulée la création d'entreprises en rétablissant l'exonération fiscale pendant les cinq premières années.
- Pour la recherche civile, à côté du crédit d'impôt institué en 1983, nous devons accroître l'effort public, gravement amputé en 1986, et qui, en francs constants, a à peine retrouvé son niveau d'alors.
- Le redressement du taux d'épargne des entreprises et l'appel au marché assureront un financement sain par renforcement des fonds propres. Il est temps que la Bourse redevienne le lieu où l'épargne s'investit pour créer et bâtir. L'arrêt des privatisations lui redonnera un nouveau souffle.
- 2 - L'investissement éducatif constitue le second moyen. Une loi de programmation définira les objectifs destinés à moderniser les enseignements, revaloriser la fonction enseignante, adapter les équipements. 15 à 16 milliards de plus y seront consacrés à l'horizon de 1992. Il ne faudra pas hésiter à comprimer les autres dépenses de l'Etat pour imposer cette priorité.
- Parallèlement, le gouvernement invitera les partenaires sociaux à dresser le bilan des mesures prises ces dernières années en faveur des jeunes, de la reconversion des salariés licenciés et des chômeurs de longue durée. Des formations adaptées doivent leur donner une seconde chance. La création d'un crédit formation en sera l'instrument ainsi que la réforme des congés de conversion.
- 3 - L'investissement social est inséparable des deux premiers. La modernisation ne peut se faire sans y associer étroitement les salariés, ouvriers, employés, techniciens, cadres, sans mobiliser leurs compétences et leurs connaissances. "Bien maîtrisé, le changement technologique est rentable, écrit le Président de BSN, Antoine Riboud, dans son rapport au Premier ministre. Mal maîtrisé, il est ruineux. Entre ces deux situations, ce sont les hommes qui font la différence". Voilà de quoi faire vivre les lois Auroux en s'appuyant sur la complémentarité entre le droit d'expression directe des salariés et la négociation collective. Le gouvernement devra également inciter les partenaires sociaux à débattre pour mettre en place un examen paritaire des licenciements économiques.\
`Suite sur les moyens d'une croissance créatrice d'emplois`
- 4 - L'investissement européen est le quatrième et dernier facteur de croissance, sans doute le plus nouveau. L'ensemble des pays européens souffre d'un niveau insuffisant d'investissements productifs. En fait les déséquilibres des paiements au sein de la Communauté interdisent à nos pays d'agir indépendamment les uns des autres.
- Le chacun pour soi, qui a freiné jusqu'ici le développement d'une industrie européenne dans les secteurs stratégiques, n'est plus de mise.
- Ariane, Airbus, Eurotunnel, Eurêka : quand des pays ou des entreprises unissent leurs efforts, ils inscrivent de grands succès à l'actif de l'Europe tout entière. Ils nous montrent la voie à suivre. Les projets ne manquent pas : TGV européens, autoroute transeuropéenne, réseau européen de fibres optiques à grand débit, industrie des supra-conducteurs, industrie de la technologie médicale, télévision haute définition, Eurêka de l'audiovisuel...
- Initiatives publiques et initiatives privées doivent s'épauler. Encourageons-les sans les enfermer dans des carcans administratifs, fussent-ils communautaires. Apportons-leur les moyens financiers, mobilisons l'épargne européenne en développant les emprunts en écus publics et privés.
- QUESTION.- Commerce extérieur et compétitivité : les déséquilibres du commerce extérieur et des paiements courants de la France vous inquiètent-ils ? Pourquoi ? Appellent-ils des mesures nouvelles ? Lesquelles ?
- F. MITTERRAND.- Tout cela `investissement économique, éducatif, social et européen` suffira-t-il à redresser notre solde industriel qui s'est gravement dégradé depuis deux ans ? Je le pense à condition que notre monnaie soit solide. Ce qui exige à la fois rigueur financière et justice sociale. Les allègements d'impôts au bénéfice des plus fortunés ont contribué à relancer en 1987 la consommation de biens importés de haute gamme. Du côté des exportations il est indispensable que nos entreprises accroissent leur présence dans le commerce courant sur les marchés européens, américain, et japonais, en portant une attention plus soutenue à la qualité des produits et à leur commercialisation. Nous avons réussi à redresser notre compétitivité-prix. Il nous faut maintenant gagner la bataille de la compétitivité-qualité. Les pouvoirs publics peuvent y aider par des mesures fiscales appropriées.\
QUESTION.- Salaires, revenus et pouvoir d'achat : comment assurer le maintien du pouvoir d'achat des salaires sans relancer l'inflation et sans rétablir l'indexation sur les prix ? Faut-il développer l'individualisation des rémunérations, répartir autrement les gains de productivité, récompenser les performances individuelles ou collectives ? L'Etat doit-il encore avoir une politique des revenus ? Faut-il modifier le SMIC ?
- F. MITTERRAND.- Des -fruits de la modernisation, les salariés doivent avoir une juste part. La désindexation a permis de casser l'inflation tout en préservant le pouvoir d'achat. Il faut poursuivre dans cette voie.
- Il appartient aux partenaires sociaux de débattre du partage des gains de productivité et, à l'intérieur de la masse salariale, de la répartition entre le pouvoir d'achat, le temps de travail et l'emploi. La rémunération des performances est légitime, mais elle doit se faire selon des modalités transparentes et acceptées par tous. Ne laissons pas se réinstaller l'arbitraire, préférons-lui la négociation.
- Le SMIC fait partie d'un bloc d'acquis sociaux que j'entends défendre et préserver, dans son principe comme dans ses modalités de calcul, qui assurent le maintien du pouvoir d'achat et la participation des salariés les plus modestes au développement économique de la Nation. Les entreprises les plus performantes sont aussi celles qui offrent les meilleures qualifications. Ce n'est pas en supprimant le SMIC qu'elles y sont parvenues.
- Un rapport établi annuellement par le Plan en liaison avec le CERC permettra au gouvernement de suivre l'évolution de toutes les catégories de revenus et de vérifier que l'équité dans la répartition de l'effort est correctement assurée.\
QUESTION.- Fiscalité et budget : si l'on met à part le problème des cotisations sociales, trouvez-vous que les impôts sont trop lourds en France ? Si vous deviez les réduire auxquels donneriez-vous la priorité : aux impôts sur les entreprises ou aux impôts sur les ménages ? Quelle forme et quelle ampleur prendraient ces réductions ? Modifierez-vous, et comment, la fiscalité du patrimoine (droits de succession, droits de mutation, taxes foncières, plus-values...), qui est, en France, plus lourde globalement que dans la plupart des pays industrialisés ?
- Sur quelles dépenses publiques précises feriez-vous des économies ?
- F. MITTERRAND.- Le gouvernement devra dégager les moyens budgétaires nécessaires au financement de la formation, de la recherche et de l'aide fiscale à l'investissement et à la création d'entreprise. Je lui demanderai de le faire en respectant deux orientations.
- En premier lieu, j'entends poursuivre l'objectif, que j'ai fixé en septembre 1983, de baisse des prélèvements obligatoires. J'en connais la difficulté, il suffit de constater que la réduction obtenue en 1985 et 1986 a été en-deça de l'objectif fixé. Mais sans l'effort de Laurent Fabius et de Pierre Bérégovoy, les prélèvements auraient continué à augmenter comme cela a été le cas en 1987.
- En second lieu, je crois nécessaire de réduire autant qu'il est possible le déficit budgétaire afin d'alléger la pression sur les taux d'intérêt. Là réside, en effet, l'une des sources d'économies dont nous avons besoin. La baisse des taux permettrait d'alléger la charge de la dette et celle des bonifications. Cette orientation est évidemment incompatible avec des promesses d'allègements fiscaux tous azimuts. Je demanderai au gouvernement de procéder à une mise à plat de façon à savoir d'où l'on part pour tracer une perspective budgétaire jusqu'à l'horizon 1992.
- Pour ma part, je retiens pour notre politique fiscale deux priorités. La première découle du marché unique européen : elle nous impose d'harmoniser progressivement les taux de TVA, mais aussi de muscler par des incitations fiscales notre appareil de production.
- La seconde est liée à la justice dans la répartition de l'effort : le rétablissement de l'impôt sur les grandes fortunes, qui concerne 100000 foyers fiscaux, manifestera la solidarité des plus riches avec les plus démunis. Ne seraient concernés en effet que les titulaires de patrimoines supérieurs à 4 millions de francs, bien au-delà de la valeur de la résidence principale et de la résidence secondaire de la très grande majorité des Français. Contrairement à certaines affirmations, l'IGF n'est nullement incompatible avec l'harmonisation fiscale européenne.\
QUESTION.- Protection sociale : comment assurer le retour à un équilibre durable du régime général de sécurité sociale sans recourir tous les six mois à un plan de sauvetage basé sur des hausses de cotisations ? Que proposez-vous pour venir à bout du déficit structurel de l'assurance-veillesse ? Quelle mesure immédiate allez-vous prendre pour éviter le lourd déficit de cette branche qui se profile au second semestre ? Une contribution sur tous les revenus ? Faut-il réformer la Sécurité sociale ?
- F. MITTERRAND.- Un "état des lieux" précis devra être fait sur la situation financière de la Sécurité sociale, qui est préoccupante.
- Ma conviction est qu'il ne faut pas se précipiter sur des augmentations de cotisations sociales tant que toutes les économies que permet une bonne gestion n'ont pas été recherchées. A l'inverse, il ne serait pas raisonnable de réduire les cotisations actuelles, dont certaines viennent à échéance le 30 juin. A cette double condition, l'équilibre de trésorerie du régime général (toutes branches confondues) n'est pas hors d'atteinte cette année.
- Quant au régime vieillesse, j'ai dit à la suite de tous les experts, que son équilibre démographique n'était pas en cause avant 2005. Par contre, nous avons à nous préoccuper de son financement au cours des prochaines années. Le Conseil économique et social en est saisi. Son rapport adopté, le gouvernement ouvrira des négociations avec les partenaires sociaux. Je les sais soucieux de préserver le niveau des retraites. Je crois qu'on peut faire confiance à leur esprit de responsabilité.\
QUESTION.- L'Etat et l'industrie : l'Etat doit-il s'intéresser spécifiquement à l'industrie ou ne plus prendre de mesures que générales concernant toutes les entreprises ? Quel peut-être son rôle vis-à-vis des différents secteurs de l'industrie ? Que faire des entreprises nationalisées dans l'industrie, des banques et des autres secteurs (transports, P et T...) ?
- F. MITTERRAND.- Notre économie est aujourd'hui en meilleur -état qu'en 1981. Nous nous trouvons devant une situation nouvelle qui nécessite une politique nouvelle. Je viens d'en développer les orientations et d'en préciser les moyens. Hier, le laissez-aller rendait nécessaire une intervention énergique de l'Etat pour redresser des groupes industriels et financiers qui étaient pour la plupart en péril, pour casser l'inflation et apporter un soutien à l'économie.
- Aujourd'hui, les entreprises sont assez fortes pour affronter le marché et être stimulées par la concurrence. La liberté est facteur du progrès, mais la liberté n'est pas le libéralisme. Ce dernier n'aura été que l'alibi d'une concentration sans précédent du pouvoir politique, économique, médiatique entre les mains d'une poignée d'hommes.
- C'est ainsi que furent créés les "noyaux durs" qui verrouillent le pouvoir des groupes privatisés sans leur apporter des actionnaires suffisamment puissants et motivés pour assurer leur développement à long terme.
- Face à la compétition que le marché unique va rendre plus dure, nous devons consacrer toutes les ressources du pays à la modernisation et à la création des entreprises nouvelles. C'est pourquoi je souhaite éviter les querelles stériles au pays. D'ici à 1993, je l'ai déjà dit, il n'y aura ni nouvelles privatisations ni renationalisations.
- Initiative publique et initiative privée sont complémentaires. Ne perdons pas un temps précieux à les opposer. L'économie française est mixte, ce n'est pas d'aujourd'hui. Elle n'est pas la seule, même si l'intervention de l'Etat prend des formes différentes aux Etats-Unis ou en RFA de ce qu'elle est chez nous.
- Plaidant pour l'économie mixte, je ne crains pas les accusations de dirigisme. Chacun sait qui a respecté la liberté des entreprises et qui aujourd'hui s'immisce dans leurs décisions stratégiques et leur donne des ordres, qui a donné aux entreprises publiques l'autonomie de gestion et qui a resserré la tutelle. Je demanderai au gouvernement de garantir cette autonomie, en séparant mieux qu'hier les entreprises publiques de l'administration.
- En définitive, le rôle de l'Etat en matière économique se résume à une idée maîtresse : la préférence pour le long terme.\