19 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à France-Inter le 19 avril 1988, sur ses propositions, notamment en matière d'imposition, d'immigration et de construction européenne.

M. DENOYAN.- Monsieur Mitterrand, bonsoir. Nous sommes heureux de vous accueillir, ici, à France-inter, à 5 jours du premier tour, c'est donc la dernière ligne droite, les derniers moments pour préciser ses orientations, se faire comprendre £ or, vous lisez la presse, vous écoutez la radio, la télévision et vous avez pu constater que certaines critiques vous sont adressées, on qualifie de floues vos propositons et d'ambigüe votre démarche...
- M. MITTERRAND.- Ca dépend par qui...
- M. DENOYAN.- Mais nous allons en parler dans quelques instants.
- Alors, si vous en êtes d'accord, on va d'ailleurs en parler avec Roger Gicquel, Pierre Le Marc, Gabriel Milési et moi-même, en vous demandant ce qui a motivé brusquement cette accélération de la campagne ? On a l'impression que les choses, dans la dernière semaine, se précipitent. Vous êtes beaucoup plus présent, vous montez au créneau, comme l'on dit. Est-ce dû à ce que certains appellent un tassement dans les sondages ou ce que d'autres appellent un désarroi dans votre électorat ?
- M. MITTERRAND.- Un tassement dans mes sondages, je pense que beaucoup de candidats souhaiteraient avoir ce type de tassement ! Deuxièmement, non, il n'y a pas d'affolement particulier, simplement l'élection se rapproche, nous sommes, comme vous venez de le dire, dans la dernière semaine avant le premier tour et il est normal d'être davantage présent dans le débat.
- M. LE MARC.- Oui, vos adversaires ont fait connaître leur projet, vous avez fait connaître le vôtre, or à quelques jours du scrutin une large fraction de l'opinion semble n'avoir pas fait son choix, comment vous expliquez-vous ces hésitations ? M. MITTERRAND.- Je crois qu'il serait utile que vous leur posiez la question.
- M. LE MARC.- Pourquoi les Français doutent-ils, pourquoi ne choisissent-ils pas un candidat ?
- M. MITTERRAND.- Je ne pense pas que ce soit juste, il y a une certaine proportion de Français qui hésitent encore.
- M. LE MARC.- Importante, 20 % à peu près !
- M. MITTERRAND.- D'après ce que disent les sondages ? Eh bien, vous faites bien de me l'apprendre ! Je crois qu'il y a encore du travail à faire.
- M. GICQUEL.- De tribune en tribune, le face-à-face M. Chirac, M. Mitterrand a déjà commencé finalement...
- M. MITTERRAND.- Moi, je ne comprends pas ce que vous dites.
- M. GICQUEL.- On entend des choses se dire de tribune à tribune qui ne sont pas toujours agréables. Etes-vous disposé à un vrai face-à-face à la télévision, comme M. Chirac vous le demande avec beaucoup d'insistance ? Et si oui, selon quelles règles nouvelles, puisque l'on murmure qu'il y aurait possiblement des règles nouvelles ? M. MITTERRAND.- Monsieur Gicquel, je ne sais pas de quoi vous me parlez ! Car au nom de quoi un candidat qui n'est pas assuré d'être présent au deuxième tour, poserait-il déjà des conditions et inviterait-il à des dialogues ? Moi, je suis prêt à engager un débat et un dialogue avec le candidat que j'aurai en face de moi, au deuxième tour du scrutin. Mais je ne sais pas lequel il sera !
- M. GICQUEL.- Ah ! Ca peut être M. Barre ! M. MITTERRAND.- Ca peut être quiconque, je n'ai pas à choisir. Bien entendu, il y a des indications des sondages et je ne les ignore pas. Mais je trouve que par -rapport aux autres candidats, c'est peut-être un peu d'outrecuidance que de se proposer seul à engager le dialogue avec le candidat que je suis.
- M. DENOYAN.- Dans ces invectives que l'on entend lors de ce premier tour.
- M. MITTERRAND.- Invectives ? Moi, je ne prononce pas d'invectives.
- M. DENOYAN.- Non, mais je veux dire il y a d'autres...
- M. MITTERRAND.- Il ne faut pas se renvoyer dos à dos, monsieur.
- M. DENOYAN.- Que pensez-vous du ton de cette campagne ?
- M. MITTERRAND.- Je trouve qu'il y a des candidats qui s'égarent, chacun selon son tempérament ou ses moeurs.\
M. MILESI.- Je voulais vous demander quelques précisions, puisque vous avez dit souhaiter rétablir l'impôt sur la fortune, je pense que l'on en parlera plus en détail tout à l'heure, mais pourrait-on, déjà, avoir quelques détails du contenu de cet impôt ?
- M. MITTERRAND.- Je vous en prie, je suis prêt à répondre à vos questions.
- M. MILESI.- Alors, est-ce que, par exemple, la résidence principale sera exonérée de l'impôt ?
- M. MITTERRAND.- Il ne faut pas élargir la base qui correspondait à l'impôt sur les grandes fortunes, des années précédentes. Il faut donc tenir compte de l'inflation et donc ajuster £ cela regardera le gouvernement, il ne faut pas trop confondre les rôles, la base d'imposition aux réalités économiques nouvelles. Et comme je viens de dire qu'il ne fallait pas aggraver, il faut donc tourner autour des mêmes ou à peu près les mêmes - bien entendu des situations ont pu changer - je parle du même nombre, d'environ 100 à 110000 foyers fiscaux sur 23 millions. Je ne compte donc pas entrer dans le détail de vos questions mais être extrêmement précis sur le fait que je n'entends pas, après discussion avec le futur gouvernement, puisque c'est lui qui proposera au Parlement, élargir la base. M. MILESI.- Le nombre change en fonction du champ d'application de cet impôt, si la résidence principale...
- M. MITTERRAND.- Naturellement... j'entends préserver à peu près la base qui avait été établie il y a quelques années.
- M. GICQUEL.- 4 millions de francs...
- M. MITTERRAND.- Ecoutez ! Vraiment vous posez des questions qu'un député poserait à un Premier ministre dans un débat parlementaire. Mais ce chiffre me paraît raisonnable.
- M. DENOYAN.- Vous n'avez pas le sentiment comme le redoutent certains de vos adversaires, de vos concurrents, de faire fuir un certain nombre de capitaux nécessaires à l'investissement dans les entreprises ?
- M. M. MITTERRAND.- Non, je ne le crois pas. Non, non, je ne le crois pas du tout. Je crois que c'est juste, ce type d'impôt existe en Allemagne, en Suisse, ce ne sont pas des pays qui ont oublié les règles d'un système capitaliste. Et un autre type d'impôt, mais quand même du même ordre, existe aux Etats-Unis d'Amérique, cela fait-il fuir les capitaux dans ces trois pays ? Et pourquoi est-ce que les Français manqueraient de sens civique ? Pourquoi auraient-ils moins de sens civique que les Allemands, les Suisses ou les Américains ? Je répète : 100 à 110000 foyers fiscaux sur 23 millions, cela me paraît juste.\
`Suite sur l'impôt sur les grandes fortunes`
- M. MITTERRAND.- Il est normal que les plus fortunés viennent à l'aide des moins fortunés.
- M. DENOYAN.- C'est l'objectif de cet impôt ?
- M. MITTERRAND.- Comme vous le savez, je souhaite que la destination principale de cet impôt aille vers la création d'un revenu minimum garanti d'insertion sociale, vers ceux que l'on appelle les "nouveaux pauvres", disons vers la plus grande pauvreté. Ceux qui ont le plus, doivent aider ceux qui ont le moins ou ceux qui n'ont rien du tout.
- M. GICQUEL.- N'y a-t-il pas d'autres moyens de financer ce revenu minimum ou ce revenu d'insertion ?
- M. MITTERRAND.- Mais pourquoi se priver de ce revenu-là ? Pourquoi se priver du rendement de cet impôt ? qui ne sera d'ailleurs pas tout à fait suffisant, si l'on en juge par les statistiques : quel est le nombre de ces "nouveaux pauvres", j'emploie l'expression généralement employée, 500000, 600000, il est vraisemblable que cette allocation, ce revenu minimum garanti d'insertion sociale, car il y a un problème de dignité, pas simplement un problème de secours, d'assistance, devrait représenter quand même, peut-être, 9 milliards de francs, alors que l'impôt sur les grandes fortunes, plus certaines dispositions - mais nous n'allons pas rentrer dans les détails - touchant les bons anonymes, ne peuvent pas rapporter plus de 6 milliards ou un petit peu plus, donc il faudra un complément budgétaire.
- M. MILESI.- Monsieur le Président, la différence en France c'est que 15 % des contribuables paient 65 % de l'impôt sur le revenu, en ajoutant l'impôt sur les grandes fortunes, ce sera à peu près les mêmes contribuables qui vont être touchés, ne craignez-vous pas de faire porter tout le poids de la solidarité sur une toute petite fraction des Français ?
- M. MITTERRAND.- Il faut faire de cet impôt-là, tout ce qui touche aux revenus, car il y a quand même bien d'autres formes d'impôt... Michel Rocard avait fait des propositions intéressantes sur ce sujet pour éviter la surcharge des mêmes. Mais, enfin, les mesures qui ont été prises par les gouvernements précédents, avaient atteint de telles exemptions de l'impôt sur le revenu pour quelques 9 millions de foyers fiscaux, ce gouvernement en a ajouté un peu plus d'un million, si bien qu'aujourd'hui il y a plus de 10 millions sur les 23 millions, dont j'ai déjà parlé, qui sont exemptés de l'impôt sur le revenu, c'est vrai. Mais, enfin, vous savez que les mesures qui ont été prises en faveur des plus riches, à la fois l'amnistie, ce sont des impôts pour l'argent qui revenait de l'étranger, qui était indûment expédié à l'étranger. Les tranches qui ont été abaissées jusqu'à 56 %, on parle même dans certains milieux aujourd'hui de les rabaisser encore, si l'on gagnait les élections, jusqu'à 50 %. Toutes ces mesures font que les plus riches ne sont pas quand même les plus à plaindre.\
M. DENOYAN.- Mais vous êtes toujours à la diminution des prélèvements obligatoires, vous aviez dit il y a 3 ans ou 4 ans qu'il fallait aller dans ce sens-là ?
- M. MITTERRAND.- J'y suis tout à fait favorable. D'ailleurs je suis le seul à l'avoir obtenu, peut-être pas autant que je l'aurais voulu. Car j'avais demandé la réduction de 1 % des prélèvements obligatoires, c'est-à-dire impôts et charges sociales.
- Et je me suis aperçu, au bout d'une année, qu'en réalité la réduction n'avait été que de 0,2 - 0,3 %, enfin il y avait eu arrêt, c'était le premier cran d'arrêt depuis 1973, les charges ont augmenté de près de 1 % chaque année, tout le temps £ et l'on vient de battre le record, là, cette année, pour 1987 - les derniers comptes que nous connaissons, sont 87 - on vient de battre le record avec quelques 44,8 % du produit intérieur brut. Il faut arrêter cela, naturellement.
- Promettre, comme cela vient d'être fait par d'autres, par des candidats, de baisser de 1 % pendant 10 ans, ça je n'y crois vraiment pas ! Même si ce serait naturellement souhaitable. J'y crois d'autant plus qu'il y a une sorte d'accord avec les entreprises pour ne pas alourdir les cotisations sociales des entreprises, si bien que cela serait supporté presque entièrement par les individus, par les personnes.
- Je ne crois pas. Mais il faut absolument aller, d'ici 1992, vers une réduction sensible. Nous y serons de toute façon contraints, car l'harmonisation de la TVA nous mènera, dans les conditions qu'il faudra négocier et négocier durement, sans quoi notre système fiscal risque d'être profondément bouleversé, il va y avoir baisse de cet impôt. On ne peut pas tout baisser à la fois, naturellement.
- M. DENOYAN.- Là, ça va poser un sacré problème à l'Etat, puisque où allez-vous trouver les ressources pour faire marcher la Maison, si j'ose dire !
- M. MITTERRAND.- Sûrement, sûrement...
- M. DENOYAN.- Il faut renégocier ou négocier ?
- M. MITTERRAND.- Pas renégocier, puisque ce n'est pas encore en cause. Mais l'harmonisation, comme il se trouve que les taux français sont supérieurs aux autres, en tous cas à la moyenne européenne, nous amènera certainement à réduire les taux de la TVA £ pour éviter un désastre financier, du côté du Trésor, cela devrait être négocié.\
M. LE MARC.- Vous avez évoqué, monsieur le Président, la question du vote des immigrés. Ne peut-on pas vous reprocher d'avoir fait un usage tactique d'un problème sérieux et grave ?
- M. MITTERRAND.- Mais il semble que l'exploitation tactique de cette réflexion qui figure dans ma "Lettre à tous les Français", cette simple petite note sous ma plume a eu beaucoup de variations tactiques en face, puisque l'on a prétendu que j'avais proposé cette mesure, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Je dis : malheureusement, parce que j'exprime ma pensée.
- Mais je l'avais proposée en 1981, c'était la 80ème proposition des 110 que j'avais exprimées à l'époque.
- J'ai constaté que notre société n'était pas prête à recevoir cette proposition, de la même façon qu'on avait pu le faire en Angleterre, en Hollande ou dans les pays scandinaves où ces mesures existent. Cela heurte, en effet, l'immense majorité des Français. Eh bien, je prends les choses comme elles sont et je suis intervenu sur un -plan, comme je l'ai dit, pédagogique, pour que les Français réfléchissent à cela, mais je ne l'ai pas proposée.
- Vous dites : c'est tactique. Votre appréciation est naturellement libre...
- M. LE MARC.- Je m'interroge...
- M. DENOYAN.- Il y en a certains qui le disent.
- M. MITTERRAND.- Est-ce que vous croyez qu'il n'est pas plus tactique de n'en rien dire de la part des autres ou de vouloir exploiter indûment ce qui est une réflexion personnelle ?
- J'ajoute que nous avons été nombreux à faire des propositions dans ce sens. J'ai cité, l'autre jour, le candidat de l'Etat-RPR...
- M. DENOYAN.- Vous dites "l'Etat-RPR"...
- M. MITTERRAND.- ... qui avait en 1979 et en 1980 proposé une mesure de ce genre, en demandant le droit de vote pour les immigrés, les étrangers qui se trouvent en France et qui seraient depuis au moins 5 ans en France pour participation aux élections municipales. Donc, ça a été proposé par des gens très différents. Je ne doute pas de la largeur d'esprit des candidats à la Présidence de la République, je doute simplement de leur constance dans leurs propositions.
- M. LE MARC.- Que pensez-vous des réticences exprimées par Charles Hernu et Jean Poperen, expriment-elles des réserves qui existent au sein du parti socialiste ?
- M. MITTERRAND.- Ce sont des réserves qui existent dans la société française et ils interprètent l'-état d'esprit actuel de la société française. Il ne s'agit pas de violenter cette société, il s'agit d'expliquer.
- M. DENOYAN.- Alors, sur ce problème des immigrés, on a vu un...
- M. MITTERRAND.- ... mais je ne l'ai pas proposé, mais il est quand même extraordinaire que, entendant dire à droite et à gauche, mais surtout à droite : "vous ne proposez rien " et on passe son temps à discuter le moindre mot que j'exprime. Alors que dans la "Lettre aux Français", que j'ai écrite, il y a quelques soixante-dix propositions ou initiatives extrêmement concrètes et dont cinquante-et-une qui figurent en annexe de cette lettre, il suffit de vous y reporter.\
M. DENOYAN.- Sur l'immigration et la place des immigrés dans la société française, il y a un parti politique qui, depuis quelques années, ne cesse de grossir sur ces thèmes-là, le Front national. Ce qui prouve bien qu'il y a un véritable problème de l'immigration, quand même, dans la société française.
- Comment pensez-vous le résoudre ? Et comment faire évoluer les Français à travers le problème de l'immigration ?
- M. MITTERRAND.- Mais, sans aucun doute, ce problème est le lieu majeur de toutes les confusions politiques. Car il faut distinguer : d'abord, il y a la situation des enfants d'immigrés qui naissent sur notre sol, d'une façon un peu trop générale, on les appelle "beurs", bien que ce soit une appellation particulière à certaines origines nationales, ce sont ceux qui sont nés sur notre sol. Ceux-là, d'après le droit français très ancien, puisqu'il remonte à la Monarchie française, sont Français, c'est le droit du sol.
- Cela remonte, je le répète, à la Monarchie et cela a toujours été respecté par les Républiques, il y a eu un seul manquement, cela a été pendant l'Occupation allemande en France, pendant la dernière guerre mondiale.
- Ce code de la nationalité, par -rapport au droit du sol, on naît sur notre sol, on naît Français et si l'on a le droit de choisir plus tard, à 18 ans, si l'on ne veut pas être Français, c'est-à-dire si l'on veut récupérer la nationalité des parents venus d'ailleurs, il faut le dire. Si on ne dit rien, on reste Français. C'est le premier point. Ce sont des gens qui sont Français, ce ne sont pas des immigrés...
- La deuxième catégorie...
- M. DENOYAN.- Et vous souhaitez que ça reste ainsi ?
- M. MITTERRAND.- Absolument... c'est-à-dire qu'il n'était absolument pas nécessaire de ce point de vue-là de réformer le code de la nationalité.
- La deuxième catégorie, ce sont les immigrés qui demandent à devenir Français, les étrangers qui veulent être naturalisés Français. Là, il y a des procédures tout à fait traditionnelles, c'est l'administration française qui s'en occupe, elle est d'ailleurs assez compliquée, comme toute administration, les conditions posées sont multiples... Ca se passe, même, dans des conditions qui ne sont pas toujours très agréables pour ceux qui demandent à devenir Français, c'est quelquefois même un peu humiliant, ça pourrait s'améliorer. Mais, on accepte ou on refuse, c'est l'administration, en vérité, qui le fait. Si elle refuse, ils ne sont pas Français. Si on accepte, ils sont Français, le problème ne se pose plus. En somme, le problème véritable, au fond de la conscience des Français, se pose par -rapport aux immigrés qui ne sont pas Français et qui n'aspirent pas à le devenir, la masse des immigrés. Ces immigrés se divisent encore en deux catégories : il y a ceux qui sont venus clandestinement £ et puis ceux qui sont venus là régulièrement, qui ont un contrat de travail, qui ont une carte de séjour. Il faut distinguer ceux qui sont venus clandestinement, il faut qu'ils rentrent chez eux. Il faut le faire humainement, mais il faut le faire, car notre société ne permet pas que l'on vienne de partout clandestinement.\
M. MITTERRAND.- `Suite sur l'immigration`
- Pour ceux qui sont là dotés d'un contrat de travail et d'une carte de séjour, ils doivent disposer des droits des travailleurs français dans le domaine social, et puis c'est tout.
- M. GICQUEL.- Oui, mais, alors, pour ceux-là justement le problème reste entier de leur participation à la vie publique locale...
- M. MITTERRAND.- C'est la question que vous m'avez posée pour commencer... bien que je pense que nous en sommes, je crois, après 18 minutes de conversation et vous me centrez sur ce problème fort important, certes, mais qui n'est quand même qu'un élément parmi d'autres, d'autant plus qu'aucun parti politique important ne propose, à l'heure actuelle, une mesure tendant au droit de vote des immigrés, même pas moi, comme vous le voyez.
- Mais vous avez posé le problème de fond, monsieur Gicquel, sur lequel je vous rejoins tout à fait. Le problème est de savoir s'il y aura une certaine catégorie de gens vivant parmi nous, avec nous, 5 ans, 10 ans, 15 ans, 25 ans et dont les enfants qui vont à l'école, dont les femmes qui vont au marché, même ils ont un logement quand ils en ont un... il y a une rue qui arrive devant ce logement, il y a l'électricité, il y a l'eau, il y a quelquefois le téléphone et ils n'ont pas le droit d'exprimer un avis, c'est donc une sous-population. Il est normal que des gens honnêtes et scrupuleux, à l'esprit démocratique, se posent le problème, d'une façon ou d'une autre il faudra bien que leur avis soit entendu.
- Alors, il y a des municipalités, qui ne sont pas toutes de gauche, qui ont fait des tentatives, qui ont dit : "On va faire voter les étrangers présents sur la commune, de sorte qu'ils aient au moins non pas une représentation au conseil municipal, puisqu'ils ne sont pas élus de la même façon - et puis il se pose des problèmes de droit et même des problèmes constitutionnels pour résoudre ces problèmes - mais au moins ils seront là, ils pourront conseiller le conseil municipal.\
M. LE MARC.- Comment expliquez-vous, monsieur le Président, qu'une partie de l'électorat de la gauche soit attirée par le Front national ? Et est-ce qu'un meeting, comme celui de Marseille, vous inquiète ?
- M. MITTERRAND.- Je vois que vous ne me posez pas la question : "Comment se fait-il qu'une partie de l'électorat de droite soit attirée par le Front national ?"
- M. LE MARC.- Oui, mais peut-être que pour vous la question ne se pose pas ! Vous êtes un candidat de gauche.
- M. MITTERRAND.- Pour vous, il paraît naturel qu'une certaine extrême droite française qui est installée dans quelques partis, notamment le RPR, hésite entre les deux partis qui, sur ce terrain de l'immigration, souvent étaient des partis jumeaux.
- Puisque, quand ils ont démarré, rappelez-vous, dans l'élection de Dreux qui est très significative, ils n'ont pas hésité à mettre par terre une municipalité socialiste, sous l'incrimination d'avoir... eh bien, il y avait trop d'immigrés à Dreux. Il n'y en avait pas plus qu'au cours des années précédentes. Mais c'est comme cela ! Donc, ils ont engagé une campagne un peu avec des relents racistes, à l'époque, tous ensemble.
- Alors c'est normal qu'il y ait des électeurs qui passent facilement de l'un à l'autre. Mais votre question, c'était : Pourquoi y a-t-il des électeurs de gauche ?...
- M. LE MARC.- Oui, d'une autre sensibilité, qui ne devraient pas être attirés par ce genre de thème ?
- M. MITTERRAND.- naturellement. Je pense que c'est le malheur, la difficulté du logement, les bas salaires, la révolte, quoi ! La révolte incite à choisir des extrêmes.
- M. DENOYAN.- Vous avez dit, monsieur le Président, en parlant du RPR, ce parti d'extrême droite. Vous considérez véritablement le RPR comme un parti d'extrême droite ?
- M. MITTERRAND.- Non, non, non.. Ne prenez pas sa défense, il est assez grand pour le faire tout seul...
- M. DENOYAN.- Non, mais je vous pose la question...
- M. MITTERRAND.- Mais ce que je veux dire, non, ce n'est pas du tout cela ... où était la majorité des électeurs du Front national ? Ils étaient là. Et comme ils ont mené des campagnes ensemble avant qu'il y ait la distinction des partis, notamment à Dreux, qui me sert d'élection-référence, pour démontrer qu'il fallait mettre les socialistes dehors en les accusant d'avoir non pas des faiblesses, mais de supporter l'immigration dans le territoire de la commune, ils sont encore sur la lancée.
- Il y a un certain milieu de ces partis qui est interchangeable. On va chez l'un ou l'on va chez l'autre. Alors, ils se croient souvent obligés de faire de la surenchère. C'est tout ce que j'ai dit. Mais je ne porte pas de jugement sur l'ensemble des électeurs de ce parti.\
M. DENOYAN.- On a un peu le sentiment - et vous devez quand même le partager - que les électeurs de Jean-Marie Le Pen auront un peu la clé de l'Elysée pour le deuxième tour ?
- M. MITTERRAND.- Non, je ne le crois pas. Non, je ne le crois pas.
- M. GICQUEL.- On dit qu'il faudrait qu'au moins un quart des gens qui ont voté pour M. Le Pen...
- M. MITTERRAND.- Je ne sais pas où en sont vos calculs... mais je ne le crois pas. Personnellement, je pense que c'est un raisonnement, en effet...
- M. DENOYAN.- Que vous entendez...
- M. MITTERRAND.- Que les candidats conservateurs se posent, qu'ils résoudront à leur manière. Mais, moi, je ne me pose pas ce genre de problème.
- M. LE MARC.- Cette clé, monsieur le Président, c'est l'électorat centriste ?
- M. MITTERRAND.- Je ne sais pas ! On verra bien ! Une élection présidentielle, c'est d'abord un rapport de forces électorales évident et ceux qui disposent de troupes nombreuses et bien organisées ont naturellement l'avantage. Mais il y a aussi et heureusement le poids des personnes. Le peuple français est capable de faire confiance à des personnes, sans forcément s'en tenir à des étiquettes politiques. Et, moi, je ne sais pas ce que sera la décision du peuple français le 8 mai.\
M. DENOYAN.- Dans vos discours, monsieur le Président, se dégagent trois grands objectifs :
- Une plus grande solidarité entre les Français.
- Une politique ambitieuse pour l'éducation et la formation des jeunes, débouchant, autant qu'on le pourrait, vers un emploi.
- Et la construction européenne.
- Echappons-nous un instant des problèmes hexagonaux pour venir sur la construction européenne.
- Comment la voyez-vous ?... puisque vous pensez qu'une partie de notre avenir passe par l'évolution de l'Europe, de sa construction, sur, au moins, deux points : sur sa monnaie qui est un point essentiel pour qu'elle avance sur le -plan d'une meilleure gestion économique.
- sur sa défense. C'est un point, vous le savez, qui est largement controversé dans cette campagne.
- M. MITTERRAND.- Je crois que ce serait intéressant que vous puissiez, à mesure que nous allons parler ensemble, morceler un peu votre question très vaste sans quoi vous m'obligeriez à faire deux discours... et il paraît que les discours, à la radio, sont très mal supportés...
- M. DENOYAN.- Tout à fait !.. Vous avez raison.
- M. MITTERRAND.- D'abord, je tiens à vous féliciter parce que, vous, vous avez lu mes propositions. Vous avez fort bien relevé, parmi les sept grandes orientations que je dessine pour la France, après le 8 mai 88, trois d'entre elles sur lesquelles vous avez insisté,
- la solidarité, c'est-à-dire la cohésion sociale.
- l'éducation et la formation à la base de beaucoup de choses, notamment du développement de notre économie... parce qu'il y a des aspects humains qui comptent dans notre esprit comme dans le mien, dans l'éducation et dans la formation.
- Enfin, l'Europe. Si vous voulez bien, nous allons centrer notre conversation sur ces trois points... il y en a d'autres... j'ai parlé du désarmement, j'ai parlé du tiers monde... j'ai parlé de la culture et j'ai parlé des institutions... mais laissons cela de côté...
- M. DENOYAN.- ... Si vous en êtes d'accord, nous parlerons des institutions tout à l'heure.
- M. MITTERRAND.- Mon projet comporte cinq grandes orientations, vous en avez choisi trois, je suis d'accord. Maintenant, engagez la discussion sur ce point, et si vous voulez.\
M. DENOYAN.- Sur la construction européenne, comment voyez-vous les choses évoluer ? Pensez-vous qu'il faudrait faire évoluer l'institution européenne ? Est-ce que cela passe par un renforcement des pouvoirs de l'Assemblée européenne ? Faut-il un Président ? Quel est le moteur qui pourrait faire en sorte que cette Europe avance ?
- M. MITTERRAND.- Vous l'avez certainement lu dans ma Lettre puisque cela y est... il y a beaucoup de propositions sur ce sujet, extrêmement concrètes £ des initiatives qui n'ont pas été proposées par d'autres mais il est normal que vous me les fassiez répéter ici puisque nous parlons aux Français. Il ne s'agit pas d'une sorte de dialogue simplement à nous deux.
- J'ai proposé, en effet, que les institutions européennes soient renforcées. Quelles sont ces institutions ?
- Elles sont, tout d'abord, le Conseil européen. Le Conseil européen qui réunit les chefs d'Etat et de gouvernement des douze pays de la Communauté et qui procède par présidence tournante selon les règles de l'alphabet. C'est-à-dire que préside tel pays dont le nom commence par "E", ensuite, c'est un pays dont le nom commence par "F", etc., etc. Six mois, c'est court.
- J'ai moi-même présidé, en 1984, pendant le temps qui était accordé à la France parce que c'était la lettre "F" qui venait à son tour, tous les six mois - maintenant, nous sommes douze, à l'époque, nous étions dix - c'est dire que c'est un morcellement de la direction.
- On a essayé de parer à cette difficulté en désignant une sorte de triade £ le Président qui venait de cesser ses fonctions, donc le pays £ le pays donc le Président qui allait assumer la présidence et puis, celui qui viendrait ensuite. Ces trois hommes ou femmes doivent être conduits à donner à cette construction européenne une certaine unité de vues, au moins sur un an et demi, c'est déjà mieux ! Je pense que le meilleur moyen serait d'allonger la durée de présidence pour chaque pays et si cela paraît long à attendre pour le douzième pays que son tour ne revienne, je suis d'accord pour choisir une personnalité, - si on peut le faire - qui assure une présidence permanente pour un temps donné.
- On vient de parler de la présidence, on peut aussi parler de l'Assemblée et du Parlement... je peux parler très longtemps sur ce sujet.
- M. BRIGOULEIX.- Comment peut-on démocratiser encore ces institutions européennes ?...
- M. MITTERRAND.- En donnant plus de pouvoirs au Parlement. Il ne faut pas oublier le rôle de la Commission qui doit être davantage responsable et, en plus, c'est elle qui fait un travail considérable. Il faut que le Parlement ait davantage de compétences et pas simplement des avis facultatifs.\
M. BRIGOULEIX.- Ce Président de la Communauté européenne, - si c'était une personnalité - comment le verriez-vous ? Doté de quels pouvoirs ? seulement celui de symboliser.
- M. MITTERRAND.- Dans un point de départ, cela ne peut être que cela, la continuité de la présidence, sur le -plan purement matériel, ordre du jour, débats, ce qui est important - le dernier Sommet européen de Bruxelles a été déterminant puisqu'il a permis le financement des années qui nous séparent du grand Marché européen de 1992 - si le Chancelier Kohl qui présidait, - c'était le tour de l'Allemagne - n'avait pas aussi bien présidé qu'il a présidé, - il a fort bien présidé - nous aurions échoué £... donc, comme il n'agissait pas d'autorité, il agissait comme Président du Conseil européen, pas spécialement comme Chancelier allemand, cela prouve que c'est une bonne méthode déjà, mais il vaudrait mieux... ce n'est pas mûr...\
M. BRIGOULEIX.- Gilbert Denoyan évoquait à l'instant deux domaines qui sont un peu les attributs traditionnels d'un Etat et, peut-être, un jour, des futurs Etats-Unis d'Europe, c'est-à-dire la monnaie et la Défense.
- Dans le domaine monétaire, vous avez l'impression qu'on peut avancer rapidement, parce que les Allemands n'ont pas l'air très enthousiastes ?
- M. MITTERRAND.- Il le faut !.. Les Allemands ne sont pas enthousiastes £ ils ont beaucoup résisté, ils ont même prêché le progrès, mais ils ont bougé. Vous avez entendu M. Genscher, ministre des affaires étrangères, prendre position pour une véritable monnaie commune, qui pourrait gérer cette monnaie £ c'est déjà un progrès £ vous avez entendu le Chancelier Kohl exprimer une opinion qui, peu à peu, a épousé celle que je viens de dire de M. Genscher. Vous avez également entendu le Président de la Banque fédérale allemande, M. Poehl, prendre une position un peu plus adoucie qu'elle ne l'était au début. Les Allemands, qui sont ceux qui résistent le plus, sont aujourd'hui en situation de négocier ce progrès-là.
- M. BRIGOULEIX.- Est-ce que, d'un autre côté, cela ne supposerait pas qu'on change les structures de la Banque de France pour la rendre plus comparable à la Bundesbank ?
- M. MITTERRAND.- Certains, du côté allemand, l'auraient bien souhaité pour que la Banque de France jouisse d'un statut comparable à celui de la Banque fédérale allemande qui, comme vous le savez, est très indépendante du gouvernement. Je ne pense pas que cela puisse être accepté. Il faut tenir bon sur ce terrain-là... on arrivera, croyez-moi, car il y a une bonne volonté réciproque, à un accord.
- M. BRIGOULEIX.- Pourquoi, en France, ne peut-on donner davantage d'indépendance à la Banque de France ?
- M. MITTERRAND.- C'est une question de choix, chacun choisit comme il veut.
- M. DENOYAN.- Ce serait un abandon de souveraineté pour vous ?
- M. MITTERRAND.- Je pense que c'est le gouvernement qui représente à travers le Parlement.
- M. BRIGOULEIX.- Parce que le système allemand prouve que cela marche très bien.
- M. MITTERRAND.- C'est la conception allemande... moi, ce n'est pas la mienne.
- M. DENOYAN.- Le deuxième point, sur cette avancée européenne, c'est la Défense.
- M. MITTERRAND.- Les Allemands ont un système fédéral, ils ont donc des Länder £ à travers ces régions, il y a des pouvoirs décentralisés considérables. La Banque Centrale a un rôle qui ne serait pas identique à celui de la Banque de France.\
M. DENOYAN.- Monsieur Mitterrand, le deuxième point sur cette avancée significative qui pourrait être celle de l'Europe... il y a les problèmes de défense.
- M. MITTERRAND.- Vous avez raison ! Il y en a d'autres.
- M. DENOYAN.- Il y en a d'autres... mais on en a choisi...
- M. MITTERRAND.- Eurêka, c'est très important !
- M. DENOYAN.- On ne peut pas tout dire et parler de tout. Sur la Défense, vous avez déjà avancé un certain nombre de choses. Sur la coopération franco-allemande, pensez-vous qu'il faut aller plus loin et comment ?
- M. MITTERRAND.- Je pense que oui. Je pense aussi que c'est difficile parce que les Douze pays de la Communauté ne jouissent pas du même statut. Plus de 40 ans après la dernière guerre mondiale, l'Europe est encore l'Europe de Yalta, c'est-à-dire l'Europe coupée en deux. Les pays qui étaient dans les deux camps opposés, pendant la dernière guerre mondiale, - selon qu'ils étaient dans le camp des vainqueurs ou le camp des vaincus - n'ont pas la même situation.
- Sur les Douze, vous avez un pays, l'Irlande, qui est un pays neutre, il ne peut pas prendre part. Vous avez un pays, l'Allemagne, qui se trouve en situation particulière puisqu'elle n'a pas accès, - il y a un certain nombre d'accords sur lesquels je ne reviendrai pas, de décisions de l'après-guerre -, elle ne dispose pas de la possibilité de l'emploi ni de la décision dans le domaine nucléaire. Vous avez aussi la Grande-Bretagne qui dispose d'un armement nucléaire mais qui est liée très étroitement à l'armement américain. La France dispose d'une stratégie autonome de caractère nucléaire, la stratégie de dissuasion. Les situations sont un peu différentes. Pour ne pas parler de la Grèce qui a les yeux tournés davantage vers l'Orient de l'Europe. Tout cela fait que c'est difficile mais il faut tout de même le faire.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur la défense européenne`
- Il faut commencer comme on peut commencer £ après tout, le grand drame a été le duel, le conflit franco-allemand £ la réconciliation, c'était celle-là qu'il fallait d'abord opérer et l'Europe n'a été possible qu'à partir de cette réconciliation.
- J'ai pris part, moi-même, d'ailleurs, aux premiers moments historiques de cette réconciliation qui a commencé au Congrès de La Haye, lorsque j'étais jeune député, en 1948. J'ai constamment suivi cette trace-là £ donc, la réconciliation, ce qui a été fait par Robert Schuman, par Jean Monnet, par Adenauer, par Gaspéri et par quelques autres £ 20 ans après le Traité de l'Elysée - qui, lui, a été signé en 1963 par le Chancelier Adenauer et par le Général de Gaulle - ce Traité avait prévu des dispositions de caractère militaire, de concertation militaire et d'une sorte d'harmonisation des actions militaires mais cet article-là était resté en déshérence et, donc, 20 ans plus tard, avec le Chancelier Kohl, nous l'avons remis à l'ordre du jour et nous avons donné un sens, un contenu à cet accord signé par de Gaulle et Adenauer.
- Entre 83 et 88, sur ces 5 années, de nouveaux progrès ont été accomplis puisque nous avons des officiers qui participent à des stages en commun, qui sont formés en commun, puisque nous avons des manoeuvres qui ont lieu sur le terrain... les dernières étaient en Bavière... en commun.
- M. DENOYAN.- Une Brigade.
- M. MITTERRAND.- Cela a donné naissance à une Brigade franco-allemande de 4000 hommes avec des commandements imbriqués, actuellement commandement français £ puisque nous avons également décidé la création d'un Conseil franco-allemand où participent les dirigeants de ces pays, pas simplement les techniciens de ces pays, il y a un progrès, mais il y a encore beaucoup de choses à faire.
- M. DENOYAN.- Faut-il y amener les Anglais ?\
M. MITTERRAND.- Et il ne faut pas oublier qu'à côté de cela, il y a l'Alliance atlantique et que l'Alliance atlantique est un autre pilier de notre sécurité, a la préférence de la plupart des pays de la Communauté lorsqu'on pose, en termes antagonistes, et on a tort, l'Alliance atlantique et la tentative des noyaux d'armées européennes, de défense, de sécurité commune de l'Europe. On a tort de les opposer, mais c'est dans l'esprit de certains !
- Vous avez aussi l'Union de l'Europe occidentale où sept pays prennent part mais manquent quelques-uns des grands pays comme l'Espagne.
- M. BRIGOULEIX.- Le démantèlement des euromissiles de l'Alliance atlantique, c'est-à-dire américains, à votre avis, est-ce plutôt une chance pour cette réflexion sur une défense européenne commune ?
- M. MITTERRAND.- Naturellement !
- M. BRIGOULEIX.- Parce qu'en même temps, cela modifie peut-être le rôle des fusées françaises qui se trouvent un peu en première ligne ?
- M. MITTERRAND.- On n'en est pas encore là, car il s'agit d'une négociation entre Russes et Américains. Cette négociation entre Russes et Américains, au fond, a commencé, sans être une vraie négociation, - c'est une sorte de dialectique -, en 1979 lorsque les Russes ont commencé d'installer sur leur territoire puis, ensuite, sur des territoires de l'Europe de l'Est, - je grossis le trait - les SS 20, c'est-à-dire les fusées capables de franchir 4500 kilomètres avec une grande précision et de détruire, en l'espace d'un quart d'heure, tous les dispositifs militaires de l'Europe occidentale du nord de la Norvège au sud de l'Italie. Nous étions à portée de feu nucléaire, pas les Américains, puisque ces fusées ne pouvaient pas traverser l'Atlantique. La question qui se posait tout de suite était : ces armes-là sont destinées à qui ? Et comme la France a une force nucléaire, on pouvait penser que la France pouvait être un des objectifs des SS 20.
- C'est à ce moment-là que j'ai dit, - j'ai approuvé les décisions qui avaient dit : "si les Soviétiques maintiennent ces armes et même les multiplient, dans 4 ans, nous ferons comme eux, nous installerons sur le sol européen des armes américaines capables, non pas de faire exactement la même chose car les Pershing 2 ne font que 1800 kilomètres mais elles ont tout de même une très grande précision. C'est ce que je suis allé dire à Bonn, devant le Parlement allemand, en 1983.
- J'inverse le raisonnement : puisque cela a réussi et que, finalement, les Soviétiques ont préféré renoncer à leurs SS20, missiles de croisière aussi, ont préféré renoncer à ce type d'armes pour ne pas être menacés quant à leur territoire national, à ce moment-là, il est normal que chacun fasse la même chose. On avait armé, il faut désarmer. Voilà pourquoi j'ai approuvé et largement approuvé l'accord de Washington entre Reagan et Gorbatchev.\
M. LE MARC.- Vous expliquez, dans votre Lettre, que le Premier ministre s'est aligné sur vos positions en matière de défense et de politique étrangère.
- M. MITTERRAND.- Ce n'est pas exactement comme cela, monsieur.
- J'ai cité trois cas où la nouvelle majorité, pas spécialement le Premier ministre, avait pris des positions extrêmement tranchées qui risquaient de provoquer un conflit interdisant toute forme de cohabitation - la majorité - et cette opposition devenue majorité était donc en mesure d'essayer d'imposer sa loi et, naturellement, le Premier ministre était le porte-parole £ c'était vrai du Tchad, c'était vrai d'une certaine conception de notre stratégie de dissuasion quant à l'emploi de ce qu'on appelle les armes tactiques et, comme vous le savez, c'était également vrai du désarmement.
- J'ai relevé ces trois points et je me suis aperçu qu'au fond il y avait le problème, à l'époque, qui se situait pour ce qu'on appelle "la Guerre des étoiles" où cette ancienne opposition devenue majorité avait demandé que la France participe à cette "Guerre des étoiles", j'avais refusé. Il pouvait y avoir choc. Il n'y a pas eu choc, c'est tout ce que j'ai dit. J'ai maintenu ma position, elle a donc été admise par tous.\
M. LE MARC.- Le Parti socialiste souhaite réduire les crédits militaires. Michel Rocard a confirmé qu'il était possible que la loi de programmation soit remise en chantier. Y aura-t-il une révision de ce côté-là ?
- M. MITTERRAND.- Les socialistes sont mes amis. Je suis moi-même socialiste et j'ai longtemps dirigé leur parti. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, je ne suis pas le candidat d'un parti, je ne m'exprime pas, depuis que j'ai été élu Président de la République, en 1981, je ne me suis jamais exprimé au nom d'un parti, je ne commencerai pas ce soir.
- M. LE MARC.- Michel Rocard est votre porte-parole.
- M. MITTERRAND.- Michel Rocard est un homme de valeur qui a naturellement beaucoup de choses à dire.\
M. GICQUEL.- Monsieur le Président, l'actualité nous montre, en politique étrangère, un enchevêtrement d'événements avec, d'une part, l'intervention américaine d'hier dans le conflit Iran - Irak, en tout cas, dans le Golfe persique et il y a, d'autre part, entre Israël et les Palestiniens les conflits que l'on sait, l'assassinat que l'on sait `assassinat à Tunis, le 16 avril, du numéro deux du Fath, Abou Jihad` et qui est pratiquement reconnu. La France a-t-elle abandonné le rôle qu'elle a toujours voulu jouer, l'ambition un peu modératrice dans cette région du monde ? Quelle est la politique à mener vis-à-vis de l'Irak et de l'Iran ? Et quelle est la politique à mener vis-à-vis d'Israël ?
- M. MITTERRAND.- La France a toujours, en effet, affirmé une présence, davantage dans le Proche-Orient que dans le Moyen-Orient. La tradition de notre diplomatie, nos relations avec les Echelles du Levant, à travers les siècles, on fait qu'il existe toute une population, au Liban notamment, où la culture française est la culture prédominante. En ce qui concerne la naissance d'Israël, la France a été un des pays à reconnaître la naissance de ce nouvel Etat.
- M. GICQUEL.- Que l'on va célébrer dans 48 heures.
- M. MITTERRAND.- Vous avez raison de le rappeler. Le premier Etat qui a fait cette reconnaissance, - c'est intéressant pour notre conversation -, c'est l'Union soviétique, depuis déjà 40 ans, c'est comme cela !...
- J'ai dit mon mot comme mes prédécesseurs dans ce conflit soit violent, soit larvé qui oppose Israël et les pays arabes. Je suis allé, - j'ai été le premier chef d'Etat français à le faire - en Israël et je me suis adressé au peuple d'Israël de la tribune de la Knesset c'est-à-dire du Parlement israélien et j'ai développé un certain nombre d'idées dont une, naturellement, n'avait pas manqué de frapper mes auditeurs, c'est-à-dire que le droit des Palestiniens à disposer d'une patrie sur le sol de laquelle ils édifieraient les structures de leur choix. Cela n'a pas été très bien reçu sur le moment et ensuite, cela a été très bien compris £ mais j'étais venu en ami d'Israël et je suis resté l'ami d'Israël.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur le conflit israélo-arabe`
- Il faut absolument que chacun de ces partenaires fasse un effort sur lui-même sans quoi ils vont s'engager dans une guerre dont aucun ne tirera jamais avantage.
- C'est pourquoi j'ai proposé - je suis le premier à l'avoir fait il y a quelques années - la réunion d'une conférence internationale pour étudier le problème du Proche-Orient qui serait fondée sur la réunion des pays intéressés et surtout la présence des cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui sont, comme vous le savez, l'Union soviétique, les Etats-Unis d'Amérique, l'Angleterre, la France et la Chine.
- Je pense que c'est au sein d'une conférence internationale de ce genre, que les partenaires, adversaires et ennemis pourraient enfin se rencontrer et débattre de ce qui les intéresse. Au fond, des négociations bilatérales à l'intérieur d'une conférence multilatérale, c'est le seul moyen d'y parvenir. Je regrette qu'on ne m'écoute pas parce que vous voyez comme les choses se passent !
- M. DENOYAN.- Justement, monsieur Mitterrand, est-ce que, ce qu'on appelle "la guerre des pierres", en Cisjordanie, n'éloigne un peu cette conférence internationale ?
- M. MITTERRAND.- Naturellement ! Les Américains étaient à la veille d'accepter le principe de cette conférence, Israël s'est durci et les Américains sont plus hésitants, c'est vrai ! Cela a empêché ce progrès. Cela a peut-être été organisé pour cela ? je n'en sais rien ! Car il y a aussi des fauteurs de violence.
- Quant à l'Iran et à l'Irak, nous sommes...
- M. DENOYAN.- Vous pensez peut-être à l'assassinat du leader de l'OLP `Abou Jihad` ?
- M. MITTERRAND.- Je n'ai pas d'informations particulières. Il semble que, depuis quelques jours, il y ait même, non pas des aveux, mais une sorte de...
- M. DENOYAN.- reconnaissance.
- M. MITTERRAND.- Moi, je lis les journaux, je n'en sais rien !... de toute manière, ce sont des actes absolument intolérables que je condamne parce que cela ne fait qu'aggraver les choses... qu'on n'attende pas de moi la moindre approbation.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur les problèmes du Moyen-Orient`
- En ce qui concerne l'Iran - l'Irak, c'est un problème différent où la France, en principe, devrait être moins intéressée, - je veux dire en tant que nation car en tant qu'homme, comment ne pas trouver affreuse cette guerre qui a déjà tué certainement plus d'un million d'hommes.
- M. GICQUEL.- Et puis la guerre chimique, récemment.
- M. MITTERRAND.- Avec la guerre chimique, c'est le prolongement sur le Kurdistan.
- En 1976, le gouvernement français de l'époque a décidé d'armer l'Irak et, depuis 1976, - moi, je ne suis arrivé aux responsabilités du pouvoir qu'en 1981 -, nous avons poursuivi. Dans l'intervalle, la guerre s'était déclarée entre l'Iran et l'Irak et la politique française, sans être du tout l'ennemie de l'Iran car l'Iran est une grande et vieille civilisation, est tout de même d'éviter la déstabilisation complète du monde arabe. Il est évident qu'une guerre militaire, victorieuse, de l'Iran à partir de l'Irak, c'est l'ensemble des pays de la région qui se trouvent bouleversés. Nous avons maintenu cette aide.
- M. GICQUEL.- Les positions n'ont pas changé.
- M. MITTERRAND.- Elles n'ont pas changé mais notre action qui, je le répète, date de 1976, donc de 12 ans, a naturellement mis dans l'esprit des dirigeants iraniens que nous étions leurs adversaires, d'où un certain nombre de conséquences. Je le répète, ici, "l'Iran n'est pas notre ennemi"... nous ne pouvons pas non plus abandonner nos alliés, nos amis, le monde arabe.\
M. DENOYAN.- Monsieur le Président, je voudrais qu'on revienne à un débat franco-français.
- M. MITTERRAND.- Oui, mais c'est vous qui m'avez invité à aborder ces points.
- M. DENOYAN.- Oui, tout à fait mais comme il nous reste peu de temps, je vous ramène à un autre sujet qui est celui de l'éducation et de la formation des jeunes. Il n'y a pas, aujourd'hui, dans le débat tel qu'il se déroule, pour le premier tour des élections, beaucoup de propositions pour améliorer la situation de l'emploi qui reste l'inquiétude et la préoccupation majeures de nos concitoyens et beaucoup, comme vous, pensent qu'une des solutions passe par l'amélioration du système éducatif.
- M. MITTERRAND.- Naturellement !
- M. DENOYAN.- Comment pensez-vous le faire et avec quels moyens ?
- M. MITTERRAND.- Pour ce qui touche à l'éducation nationale dans son ensemble, j'ai préconisé, dans ma Lettre, d'ailleurs mais aussi dans d'autres circonstances, - comme je le fais maintenant - un accroissement des crédits de l'éducation nationale que j'ai estimé à peu près de l'ordre de 15 à 16 milliards d'ici 1992.
- Trois objectifs :
- Un objectif purement éducatif : pouvoir diversifier les filières. Sortant de l'école ou de l'université, aller vers l'entreprise et, donc, avoir une meilleure formation professionnelle.
- Faire que les jeunes filles qui en ont grand besoin, elles sont généralement sous-équipées pour ce genre de choses et on a bien tort alors que leur intelligence est généralement fort vive et qu'elles ont une capacité de travail tout à fait exceptionnelle, soient formées pour les métiers modernes, pour les métiers qu'elles feront, que les jeunes feront, qu'ils permettent aux entreprises de supporter la concurrence japonaise, la concurrence allemande, la concurrence américaine, par exemple. Ces 15 milliards devraient être affectés surtout à la diversification des formes d'enseignement et au renforcement de l'enseignement professionnel.
- M. DENOYAN.- Ces 15 milliards viennent d'une autre répartition du budget ?
- M. MITTERRAND.- Vous posez plusieurs questions à la fois. Vous m'avez dit, pour quoi faire ?
- Je vous dis, d'abord, pour la diversification et le renforcement des disciplines professionnelles, techniques et intellectuelles.
- Deuxièmement, pour l'amélioration des équipements scolaires qui sont souvent dans une situation extrêmement triste.
- Troisièmement, pour améliorer la condition enseignante afin d'avoir un corps enseignant qui soit vraiment en mesure de faire son métier.
- Il faut s'attaquer à quelques problèmes évidents, celui qui me frappe le plus aujourd'hui, c'est celui des rythmes scolaires. Il faut modifier les rythmes scolaires, nous en parlerons une autre fois, si vous voulez bien.
- A l'intérieur de l'éducation nationale ou de ce grand ensemble universitaire ou des instituts spécialisés, il faut affecter des crédits importants à la recherche parce qu'on trouve quand on cherche et c'est là qu'on serait en mesure d'avoir une technologie comparable à celle des grands pays industriels. Cela se finance £ nous l'avions financé. Il y a eu un gros effort pour la recherche au temps où M. Hubert Curien, Président de mon comité national de soutien, était ministre de la recherche. Dès 1986, - il suffit de se reporter au livre de M. Devaquet pour s'en rendre compte, si l'on a besoin d'une preuve supplémentaire - les crédits de la recherche ont été tailladés, ont été réduits, ce qui me paraît être une formidable absurdité et un grave dommage causé au développement de l'économie française, de la pensée française.
- Il faut donc affecter ces 15 milliards d'une façon aussi intelligente que possible.\
M. LE MARC.- Evoquant l'hypothèse de votre élection, Valéry Giscard d'Estaing souhaite que le gouvernement que vous pourriez nommer propose une politique que l'actuelle majorité puisse soutenir, que pensez-vous de ce souhait ? Est-ce possible ? Quels sont les points d'accord que vous pouvez discerner à travers le programme de la majorité actuelle ?
- M. MITTERRAND.- J'avoue, monsieur Le Marc, que ce n'est pas mon souci principal.
- M. LE MARC.- Vous avez dit que "vous ne dissoudrez pas l'Assemblée".
- M. MITTERRAND.- Non, non, je n'ai pas dit cela. Où avez-vous pris cela ?
- M. DENOYAN.- Que vous attendriez pour voir un peu comment les gens se comporteraient.
- M. LE MARC.- J'ai cru l'entendre !
- M. MITTERRAND.- Vous avez cru l'entendre, vous entendez des voix !
- M. LE MARC.- Vous dissolvez tout de suite ?
- M. MITTERRAND.- Non. Non. Je n'ai pas du tout dit cela. J'ai dit que je nommerai un Premier ministre et j'ai ajouté, dans ma déclaration de candidature, que je chargerai ce Premier ministre de m'informer sur la possibilité dans laquelle il se trouverait de former un gouvernement suffisamment durable. Voilà, c'est tout ce que j'ai dit.
- Je ne peux pas vous faire la question et la réponse. La réponse dépend des autres.\
M. LE MARC.- Que pensez-vous du souhait de M. Giscard d'Estaing ?
- M. MITTERRAND.- Du souhait que cette majorité puisse voter pour le gouvernement ?
- Le nouveau gouvernement, forcément, exprimera, en gros, je le suppose, les options sur lesquelles je me suis engagé pendant cette campagne présidentielle. Vous avouerez que mobiliser quelques millions - il y a 38 millions d'électeurs - il y en a qui voteront, entre 80 et 90 %, cela veut dire qu'il y aura beaucoup d'électeurs £ et sur ces électeurs, supposez que je sois élu - je vous en remercie - je ne sais pas quel sera le pourcentage ? Forcément, plus de la moitié. Je vais dire à ces gens qui sont engagés, qui croient en ce qu'ils font, qui ont une certaine idée de notre société, je vais leur dire, "je vais charger ceux qui pensent autrement de diriger la France après ce succès". Ce serait difficile !
- M. DENOYAN.- D'une certaine manière, vous répondez à tous ceux qui y voient des hommes de la majorité actuelle dans le fauteuil de Matignon ?
- M. MITTERRAND.- Je n'ai pas dit cela ! Je n'ai rien dit de cela car je n'en sais rien. Je dis, "je nommerai un Premier ministre qui sera dans l'ordre de mes options, qui formera un gouvernement, grosso modo, dans l'ordre de mes options, dans la logique de ces choix politiques et ce Premier ministre me dira, "je peux ou je ne peux pas", "j'ai les moyens d'obtenir la mise en place de ce gouvernement d'une façon durable ou je ne l'ai pas". Donc, cela dépendra de l'actuelle majorité. Elle facilitera ou elle compliquera la tâche.
- Ce Premier ministre s'adressera-t-il à des gens. Je n'exclus personne quant aux individus, mais il y a, évidemment, des positions politiques de fond qui engagent les grandes formations, les grands partis. Vous avez l'occasion de l'entendre tous les jours s'il y a, comme c'est le cas, des oppositions catégoriques, bien entendu, il ne s'agit pas de faire un gouvernement artificiel.
- M. LE MARC.- Vous pensez qu'il peut y avoir accord sur une modification du mode de scrutin ? Est-ce pour vous une chose importante ou pas ?
- M. MITTERRAND.- Je n'ai jamais été très acharné sur ce sujet-là. Il y a deux grands modes de scrutin qui sont tout à fait démocratiques, pratiqués en Europe : le scrutin proportionnel - la plupart des pays d'Europe continentale le pratiquent - et le scrutin majoritaire, l'Angleterre et la France, de temps à autres, c'est selon. C'est une vue pragmatique. Il faut respecter la démocratie, c'est tout ce que je vous dirai là-dessus.
- Quant à la future majorité, je ne peux pas vous dire, simplement, s'il y a, comme on peut le penser, incompatibilité, il faut d'abord que ce gouvernement nouveau ait l'esprit libre et ouvert et qu'il soit fidèle aux options. Je déteste le sectarisme et l'esprit de système. Si je trouve en face de moi, comme on peut le craindre, l'esprit de système, il me restera à dissoudre l'Assemblée nationale. Voilà pourquoi je ne peux pas vous répondre comme cela a priori... mais il peut, en effet, se dessiner raisonnablement un schéma. Je peux m'attendre à rencontrer devant moi l'intolérance et le sectarisme. Dans ce cas-là, c'est le peuple qui tranchera.\
M. GICQUEL.- Il nous reste très peu de temps pour parler d'un autre sujet, la CNCL, la Commission nationale de la Communication et des Libertés.
- M. MITTERRAND.- Dans une maison comme celle-là, en effet, c'est intéressant !
- M. GICQUEL.- Vous l'avez pratiquement condamnée à mort.
- M. MITTERRAND.- Elle s'est suicidée, c'est assez différent.
- M. GICQUEL.- Peut-on aller un peu plus loin dans votre pensée en vous demandant comment on procéderait pour que des professionnels inattaquables soient en charge de cela ?
- M. MITTERRAND.- Le schéma que j'ai esquissé dans ma Lettre... vous voyez qu'il y a pas mal de propositions dans cette Lettre, elle est tout à fait concrète, c'est : il y a eu une première tentative, c'est celle que j'ai voulue avec la Haute Autorité. Elle avait acquis une autorité morale et professionnelle.
- M. GICQUEL.- Au début, cela n'a pas bien marché.
- M. MITTERRAND.- Il n'a pas fallu longtemps pour que ce soit bien mis en place. C'était tout à fait nouveau !
- M. GICQUEL.- Il y a eu la mise en question de certaines nominations au début.
- M. MITTERRAND.- D'une nomination qui m'a été, d'ailleurs, indûment attribuée mais Mme Michèle Cotta a écrit un livre dans lequel elle a mis les choses au point très honnêtement. Au total, ce n'était pas mal ! Cela a été cassé en 1986 et a été créée une Commission qui a, à mes yeux, un avantage sur la Haute Autorité : elle a des compétences plus larges et un inconvénient : elle est moins libre.
- M. DENOYAN.- Comment faire pour qu'elle soit plus libre et qu'elle garde ses compétences ?
- M. MITTERRAND.- Je propose la création d'un Conseil Supérieur ou d'un Haut Conseil de l'Audiovisuel. Il faut que ce soit une instance qui ait valeur constitutionnelle, qui soit protégée par la Constitution.
- Quelle composition ? Moi, je me contente de donner les idées. Je pense qu'il faut que ce soit des professionnels qui fassent partie de cette institution, des professionnels. C'est une difficulté parce que vous n'êtes pas très organisés entre vous.
- M. DENOYAN.- Pas plus que d'autres, vous savez.
- M. MITTERRAND.- Ce sont des professionnels, naturellement, de toutes les disciplines de l'audiovisuel, il n'y a pas que les journalistes.
- M. DENOYAN.- Bien entendu !
- M. MITTERRAND.- Il y en a beaucoup d'autres. Mais je suis sûr que ceux qui seront décidés... vous avez des syndicats, vous avez des organisations professionnelles. Peut-être est-ce que cela vous incitera à vous organiser davantage, je ne sais ? Mais je suis sûr que les professionnels qui seront élus, chacun dans sa catégorie, seront des gens qui auront à coeur de justifier la profession dans laquelle ils se sont engagés vraiment avec foi. Jeune homme, vous êtes devenu journaliste. Il n'est pas possible que vous n'ayez pas eu l'idéal qu'a tout jeune homme, en disant, "je serai un homme, une femme libre, j'agirai selon ma pensée" et beaucoup d'ailleurs ont justifié leur vie en agissant ainsi. Munis d'un droit de magistrat, au niveau de la Constitution, je pense vraiment que nous aurons une institution indiscutable.
- M. DENOYAN.- Monsieur Mitterrand, je vous remercie.\
M. DENOYAN.- On aimerait vous garder plus longtemps car il y a beaucoup de questions à vous poser, comme vous ne venez pas souvent nous voir, malheureusement, on aimerait bien en profiter. Un dernier point, quel que soit le candidat, puisque c'était la question que vous posait, tout à l'heure, Roger Gicquel, vous accepterez un débat face à face lors du deuxième tour ?
- M. MITTERRAND.- Je n'accepterai pas de débat, je le proposerai. Mais je ne sais pas à qui je peux le proposer jusqu'à dimanche soir.
- M. DENOYAN.- Attendons dimanche soir.
- M. MITTERRAND.- J'attendrai les propositions que me feront les professionnels, que me feront les chaînes de télévision. Je sais qu'un certain nombre de groupes sont en train d'y travailler, ils me feront des propositions et j'en discuterai. Mais je proposerai un débat. Pour l'instant, je ne peux pas proposer dans le vide. Quelqu'un s'avance en disant : "C'est moi !... c'est moi " mais écoutez, par -rapport aux autres qui se trouvent dans le même camp, je trouve que ce n'est pas très aimable. M. DENOYAN.- Monsieur le Président, je vous remercie.
- Demain, notre invité sera le Premier ministre, M. Jacques Chirac, votre adversaire de ce premier tour.
- M. MITTERRAND.- Mon adversaire, non, non...
- M. DENOYAN.- Un de vos concurrents.
- M. MITTERRAND.- Oui, oui. Il faut dire cela comme ça, sans quoi vous entrez dans le jeu !
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