19 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à France-Inter le 19 avril 1988, sur le travail des femmes et la politique familiale.
P. GILDAS.- Monsieur Mitterrand vous avez choisi aujourd'hui de parler des femmes, exactement des conditions de vie des femmes dans notre société.
- F. MITTERRAND.- Oui, je pense que c'est un sujet prioritaire. J'ai abordé avec vous un certain nombre de problèmes sociaux et c'est le premier qui me vient à l'esprit parce que c'est un thème très habituel que de débattre des inégalités sociales dans notre société. Eh bien la plus grande des inégalités, celle dont on parle le moins souvent pourtant, c'est l'inégalité entre les femmes et les hommes.
- QUESTION.- Et vous considérez que c'est une tâche prioritaire pour un président de la République, quel qu'il soit, de s'intéresser donc aux conditions de vie de chaque femme, car c'est ça finalement ?
- F. MITTERRAND.- Bien. La charge du président de la République elle est de veiller à l'unité de la nation et à partir de là il est quand même normal qu'il se préoccupe des graves différences de vie, de niveau de vie. Veiller à ce que les inégalités n'écrasent pas les plus faibles et ne favorisent pas les puissants. Eh bien je le répète, les femmes dans notre société sont désavantagées. Elles le sont quant à leur formation professionnelle, donc dès leur jeunesse, elles le sont quant aux conditions de salaire et de travail, elles le sont lorsque le chômage les frappe, elles le sont encore dans les charges qui leur incombent, durée du travail, et charge des enfants.\
QUESTION.- On peut peut-être reprendre dans le détail alors ? La formation, l'éducation : elles `les femmes` sont toujours en position d'inégalité ?
- F. MITTERRAND.- C'est comme ça, c'est comme ça. C'est le reste d'une vieille histoire. Ce qui est vrai c'est que dans les conquêtes sociales depuis le début de l'ère industrielle, c'est-à-dire depuis le début du dix-neuvième siècle, les combats qui ont été menés par les organisations ouvrières, par les organisations de travailleurs ont porté leurs -fruits lentement, difficilement, durement jusqu'en 1936 et en 1945 et encore jusqu'à nos jours, et que des problèmes touchant à la vie des femmes comme à la vie des enfants sont toujours venus après les autres. Songez qu'au milieu du dix-neuvième siècle, un enfant de moins de dix ans travaillait quatorze heures par jour dans le fond de la mine. Il a fallu une bataille terrible pour parvenir à obtenir du gouvernement de l'époque que les enfants soient respectés. De même la législation sur les femmes, véritable, une femme qui attendait un enfant ne pouvait prendre de véritables congés qu'après les années 1870. Eh bien, encore aujourd'hui en dépit de tout ce que l'on peut croire et penser des progrès - il y a des progrès, les organisations syndicales ont véritablement obtenu des résultats - il n'empêche que le statut des femmes dans notre société est inférieur à celui des hommes, et spécialement dans la formation, celle qui permet de déboucher de l'école sur un métier. Les femmes sont formées à des métiers qu'elles ne feront pas. Ce qui veut dire que lorsqu'elles auront un métier, elles seront sous-payées, elles n'auront pas naturellement la même qualification que les hommes puisque elles n'ont pas été éduquées pour le métier qu'elles feront. Et si elles ont une qualification égale, alors elles seront quand même moins payées £ elles n'auront pas les mêmes conditions d'avancement.
- QUESTION.- C'est pour ça qu'il y a une si forte proportion de femmes parmi les plus bas salaires ?
- F. MITTERRAND.- Essentiellement. On s'en aperçoit lorsque l'on considère le chômage, ou les personnes qui se trouvent, les travailleurs, qui se trouvent au SMIC. Savez-vous que les trois quarts de ce que l'on appelle les smicards - une expression que je n'aime guère - des personnes qui sont au salaire minimum, les trois quarts sont des femmes ? Et d'autre part, on s'en aperçoit encore lorsque les femmes sont au chômage. Comme elles sont les moins payées, ce sont elles qui reçoivent le moins d'allocations, les allocations les moins fortes, et ce sont elles également qui subissent le chômage de plus longue durée. Donc tous les éléments d'appréciation concordent, une action politique aujourd'hui doit se consacrer à créer des conditions d'égalité raisonnables. Et je n'en demande pas davantage. Qualification égale, ce n'est pas le cas, formation donc, et salaire égal et capacité de promotion dans les métiers qu'elles font, égale.\
QUESTION.- Là aussi, on y vient petit à petit. Mais est-ce que au fond, il n'y a pas un vieux fond assez logique d'ailleurs, qui fait que l'on se souvient qu'à chaque fois que l'on a à choisir entre un homme et une femme, que la femme, eh bien, elle aura aussi demain comme vocation de s'arrêter pour donner naissance à un enfant ? Donc on ne lui donnera pas la même promotion ?
- F. MITTERRAND.- C'est en effet l'une des raisons. Eh bien il faut changer cela. Permettez-moi de vous rappeler quelques données simples. D'abord cette préoccupation que j'ai, elle n'est pas d'aujourd'hui. En 1981 lorsque j'ai été élu Président de la République, la première mesure que j'ai demandée au gouvernement de Pierre Mauroy, ça a été d'augmenter les allocations familiales - pour répondre à la question que vous venez de me poser - la première mesure. Et en effet, ces allocations familiales ont été augmentées de 50 % dans le courant de l'année en deux fois, dans le courant de l'année 1981. Et sur le total des cinq années de cette législature-là, 81-86, les mères de deux enfants moins, d'environ 20 %, la moyenne 20 %. Ca a été un souci immédiat. De même que j'ai désiré agir dans la même direction pour les allocations vieillesse, pour le minimum vieillesse. Parce que ça me paraissait évident, venir tout de suite à l'aide des catégories qui se trouvaient les moins favorisées. Or, une femme, d'après les calculs des statiticiens, c'est pas des chiffres qui sortent de mon cerveau, travaillent en moyenne environ 60 heures par semaine si l'on compte le temps de travail qu'elles passent à la maison et le temps de travail qu'elles consacrent à un métier extérieur. Et encore à mon avis 60 heures c'est calculer petit.
- QUESTION.- Oui.
- F. MITTERRAND.- Parce que comment peut-on mesurer le temps de travail que consacre une femme à ses enfants ? Non seulement les soins ménagers, non seulement les soins de suite pour les enfants petits, mais encore la préparation des repas, tout, les voir souvent le soir...\
`Suite sur le travail des femmes`
- QUESTION.- C'est ça la vraie inégalité ?
- F. MITTERRAND.- C'est une inégalité qui peut être corrigée. Les femmes qui ont des enfants aiment s'en occuper. Aussi l'un des problèmes les plus importants de la femme si l'on passe d'un sujet fort important que nous avons traité jusqu'ici, celui de l'égalité, spécialement professionnelle, si l'on passe au domaine de la liberté, alors l'un des principes de droit qui devrait être enfin mis en application dans la société évoluée qu'est la société française, ce doit être la liberté de choix. Une femme doit pouvoir choisir : d'avoir des enfants, de les élever, ou bien d'avoir des enfants et d'avoir les moyens d'être aidée si elle continue de travailler à l'extérieur. Et c'est à elle de choisir. Il faut donc lui donner les moyens de choisir. D'où l'importance des allocations familiales, l'importance de créer un véritable congé parental qui permettra au père ou à la mère, à la mère ou au père, d'être là au moment des naissances, de pouvoir consacrer du temps. La loi qui a été adoptée en 1983, qu'on appelle la loi Roudy, c'est une loi qui a véritablement traité de la plupart de ces problèmes, en indiquant une direction et en commençant de mettre en oeuvre. Malheureusement, cette loi aujourd'hui, depuis deux ans, elle a été à peu près non pas abandonnée, mais elle a été laissée de côté.
- QUESTION.- Pourquoi parce qu'elle coûte trop cher ?
- F. MITTERRAND.- C'est pas qu'elle coûte trop cher, c'est que selon ceux qui gouvernent il y a ceux qui s'attachent à ces problèmes et ceux qui y pensent moins. Et puis il y a des priorités budgétaires. Il y a ceux qui pensent que le problème de l'égalité professionnelle et également la possibilité de s'occuper des enfants pour une femme, ça passe avant d'autres choses, et puis d'autres qui pensent que cela passe après. Vous voyez le problème ?
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'en politique on peut être, pardon, plus ou moins "macho" ?
- F. MITTERRAND.- Je crois que cela, cette façon de raisonner ou de sentir est partagée par toutes les formations politiques et il serait injuste de dire que ceux-ci sont machos comme vous dites et ceux-là ne le sont pas. Il y a un certain choix de société. Il y a des formations politiques qui ont pour hantise la recherche d'une certaine égalité. On voit que je ne parle pas d'égalitarisme, il y a aussi les lois de la nature mais rechercher l'égalité sociale, la justice sociale. Et d'autres qui ont d'autres choses en tête.\
QUESTION.- Alors, pardonnez-moi, vous avez dit que le fond du problème c'est de donner à la femme la liberté de choisir.
- F. MITTERRAND.- Oui, absolument.
- QUESTION.- Les allocations familiales, vous êtes d'accord, ça ne suffit pas ?
- F. MITTERRAND.- Mais il vaut mieux les augmenter comme je l'ai fait, plutôt que de les laisser stagner ou baisser comme cela se passe depuis deux ans ! Il vaut mieux quand même mieux...
- QUESTION.- Alors le congé parental ?
- F. MITTERRAND.-... car les charges sont quand même lourdes.
- Le congé parental c'est une manière que je crois intéressante, intelligente, de permettre au moment de la naissance aux parents, à l'un des parents, de consacrer du temps à l'enfant qui vient de naître. Mais vous savez qu'il a été créé aussi une autre allocation que l'on appelle l'allocation parentale d'éducation. Elle a d'ailleurs eu un certain succès car on en parle beaucoup dans cette campagne présidentielle. Cela consiste à donner aux mères lors de la naissance du troisième enfant, la capacité de recevoir une allocation qui lui permettra de se consacrer précisément à l'entretien et à la première formation de ce jeune troisième enfant et puis de rester dans son foyer. Cette allocation parentale d'éducation, il a été proposé qu'elle soit portée au niveau du SMIC, du salaire minimum. C'est une bonne idée qui d'ailleurs occupe tous les esprits. Cela occupait le mien depuis longtemps puisque c'est moi qui ai demandé la création de cette allocation parentale d'éducation, qui a été créée par le gouvernement Fabius. Il fallait naturellement monter en puissance, faute de disposer d'un budget suffisant. Donc d'année en année, c'est bon d'augmenter cette allocation. Et je suis tout à fait désireux de voir les mères de trois enfants dans les conditions qui ont été requises, je ne dirai pas profiter, mais au moins bénéficier de cette capacité, car c'est ça, du choix. Si on ne leur en donne pas les moyens, elles n'ont pas la liberté du choix. C'est le même problème pour la garde des enfants.\
QUESTION.- C'est ce que j'allais vous dire. Plus de liberté c'est aussi plus de mesures sociales ?
- F. MITTERRAND.- Plus de mesures sociales. Vous savez, une mère de famille qui vit dans des grands ensembles, ou ailleurs naturellement, mais enfin je prends les grands ensembles que l'on a créés un peu partout, ne sont pas équipés pour faciliter la vie des mères de famille, s'il n'y a pas de crèches, s'il n'y a pas la possibilité de garder l'enfant, comment voulez-vous que fasse la mère de famille ? Ou le père de famille ? Car on calcule qu'il y a à l'heure actuelle aussi un certain nombre, on m'a dit 150000, pères de famille qui vivent seuls et qui ont la charge d'enfants, il ne faut pas les oublier dans notre raisonnement. Car après tout si je parle surtout de la situation des femmes, je m'intéresse aussi à la situation des familles et lorsque c'est le père qui doit supporter le choc, le poids, il est normal de s'intéresser à lui. Mais il y a des problèmes de garde d'enfants, il y a des problèmes de crèches donc, il y a des problèmes d'école, car je suis très partisan d'une certaine souplesse du temps scolaire, comme je suis partisan d'un certain rythme du travail. Si l'on parvient, et c'est ce que j'essayerai de faire en pesant sur les choix des gouvernements, si l'on arrive à donner plus de souplesse pour les travailleurs en général dans l'organisation et l'aménagement de leur temps de travail - ce qui me paraît être une mesure moderne absolument indispensable, il y a des résultats tout à fait remarquables dans certaines entreprises - et en même temps si l'on améliore le rythme scolaire pour que les familles ne soient pas étouffées, on se retrouve le soir, on est épuisé de fatigue, il y a encore les devoirs à faire, tout le monde a travaillé au même moment dans des conditions très dures, cette souplesse me paraît être une des réformes majeures du temps qui vient. Il y a le problème du logement. Qu'est-ce que vous voulez ? C'est aussi simple que ça. Un troisième enfant c'est très bien, mais si vous n'avez pas de place pour le mettre ? les problèmes de la superficie du logement, des conditions de logement est déterminant pour la vie des familles.
- QUESTION.- Et quand on pense aux femmes seules alors, vous pouvez quelque chose ?
- F. MITTERRAND.- On calcule à l'heure actuelle qu'il y a quelque 750000 femmes seules qui élèvent 1 million et demi d'enfants. Et puis il y a aussi les femmes seules qui n'ont pas d'enfants, ou dont les enfants sont maintenant majeurs et vivent de leur côté. C'est une situation qui a elle seule mériterait une discussion entre nous et sur laquelle tout gouvernement doit se pencher.\
QUESTION.- Vous pouvez peut-être conclure ?
- F. MITTERRAND.- Je concluerai en insistant, auprès de ceux qui m'écoutent, sur le fait qu'il s'agit là d'un ensemble de mesures politiques dans le vrai sens du mot, dans le beau sens du mot, qu'un gouvernement, qu'un président bien entendu, mais qu'un gouvernement car c'est lui qui fait adopter les crédits, doit placer tout à fait en tête de ce qu'il convient de faire pour établir plus de justice sociale dans une société civilisée comme la nôtre. On ne peut plus vraiment assister à ce spectacle : des femmes sous-formées, des femmes sous-payées, des femmes premières chômeuses, des femmes chômeuses qui reçoivent le moins de concours de la société, des mères de famille qui ne savent plus quoi faire de leurs enfants, et qui souffrent dans leur vie, car elles ont envie, c'est une chance de bonheur les enfants, et qui sont partout empêchées de vivre comme elles le souhaitent £ le choix entre le métier et l'éducation des enfants. Elever des enfants c'est un choix fondamental et toute femme qui veut à la fois poursuivre son métier et élever sa famille doit en avoir le moyen.
- QUESTION.- Pour avoir plus d'enfants ?
- F. MITTERRAND.- Oui, les générations les plus nombreuses sont les générations les plus fortes et les plus créatrices. Et puis la France en a besoin £ et puis pour une famille, des enfants c'est du bonheur. Il faut que les familles aient les enfants qu'elles désirent.\
- F. MITTERRAND.- Oui, je pense que c'est un sujet prioritaire. J'ai abordé avec vous un certain nombre de problèmes sociaux et c'est le premier qui me vient à l'esprit parce que c'est un thème très habituel que de débattre des inégalités sociales dans notre société. Eh bien la plus grande des inégalités, celle dont on parle le moins souvent pourtant, c'est l'inégalité entre les femmes et les hommes.
- QUESTION.- Et vous considérez que c'est une tâche prioritaire pour un président de la République, quel qu'il soit, de s'intéresser donc aux conditions de vie de chaque femme, car c'est ça finalement ?
- F. MITTERRAND.- Bien. La charge du président de la République elle est de veiller à l'unité de la nation et à partir de là il est quand même normal qu'il se préoccupe des graves différences de vie, de niveau de vie. Veiller à ce que les inégalités n'écrasent pas les plus faibles et ne favorisent pas les puissants. Eh bien je le répète, les femmes dans notre société sont désavantagées. Elles le sont quant à leur formation professionnelle, donc dès leur jeunesse, elles le sont quant aux conditions de salaire et de travail, elles le sont lorsque le chômage les frappe, elles le sont encore dans les charges qui leur incombent, durée du travail, et charge des enfants.\
QUESTION.- On peut peut-être reprendre dans le détail alors ? La formation, l'éducation : elles `les femmes` sont toujours en position d'inégalité ?
- F. MITTERRAND.- C'est comme ça, c'est comme ça. C'est le reste d'une vieille histoire. Ce qui est vrai c'est que dans les conquêtes sociales depuis le début de l'ère industrielle, c'est-à-dire depuis le début du dix-neuvième siècle, les combats qui ont été menés par les organisations ouvrières, par les organisations de travailleurs ont porté leurs -fruits lentement, difficilement, durement jusqu'en 1936 et en 1945 et encore jusqu'à nos jours, et que des problèmes touchant à la vie des femmes comme à la vie des enfants sont toujours venus après les autres. Songez qu'au milieu du dix-neuvième siècle, un enfant de moins de dix ans travaillait quatorze heures par jour dans le fond de la mine. Il a fallu une bataille terrible pour parvenir à obtenir du gouvernement de l'époque que les enfants soient respectés. De même la législation sur les femmes, véritable, une femme qui attendait un enfant ne pouvait prendre de véritables congés qu'après les années 1870. Eh bien, encore aujourd'hui en dépit de tout ce que l'on peut croire et penser des progrès - il y a des progrès, les organisations syndicales ont véritablement obtenu des résultats - il n'empêche que le statut des femmes dans notre société est inférieur à celui des hommes, et spécialement dans la formation, celle qui permet de déboucher de l'école sur un métier. Les femmes sont formées à des métiers qu'elles ne feront pas. Ce qui veut dire que lorsqu'elles auront un métier, elles seront sous-payées, elles n'auront pas naturellement la même qualification que les hommes puisque elles n'ont pas été éduquées pour le métier qu'elles feront. Et si elles ont une qualification égale, alors elles seront quand même moins payées £ elles n'auront pas les mêmes conditions d'avancement.
- QUESTION.- C'est pour ça qu'il y a une si forte proportion de femmes parmi les plus bas salaires ?
- F. MITTERRAND.- Essentiellement. On s'en aperçoit lorsque l'on considère le chômage, ou les personnes qui se trouvent, les travailleurs, qui se trouvent au SMIC. Savez-vous que les trois quarts de ce que l'on appelle les smicards - une expression que je n'aime guère - des personnes qui sont au salaire minimum, les trois quarts sont des femmes ? Et d'autre part, on s'en aperçoit encore lorsque les femmes sont au chômage. Comme elles sont les moins payées, ce sont elles qui reçoivent le moins d'allocations, les allocations les moins fortes, et ce sont elles également qui subissent le chômage de plus longue durée. Donc tous les éléments d'appréciation concordent, une action politique aujourd'hui doit se consacrer à créer des conditions d'égalité raisonnables. Et je n'en demande pas davantage. Qualification égale, ce n'est pas le cas, formation donc, et salaire égal et capacité de promotion dans les métiers qu'elles font, égale.\
QUESTION.- Là aussi, on y vient petit à petit. Mais est-ce que au fond, il n'y a pas un vieux fond assez logique d'ailleurs, qui fait que l'on se souvient qu'à chaque fois que l'on a à choisir entre un homme et une femme, que la femme, eh bien, elle aura aussi demain comme vocation de s'arrêter pour donner naissance à un enfant ? Donc on ne lui donnera pas la même promotion ?
- F. MITTERRAND.- C'est en effet l'une des raisons. Eh bien il faut changer cela. Permettez-moi de vous rappeler quelques données simples. D'abord cette préoccupation que j'ai, elle n'est pas d'aujourd'hui. En 1981 lorsque j'ai été élu Président de la République, la première mesure que j'ai demandée au gouvernement de Pierre Mauroy, ça a été d'augmenter les allocations familiales - pour répondre à la question que vous venez de me poser - la première mesure. Et en effet, ces allocations familiales ont été augmentées de 50 % dans le courant de l'année en deux fois, dans le courant de l'année 1981. Et sur le total des cinq années de cette législature-là, 81-86, les mères de deux enfants moins, d'environ 20 %, la moyenne 20 %. Ca a été un souci immédiat. De même que j'ai désiré agir dans la même direction pour les allocations vieillesse, pour le minimum vieillesse. Parce que ça me paraissait évident, venir tout de suite à l'aide des catégories qui se trouvaient les moins favorisées. Or, une femme, d'après les calculs des statiticiens, c'est pas des chiffres qui sortent de mon cerveau, travaillent en moyenne environ 60 heures par semaine si l'on compte le temps de travail qu'elles passent à la maison et le temps de travail qu'elles consacrent à un métier extérieur. Et encore à mon avis 60 heures c'est calculer petit.
- QUESTION.- Oui.
- F. MITTERRAND.- Parce que comment peut-on mesurer le temps de travail que consacre une femme à ses enfants ? Non seulement les soins ménagers, non seulement les soins de suite pour les enfants petits, mais encore la préparation des repas, tout, les voir souvent le soir...\
`Suite sur le travail des femmes`
- QUESTION.- C'est ça la vraie inégalité ?
- F. MITTERRAND.- C'est une inégalité qui peut être corrigée. Les femmes qui ont des enfants aiment s'en occuper. Aussi l'un des problèmes les plus importants de la femme si l'on passe d'un sujet fort important que nous avons traité jusqu'ici, celui de l'égalité, spécialement professionnelle, si l'on passe au domaine de la liberté, alors l'un des principes de droit qui devrait être enfin mis en application dans la société évoluée qu'est la société française, ce doit être la liberté de choix. Une femme doit pouvoir choisir : d'avoir des enfants, de les élever, ou bien d'avoir des enfants et d'avoir les moyens d'être aidée si elle continue de travailler à l'extérieur. Et c'est à elle de choisir. Il faut donc lui donner les moyens de choisir. D'où l'importance des allocations familiales, l'importance de créer un véritable congé parental qui permettra au père ou à la mère, à la mère ou au père, d'être là au moment des naissances, de pouvoir consacrer du temps. La loi qui a été adoptée en 1983, qu'on appelle la loi Roudy, c'est une loi qui a véritablement traité de la plupart de ces problèmes, en indiquant une direction et en commençant de mettre en oeuvre. Malheureusement, cette loi aujourd'hui, depuis deux ans, elle a été à peu près non pas abandonnée, mais elle a été laissée de côté.
- QUESTION.- Pourquoi parce qu'elle coûte trop cher ?
- F. MITTERRAND.- C'est pas qu'elle coûte trop cher, c'est que selon ceux qui gouvernent il y a ceux qui s'attachent à ces problèmes et ceux qui y pensent moins. Et puis il y a des priorités budgétaires. Il y a ceux qui pensent que le problème de l'égalité professionnelle et également la possibilité de s'occuper des enfants pour une femme, ça passe avant d'autres choses, et puis d'autres qui pensent que cela passe après. Vous voyez le problème ?
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'en politique on peut être, pardon, plus ou moins "macho" ?
- F. MITTERRAND.- Je crois que cela, cette façon de raisonner ou de sentir est partagée par toutes les formations politiques et il serait injuste de dire que ceux-ci sont machos comme vous dites et ceux-là ne le sont pas. Il y a un certain choix de société. Il y a des formations politiques qui ont pour hantise la recherche d'une certaine égalité. On voit que je ne parle pas d'égalitarisme, il y a aussi les lois de la nature mais rechercher l'égalité sociale, la justice sociale. Et d'autres qui ont d'autres choses en tête.\
QUESTION.- Alors, pardonnez-moi, vous avez dit que le fond du problème c'est de donner à la femme la liberté de choisir.
- F. MITTERRAND.- Oui, absolument.
- QUESTION.- Les allocations familiales, vous êtes d'accord, ça ne suffit pas ?
- F. MITTERRAND.- Mais il vaut mieux les augmenter comme je l'ai fait, plutôt que de les laisser stagner ou baisser comme cela se passe depuis deux ans ! Il vaut mieux quand même mieux...
- QUESTION.- Alors le congé parental ?
- F. MITTERRAND.-... car les charges sont quand même lourdes.
- Le congé parental c'est une manière que je crois intéressante, intelligente, de permettre au moment de la naissance aux parents, à l'un des parents, de consacrer du temps à l'enfant qui vient de naître. Mais vous savez qu'il a été créé aussi une autre allocation que l'on appelle l'allocation parentale d'éducation. Elle a d'ailleurs eu un certain succès car on en parle beaucoup dans cette campagne présidentielle. Cela consiste à donner aux mères lors de la naissance du troisième enfant, la capacité de recevoir une allocation qui lui permettra de se consacrer précisément à l'entretien et à la première formation de ce jeune troisième enfant et puis de rester dans son foyer. Cette allocation parentale d'éducation, il a été proposé qu'elle soit portée au niveau du SMIC, du salaire minimum. C'est une bonne idée qui d'ailleurs occupe tous les esprits. Cela occupait le mien depuis longtemps puisque c'est moi qui ai demandé la création de cette allocation parentale d'éducation, qui a été créée par le gouvernement Fabius. Il fallait naturellement monter en puissance, faute de disposer d'un budget suffisant. Donc d'année en année, c'est bon d'augmenter cette allocation. Et je suis tout à fait désireux de voir les mères de trois enfants dans les conditions qui ont été requises, je ne dirai pas profiter, mais au moins bénéficier de cette capacité, car c'est ça, du choix. Si on ne leur en donne pas les moyens, elles n'ont pas la liberté du choix. C'est le même problème pour la garde des enfants.\
QUESTION.- C'est ce que j'allais vous dire. Plus de liberté c'est aussi plus de mesures sociales ?
- F. MITTERRAND.- Plus de mesures sociales. Vous savez, une mère de famille qui vit dans des grands ensembles, ou ailleurs naturellement, mais enfin je prends les grands ensembles que l'on a créés un peu partout, ne sont pas équipés pour faciliter la vie des mères de famille, s'il n'y a pas de crèches, s'il n'y a pas la possibilité de garder l'enfant, comment voulez-vous que fasse la mère de famille ? Ou le père de famille ? Car on calcule qu'il y a à l'heure actuelle aussi un certain nombre, on m'a dit 150000, pères de famille qui vivent seuls et qui ont la charge d'enfants, il ne faut pas les oublier dans notre raisonnement. Car après tout si je parle surtout de la situation des femmes, je m'intéresse aussi à la situation des familles et lorsque c'est le père qui doit supporter le choc, le poids, il est normal de s'intéresser à lui. Mais il y a des problèmes de garde d'enfants, il y a des problèmes de crèches donc, il y a des problèmes d'école, car je suis très partisan d'une certaine souplesse du temps scolaire, comme je suis partisan d'un certain rythme du travail. Si l'on parvient, et c'est ce que j'essayerai de faire en pesant sur les choix des gouvernements, si l'on arrive à donner plus de souplesse pour les travailleurs en général dans l'organisation et l'aménagement de leur temps de travail - ce qui me paraît être une mesure moderne absolument indispensable, il y a des résultats tout à fait remarquables dans certaines entreprises - et en même temps si l'on améliore le rythme scolaire pour que les familles ne soient pas étouffées, on se retrouve le soir, on est épuisé de fatigue, il y a encore les devoirs à faire, tout le monde a travaillé au même moment dans des conditions très dures, cette souplesse me paraît être une des réformes majeures du temps qui vient. Il y a le problème du logement. Qu'est-ce que vous voulez ? C'est aussi simple que ça. Un troisième enfant c'est très bien, mais si vous n'avez pas de place pour le mettre ? les problèmes de la superficie du logement, des conditions de logement est déterminant pour la vie des familles.
- QUESTION.- Et quand on pense aux femmes seules alors, vous pouvez quelque chose ?
- F. MITTERRAND.- On calcule à l'heure actuelle qu'il y a quelque 750000 femmes seules qui élèvent 1 million et demi d'enfants. Et puis il y a aussi les femmes seules qui n'ont pas d'enfants, ou dont les enfants sont maintenant majeurs et vivent de leur côté. C'est une situation qui a elle seule mériterait une discussion entre nous et sur laquelle tout gouvernement doit se pencher.\
QUESTION.- Vous pouvez peut-être conclure ?
- F. MITTERRAND.- Je concluerai en insistant, auprès de ceux qui m'écoutent, sur le fait qu'il s'agit là d'un ensemble de mesures politiques dans le vrai sens du mot, dans le beau sens du mot, qu'un gouvernement, qu'un président bien entendu, mais qu'un gouvernement car c'est lui qui fait adopter les crédits, doit placer tout à fait en tête de ce qu'il convient de faire pour établir plus de justice sociale dans une société civilisée comme la nôtre. On ne peut plus vraiment assister à ce spectacle : des femmes sous-formées, des femmes sous-payées, des femmes premières chômeuses, des femmes chômeuses qui reçoivent le moins de concours de la société, des mères de famille qui ne savent plus quoi faire de leurs enfants, et qui souffrent dans leur vie, car elles ont envie, c'est une chance de bonheur les enfants, et qui sont partout empêchées de vivre comme elles le souhaitent £ le choix entre le métier et l'éducation des enfants. Elever des enfants c'est un choix fondamental et toute femme qui veut à la fois poursuivre son métier et élever sa famille doit en avoir le moyen.
- QUESTION.- Pour avoir plus d'enfants ?
- F. MITTERRAND.- Oui, les générations les plus nombreuses sont les générations les plus fortes et les plus créatrices. Et puis la France en a besoin £ et puis pour une famille, des enfants c'est du bonheur. Il faut que les familles aient les enfants qu'elles désirent.\