14 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, accordée à Bernard Pivot pour "Paris-Match" le 14 avril 1988, sur l'exercice du pouvoir et la littérature.

BERNARD PIVOT.- Monsieur le Président, en quoi la réalité du pouvoir est-elle différente de l'idée que vous vous en faisiez, il y a sept ans, avant d'être élu ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Elle n'est pas très différente. J'ai vécu dans l'opposition, une opposition sans concession, assez longtemps pour avoir eu le loisir de réfléchir à la -nature du pouvoir comme à son exercice. J'avais même cessé de croire que j'y parviendrais moi-même, ce qui, cela vous étonnera peut-être, ne me dérangeait pas outre mesure. Puis, quelques événements se sont produits en 1981.. Vous connaissez la suite. J'ai constaté, sitôt élu, ce que je pressentais, à savoir que tous les pouvoirs - de fait, car la Constitution ne le dit pas - étaient à l'Elysée. Du temps a été nécessaire pour que, selon la conception que j'en avais, je débarrasse la Présidence de la République des compétences surajoutées qui n'étaient pas les siennes. C'était d'autant plus difficile que le nouveau gouvernement, celui de Pierre Mauroy, était composé d'hommes et de femmes qui n'avaient jamais gouverné, à l'exception de Gaston Defferre - et un peu d'Alain Savary et de Michel Jobert -. J'ai dû procéder par étapes. Avec Laurent Fabius nous sommes arrivés au point d'équilibre que je souhaitais, le Président de la République assumant les choix des grandes orientations dans des domaines tels que la politique extérieure et la politique de défense, mais évitant de s'occuper directement de la vie quotidienne. Quoi qu'il en soit, un Président de la République soutenu par une majorité parlementaire, dispose d'une grande puissance. A la limite, mal employée, elle pourrait être dangereuse.
- BERNARD PIVOT.- Pourtant vous saviez ce qu'il en était avec le Général de Gaulle ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Le Général de Gaulle n'est sans doute pas le Président de la République qui ait concentré le plus de pouvoirs. Il s'en était, certes, réservé la possibilité, mais il intervenait peu, sauf sur les problèmes qui lui paraissaient primordiaux. Par exemple, l'Algérie, à un moment donné. On a quand même assisté, à certaines époques, à un curieux spectacle : les ministres faisant appel des décisions de leur Premier ministre, les administrations de celles de leur ministre, etc...\
B. PIVOT.- L'exercice du pouvoir, pendant ces sept années, vous fait-il apporter des retouches intéressantes au portrait de vos trois prédécesseurs : de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing ?
- F. MITTERRAND.- La chance de la Vème République a été qu'aucun de ces trois Présidents n'a pu ou voulu pousser trop loin son avantage. Et le quatrième non plus ! Selon Thucydide, tout homme va toujours au bout de son pouvoir. C'est vrai et c'est la raison pour laquelle les institutions sont nécessaires quand elles organisent des contre-pouvoirs.
- Souvenez-vous cependant de cette fameuse conférence de presse au cours de laquelle le Général de Gaulle avait déclaré que tous les pouvoirs - y compris le pouvoir judiciaire - procédaient de lui et de lui seul. Il y avait de quoi s'inquiéter. Je reconnais que les Français n'ont pas éprouvé le sentiment qui était le mien, n'ont pas perçu, comme moi, le danger. Il suffirait qu'accède à la Présidence un homme ou une femme dont le tempérament serait instable ou porté aux excès pour qu'ils s'en aperçoivent.
- B. PIVOT.- Considérez-vous qu'il vous est arrivé, par le passé, d'être un peu dur avec le Général de Gaulle ?
- F. MITTERRAND.- Je l'ai été mais je m'en suis pris surtout à un système de gouvernement.
- B. PIVOT.- Pourquoi, le jour anniversaire de la mort de Georges Pompidou, faites-vous porter une gerbe sur sa tombe ?
- F. MITTERRAND.- Par déférence. C'est un hommage à la fonction car je n'ai pas connu l'homme. J'accomplis le même geste en mémoire du Général de Gaulle..
- B. PIVOT.- Et vous feriez de même pour Valéry Giscard d'Estaing s'il était décédé ?
- F. MITTERRAND.- Certainement. Mais il a neuf ans de moins que moi. Il y a donc plus de chances pour que ce soit lui qui fasse le geste !
- B. PIVOT.- Est-ce à dire que, devant l'Histoire, les Présidents de la Vème République, bien que de familles politiques différentes, appartiennent à une famille ultime dont ils se sentent solidaires ?
- F. MITTERRAND.- Je me sens solidaire de l'Histoire de France en général. Mais je ne puis suffire à tout. Je n'envoie pas de fleurs au Président Fallières ! Et j'ai sans doute tort car c'était un bon républicain.
- B. PIVOT.- Jean Daniel, dans "Les Religions du Président", soutient que les chefs d'Etat en activité forment une sorte de "club de princes complices" et qu'il y aurait entre eux "compréhension", "intérêt attentif" et donc "complicité". Qu'en pensez-vous ?
- F. MITTERRAND.- C'est une vue judicieuse, mais cette "complicité" rencontre vite sa limite. Judicieuse parce qu'il se crée des relations personnelles. C'est inévitable. Certains éternuent quand il y a un courant d'air ! il y en a qui sont sympathiques, d'autres qui le sont moins. On a ses préférences.. Mais cela pèse peu - peut-être quand même un peu - sur les vrais choix. J'ajoute que lorsque je rencontre par nécessité des Chefs d'Etat qui incarnent à mes yeux des régimes oppressifs, détestables, ce n'est pas la sympathie, croyez-moi, qui prévaut !\
B. PIVOT.- Vous prenez le risque, monsieur le Président, avec sept autres années de pouvoir, de n'avoir pas le temps d'écrire quelques beaux livres sur le pouvoir ?
- F. MITTERRAND.- Je n'en suis pas obsédé. J'ai aimé et j'aime écrire en en connaissant les difficultés, quelquefois la souffrance, mais j'ai choisi l'action. Si je peux avoir deux ou trois vies, je les prendrai, et j'alternerai peut-être...
- B. PIVOT.- Vous pensez que la France a davantage besoin de bonnes lois que de bons livres ?
- F. MITTERRAND.- Elle a besoin des deux. Mais d'autres que moi et mieux que moi sont capables d'écrire de bons livres. Quant aux lois.. Cela dit, il est prudent, pour un homme politique, d'écrire lui-même sa propre histoire et celle de son temps plutôt que d'en laisser le soin aux autres.
- B. PIVOT.- En février 1975, à "Apostrophes", je vous avais demandé si, contrairement à Léon Blum, qui avait abandonné sa carrière littéraire au profit d'une carrière politique, vous arrêteriez votre carrière politique pour une carrière littéraire. Vous rappelez-vous ce que vous m'aviez répondu ?
- F. MITTERRAND.- Non.
- B. PIVOT.- Votre réponse avait été : "Pourquoi pas ?"
- F. MITTERRAND.- Nuançons, puisque vous me rappelez cette citation. Vraiment, c'était le parti que j'avais pris pour 1988. Pas simplement pour écrire, mais pour vivre autrement. Et puis parce que je pensais qu'il n'était pas du tout indispensable par rapport à moi-même que je me représente. Je fais partie de ces Français qui pensent que sept ans, ça peut suffire ! Les circonstances, la solidarité qui m'unit à ceux qui me font confiance, le désir de ne pas laisser la France suivre une direction que je crois mauvaise pour elle, m'ont conduit à reprendre le combat politique dès lors que j'apparaissais comme le mieux à même d'être élu. Je n'en dirai pas plus. Je ne suis pas quelqu'un qui crie victoire avant qu'elle soit là.
- B. PIVOT.- Philippe Sollers dit : "Un écrivain, c'est quelqu'un qui prend une option sur le futur, quand tout le monde sera mort".
- F. MITTERRAND.- L'homme politique aussi.
- B. PIVOT.- Vraiment ?
- F. MITTERRAND.- Oui, en ce sens l'homme politique et l'écrivain se rejoignent et se confondent. Gouverner est une façon d'écrire sa propre histoire...
- B. PIVOT.- Des opposants disent de votre "Lettre à tous les Français" que c'est de la littérature ?
- F. MITTERRAND.- ils ne l'ont pas lue ou bien ils avaient déjà déterminé leur jugement avant même qu'elle fût écrite !
- B. PIVOT.- Est-ce à dire que vous prenez en mauvaise part le terme "littérature" ?
- F. MITTERRAND.- Non. Je le prends même en très bonne part si cette appréciation provient de quelqu'un qui a le respect de la littérature et qui considère, comme un plus, le fait d'écrire en Français - c'est si rare ! - un texte politique. J'ai rédigé avec beaucoup de soin cette lettre à tous les Français. Pas pour faire de la littérature, mais pour présenter correctement aux Français un projet pour la France.\
B. PIVOT.- J'ai remarqué que certains continuent à vous appeler "Mitt'rand" et non "Mitterrand", comme on doit prononcer votre nom...
- F. MITTERRAND.- Je ne voudrais pas offenser ceux de mes amis inconnus qui prononcent "Mitt'rand", mais il est vrai que ceux qui le font sont généralement des gens qui ne m'aiment pas.
- B. PIVOT.- Comment l'expliquez-vous ?
- F. MITTERRAND.- Je ne sais pas.. Cette façon de dire leur paraît sans doute désagréable pour moi...
- B. PIVOT.- Et péjorative ?
- F. MITTERRAND.- Péjorative aussi. Ils savent bien que cela ne fait jamais plaisir de voir son nom écorché ! Je comprends qu'on l'écrive d'une façon erronée car c'est un nom un peu compliqué avec deux t, deux r.. Que de fois l'ai-je vu écrit avec y...
- B. PIVOT.- Un y ?
- F. MITTERRAND.- Oui, avec un y, comme myth... (rires). Le deuxième r est généralement oublié, on met un t à la place du d.. Mais c'est un nom très commode pour les signatures car il est long à tracer, ce qui me laisse le temps de lire les documents qu'on me soumet ! J'ai refusé d'avoir une griffe, ma secrétaire n'en a pas et je signe moi-même tous les textes qui me sont soumis. Et je lis tout ! Bien entendu, quand il s'agit de lois comportant deux cents articles dont j'ai entendu parler au moment de la discussion, il est inutile de réviser, mais j'ai appris à lire vite les papiers que j'ai dans les mains pour la première fois.
- B. PIVOT.- Les gens qui sont appelés à signer beaucoup voient peu à peu leur signature se déformer sous la fréquence. Ce n'est pas votre cas ?
- F. MITTERRAND.- Si, un peu. Le tracé dépend aussi de la hauteur de la pile de dossiers à signer et de la position du bras... (rires).\
B. PIVOT.- Comment réagissez-vous quand vous voyez, sous le crayon de Plantu, M. Barre en médecin de Molière, béat d'autosatisfaction, ou M. Chirac en homme survolté et transpirant ?
- F. MITTERRAND.- J'en prends aussi pour mon grade, mais Plantu est un dessinateur de génie.
- B. PIVOT.- Comment réagissez-vous quand, toujours sous le crayon de Plantu, M. Balladur apparaît en marquis perruqué et poudré, dans une chaise à porteurs ?
- F. MITTERRAND.- Cela me fait rire.
- B. PIVOT.- Et quelle est votre réaction quand Faizant vous représente dans les habits du Général de Gaulle, manifestement trop grands pour vous, avec un képi qui vous tombe sur le nez ?
- F. MITTERRAND.- Faizant est un très bon caricaturiste, mais il est évidemment de parti pris. Je ne sais pas pourquoi beaucoup de gens s'imaginent que ma référence constante est de Gaulle. C'était un grand homme. Mais je n'ai pas besoin de son képi. Quand il fait froid, j'ai mon chapeau. Pour dire vrai, dans les actes de ma vie politique d'aujourd'hui, je n'y pense jamais.
- B. PIVOT.- Vous ne pensez jamais à de Gaulle ?
- F. MITTERRAND.- Il était le dernier des grands personnages du XIXème siècle. Il a illustré le XXème. Il est plus urgent de s'intéresser au XXIème.\
B. PIVOT.- Comprenez-vous que certains puissent vous haïr ? Cette idée vous est-elle intolérable ?
- F. MITTERRAND.- Intolérable, non.. Je ne pense pas avoir fait individuellement du mal à quiconque, mais les passions politiques sont là ! Comme j'ai cristallisé certaines de ces passions politiques et que j'ai été à la tête d'un des deux grands mouvements qui s'opposaient depuis vingt-cinq ans en France, je symbolise tout ce qu'une fraction de l'opinion publique peut ne pas aimer.
- B. Pivot.- Vous avez fait récemment un voyage dans le Languedoc et vous avez certainement vu des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : "Gardem lou Tonton..."
- F. MITTERRAND.- N'est-ce pas plutôt "Gardarem..." ?
- B. PIVOT.- Exact. "Gardarem lou Tonton"...
- F. MITTERRAND.- C'est sympathique.. J'avoue que "Tonton" n'est pas un diminutif ou une appellation familière dans laquelle je me serais naturellement reconnu...
- B. PIVOT.- Et pourtant, on ne parle que de "Tonton" ! C'est même le code de vos supporters sur le Minitel...
- F. MITTERRAND.- Ils ne m'ont pas demandé mon accord !
- B. PIVOT.- ... Charles Trenet chante "Vas-y Tonton "...
- F. MITTERRAND.- Il ne me l'a pas davantage demandé !
- B. PIVOT.- Tonton par ci, Tonton par là !
- F. MITTERRAND.- C'est un diminutif un peu réducteur, familial...
- B. PIVOT.- Dans une famille, quand on parle du Tonton, c'est plutôt avec gentillesse.
- F. MITTERRAND.- Oui, sûrement. Il se trouve que je suis à la fois le sujet et l'objet de cette affaire, mais j'y prends peu de part.
- B. PIVOT.- Il y a aussi la "Tontonmania" ?
- F. MITTERRAND.- Pour m'inciter à me représenter, beaucoup de déclarations ont été faites par des gens qui, ne manquant pas d'esprit, ont repris ce surnom. "Tonton" est un nom de code - qui m'était inconnu - employé par des services de sécurité...
- B. PIVOT.- C'est "Le Canard enchaîné" qui l'a lancé le premier. Vous préférez sans doute qu'on parle de "Tontonmania" plutôt que de "Mitterrandolâtrie" ?
- LE PRESIDENT.- C'est plus mignon, non ? (rires). Si c'était un système, une forme de culte de la personnalité, ce serait déplaisant. Ce n'est pas le cas, donc c'est sympathique. En tout cas, soyez sûr que je reste à l'écart de l'une et l'autre de ces modes.\
B. PIVOT.- Votre pouvoir a-t-il donné, au fil des ans, naissance à une cour ?
- F. MITTERRAND.- C'est ce que beaucoup de journalistes, voire d'écrivains, qui traitent de politique, croient. Cela fait partie aussi des mythologies car le pouvoir a gardé un caractère sacré, même si on le traîne dans la boue. J'ai été parlementaire pendant trente-cinq ans et la moitié de ce temps j'ai exercé dans mon département, la Nièvre, une responsabilité, un pouvoir qui m'a donné les joies, les satisfactions les plus fortes de ma vie politique. J'aimais ce département et les gens qui y vivent, j'y avais - j'y ai - des amis très fidèles. J'avais avec mes adversaires politiques des relations cordiales, j'ai connu très peu de fanatiques. Dans des coins reculés, on me considérait parfois comme le seigneur d'antan. De braves gens, par exemple, me demandaient d'intervenir pour un procès de mitoyenneté - sur lequel je ne pouvais rien ! - et à la fin du rendez-vous, on posait sur mon bureau un poulet rôti ou une piécette ! J'expliquais que les choses ne se passaient plus ainsi, j'envoyais le poulet aux cuisines de l'hôpital et je rendais la petite pièce !
- Oui, il y a des mythologies. On imagine que les personnages investis de responsabilités nationales rendent la justice et qu'ils ont leur cour, le cas échéant leur fou, leur reine et les autres !
- B. PIVOT.- Dans son livre "Les masques", Régis Debray parle pourtant de "chouchous" et de "favoris".
- F. MITTERRAND.- Régis Debray est un homme sensible et il était peut-être un peu triste lorsqu'il me voyait plus familier avec d'autres qu'avec lui.
- B. PIVOT.- Preuve qu'il existe une sorte de jalousie ?
- F. MITTERRAND.- L'entourage d'un Président est une société humaine comme les autres, où les rapports sont peut-être encore plus aigus.
- B. PIVOT.- Mais, pour un Président avisé, il peut y avoir un bon usage de la cour ?
- F. MITTERRAND.- Pardonnez-moi de contredire les chroniqueurs mais je n'ai pas de cour et même, d'une certaine manière - mais les mots paraîtront forcés - je n'ai pas de cabinet. J'ai toujours refusé de considérer que l'ensemble de mes collaborateurs constituaient une entité. Je ne les réunis jamais. Souvent ils me le demandent mais je leur dis : chacun d'entre vous me conseille quand j'en ai besoin et dans la spécialité que je lui ai confiée. Il n'a pas d'autre rôle à mes côtés. Lorsque j'apprends qu'un de mes collaborateurs intervient auprès d'un ministre, je lui fais de vifs reproches. S'il s'agit d'une intervention plus importante, je le renvoie. Ce n'est arrivé qu'une fois !\
B. PIVOT.- Deux citations. La première est de Valéry : "Le pouvoir sans abus perd de son charme"...
- F. MITTERRAND.- C'est l'idée que se faisait Paul Valéry, que je tiens pour un des plus grands écrivains du siècle, mais qui était taraudé par le désir d'exercer une influence politique. Il regardait dans ce milieu, auquel il n'avait accès que par le côté mondain, avec un peu d'envie, il se disait : si moi, j'exerçais le pouvoir, qu'est-ce que j'aimerais aller jusqu'à l'abus, donc jusqu'au charme ! Il n'en aurait rien fait d'ailleurs !
- B. PIVOT.- De Montesquieu : "Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de la durée".
- F. MITTERRAND.- Je n'ose pas dire que c'est assez raisonnable à l'heure où vous m'interrogez ! (rires) Montesquieu exprimait cela en un temps où les monarques étaient de droit divin et où leur règne durait longtemps, longtemps.. Je n'y prétends pas !
- B. PIVOT.- Dans ses "Carnets", Charles de Gaulle note que, passé quatre-vingts ans, Sophocle, Goethe, Titien, Verdi, Monet, Voltaire, Hugo, Tolstoï, etc... ont continué de donner des oeuvres admirables.
- F. MITTERRAND.- Oui, j'ai lu cela. Quand il écrivait ce que vous venez de rapporter de Gaulle avait soixante-seize ans. J'ai donc encore un peu de temps devant moi !
- B. PIVOT.- C'est une idée stimulante ?
- F. MITTERRAND.- Elle est stimulante parce qu'il est vrai que les grands créateurs cités par de Gaulle ont accompli des oeuvres parmi les plus hautes de l'histoire de l'humanité après avoir atteint un âge très avancé. C'est de Gaulle qui le dit et il a raison. J'ajouterai que j'ai soixante-et-onze ans aujourd'hui et qu'en 1995 je n'en aurai que soixante-dix-huit ! Mais je le ferai pas, on y verrait une allusion...
- B. PIVOT.- De Gaulle ajoute, de sa main, après avoir énuméré tous ces noms illustres : "Ce sont des exemples qu'on se cite à soi-même pour se donner le change sur son âge".
- F. MITTERRAND.- Très juste. Parlons sérieusement : tel va le cours de la vie. Il faut savoir s'arrêter. Naturellement, nos adversaires pensent qu'on ne s'applique jamais ce raisonnement à soi-même... au bon moment. Et peut-être est-ce vrai ?...\
B. PIVOT.- Bien entendu, vous avez lu le livre de Valéry Giscard d'Estaing "Le pouvoir et la vie"...
- F. MITTERRAND.- Oui, je viens de l'achever.
- B. PIVOT.- Et alors, monsieur le Président ?
- F. MITTERRAND.- Je le trouve très bien, d'un ton, d'une écriture très libres. Il est difficile de conquérir sa liberté intérieure, d'assurer la propre maîtrise de sa vie. Quand on y parvient, tout paraît plus aisé, on est devenu soi-même. Je ne connais rien de la vie intérieure de Valéry Giscard d'Estaing, mais le style de ses livres était jusqu'alors assez convenu et les sujets qu'il choisissait l'y contraignaient. "Le pouvoir et la vie" est libre et bien écrit. L'un ne va pas sans l'autre. Il fait preuve d'un don de l'image qu'on ne trouvait pas dans ses anciens textes. Au total, j'ai aimé.
- B. PIVOT.- Est-ce que ce livre ne démystifie pas la charge suprême ?
- F. MITTERRAND.- Non. Ce qui passionne les lecteurs, c'est qu'ils s'aperçoivent soudain que les hommes publics ont des vies qui ressemblent à la leur.
- B. PIVOT.- Le livre de Valéry Giscard d'Estaing pose cette question implicite : comment faire pour que le pouvoir ne donne pas de celui qui l'exerce une image erronée, fâcheuse et préjudiciable ?
- F. MITTERRAND.- On n'y échappe pas !
- B. PIVOT.- C'est terrible !
- F. MITTERRAND.- On a de la chance ou de la malchance, c'est-à-dire que cela dépend beaucoup des mémorialistes. Or, on ne les choisit pas. S'ils vous accablent et s'ils ont du talent, il faut deux siècles pour s'en remettre ! Quand on a oublié qui vous étiez, apparaissent alors des ouvrages de réhabilitation, mais c'est un peu tard. Ce sont vos arrière-arrière-descendants qui peuvent éprouver une légère satisfaction.\
B. PIVOT.- Dans son livre "Les Masques", Régis Debray brosse un portrait de vous...
- F. MITTERRAND.- Il m'avait soumis son texte avant publication et j'avais réagi sur deux ou trois points, notamment lorsqu'il dit à peu près de moi : "il se reconnaît davantage dans Chardonne que dans Jaurès". Tout cela parce que, dans une de vos émissions, j'ai dit que Jacques Chardonne était un modèle de style, modèle d'une époque antérieure. Je maintiens ce jugement : pour l'écriture, c'est un des maîtres de ce siècle, appliqué à un domaine qui est celui du couple. Chacun son genre. Il est vrai que je n'ai pas cherché dans Jaurès des notations fines sur le couple (rires), mais je n'ai pas non plus cherché dans Chardonne une réponse aux questions que je me pose sur l'évolution de la société !
- B. PIVOT.- Régis Debray écrit donc : "François Mitterrand a un tempérament de gauche et une culture de droite".
- F. MITTERRAND.- C'est un trait littéraire. Qu'est-ce que cela veut dire "culture de droite" ?.. Il est vrai que lorsque j'étais enfant, on trouvait dans la bibliothèque de mes parents Barrès et Bourget plus que Zola ! Je pense que c'était le cas de nombreuses familles de province. Puis, j'ai eu la révélation à quatorze, quinze ans de ce qu'était la littérature moderne (celle de l'époque) quand nous avons reçu pour la première fois les fascicules de la NRF. Quelle émotion quand je voyais la couverture blanche et le filet rouge. Cela a élargi le champ de ma vision, mais j'avais des goûts indifférents à la couleur politique des auteurs. Tout le monde connaît les poèmes d'Aragon, je me jetais à corps perdu dans ses romans.
- B. PIVOT.- Je cite à nouveau Régis Debray : "J'appelle excellence de droite le penchant pour les herbiers, la notation sèche et pointue, le coup d'oeil psychologique"...
- F. MITTERRAND.- On revient à Chardonne !
- B. PIVOT.- A vous aussi !
- F. MITTERRAND.- Vous trouvez ?
- B. PIVOT.- Ah oui !
- F. MITTERRAND.- Peut-être.. Je suis extrêmement sensible - j'y manque souvent moi-même et je me le reproche - au mot juste. Et pour moi, le mot juste, c'est le mot beau. J'aimerais une littérature qui n'emploie que les mots exacts, qui signifient ce qu'ils doivent signifier. J'aime la littérature où les arbres, les pierres, portent leurs noms.. Vous me demanderez sans doute comment je peux aimer d'autres écrivains moins rigoureux par le style, plus foisonnants. Je suis un fidèle de Zola, par exemple, le Zola des Rougon-Macquart.
- B. PIVOT.- Vous préférez une littérature qui va de l'ornement au dépouillement ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ose pas dire cela, parce que si j'ai un dieu littéraire, c'est Tolstoï.
- B. PIVOT.- Est-ce que la culture d'un homme, son goût pour les arts et les lettres doivent être obligatoirement en harmonie avec ses options politiques ?
- F. MITTERRAND.- Ce n'est pas mon cas. Enfin, pas toujours.
- B. PIVOT.- Mais les gens croient qu'il doit y avoir accord ?
- F. MITTERRAND.- Ils ont peut-être raison. En tout cas j'aime "Le Voyage au bout de la nuit" `Céline`, "La Colline inspirée" `Barrès` ou "Les Religions et les philosophies dans l'Asie centrale" dont les auteurs ne sont pas spécialement de gauche ! Je vais passer devant le Tribunal de la gauche (rires) ! Mais je plaisante. La gauche n'est pas comme ça.
- B. PIVOT.- Ne le criez pas trop fort !
- F. MITTERRAND.- Pourquoi ? Je préfère aussi Renan à Barrès ! J'aime ce que j'aime, c'est tout.\
B. PIVOT.- Vous avez convié à votre table, pendant votre septennat, de nombreux écrivains...
- F. MITTERRAND.- Parmi eux, beaucoup sont des amis.
- B. PIVOT.- ... Ce sont les déjeuners littéraires ou intellectuels de l'Elysée auxquels, c'est évident, vous prenez un grand plaisir. De quoi est fait ce plaisir ?
- F. MITTERRAND.- Ceux qui écrivent et dont les livres me plaisent ont, à mes yeux, un vrai prestige.
- B. PIVOT.- On m'a rapporté qu'au cours de ces déjeuners vous voulez parler littérature et les écrivains, eux, veulent parler politique...
- F. MITTERRAND.- C'est ce que j'avais observé avec Saint-John Perse. Je l'ai bien connu dans les quinze années qui ont précédé sa mort. Lui qui avait été secrétaire général du Quai d'Orsay, successeur de Berthelot, était féru de politique. Or, c'était l'écrivain qui m'intéressait avant tout. Nos conversations étaient un chassé-croisé permanent. Mais quand il me parlait de ses observations, la mer, un oiseau, l'herbe qu'il fauchait à 86 ans, c'était merveilleux.
- B. PIVOT.- Certains disent que pour ce qui est de la création dans les arts et les lettres, la France serait aujourd'hui en déclin. Qu'en pensez-vous ?
- F. MITTERRAND.- Pour les arts, c'est sûrement faux. Pour les lettres, nous avons de grands écrivains, mais peu de grandes oeuvres, j'en conviens, autant du moins que nous, contemporains, puissions le distinguer. Comment apprécier, par exemple, la place d'Artaud ? Elle grandit et grandira, je le pense. On est toujours un peu myope sur son temps. La littérature des années 1875 à 1914 m'intéresse beaucoup et je constate que sept ou huit livres de 1885, alors perdus dans la masse, sont aujourd'hui devenu des grands livres de référence.
- B. PIVOT.- Le savait-on à l'époque ?
- F. MITTERRAND.- On ne pouvait pas le savoir. C'est la raison pour laquelle je suis assez réservé devant votre question. Est-ce la télévision ou le cinéma qui a absorbé les grands talents ? La littérature est-elle moins nourrie de vie intérieure ? Déclin n'est toutefois pas le terme que je retiendrais. A mon avis, ce sont plutôt des vagues qui montent et descendent avant de remonter...\
B. PIVOT.- Que pensez-vous de l'ensemble des programmes des six chaînes de télévision ?
- F. MITTERRAND.- Je ne suis pas bon juge parce que je regarde assez peu la télévision. Lorsque des séries ou des films me sont signalés comme très intéressants, on me les enregistre et je passe les cassettes, mais mon emploi du temps ne me permet pas d'être un télespectateur assidu. Cela dit, je vais parler comme tout le monde : il y a une déperdition inquiétante de la qualité depuis quelque temps. J'ai voulu la libération des ondes puisque c'est moi qui ai cassé le monopole la radio et de la télévision, mais je n'avais pas songé que TF1 pourrait être privatisée. On a trop allégé la structure publique qui pouvait, elle, offrir aux Français le luxe de la culture et donc produire des oeuvres plus difficiles, plus exigeantes que ne le sont les jeux de hasard ou "Dallas". J'éprouve comme une sorte de souffrance, de regret profond, lorsque je constate qu'on laisse en jachère tant et tant de talents. Je participe donc au désenchantement et j'attends avec intérêt la réaction des télespectateurs qui trouveront un jour insupportable cette intrusion excessive dans leur vie de la publicité (généralement fort bien faite) et d'images vulgaires.
- B. PIVOT.- A propos de publicité, qu'est-ce qui vous paraît le plus acceptable : une coupe publicitaire au milieu d'une émission avec le Président de la République ou au milieu d'un film d'Alain Resnais ou de Woody Allen ?
- F. MITTERRAND.- C'est du même ordre. Pour des raisons très différentes.\
B. PIVOT.- Le fait d'être le Président de la République pour les fêtes du Bicentenaire de la Révolution n'a-t-il pas compté, même pour une part très modeste, dans votre décision de vous représenter ?
- F. MITTERRAND.- Non, pas du tout.
- B. PIVOT.- Pour quelqu'un comme vous qui adore l'Histoire, il y a là quelque chose de très stimulant...
- F. MITTERRAND.- Je vous assure, ça n'a pas joué...
- B. PIVOT.- Le 14 juillet 1989, Place de la Bastille, un Président de gauche aurait-il mieux sa place qu'un Président de droite ?
- F. MITTERRAND.- Un Président de gauche serait plus à son aise qu'un Président de droite qui, s'il avait été en place en 89, n'aurait sans doute pas mis de feuille de marronnier à son chapeau ! Mais 1789 fait maintenant partie de notre culture commune et je ne veux pas être injuste.
- B. PIVOT.- Que doivent apporter aux Français ces fêtes du Bicentenaire ?
- F. MITTERRAND.- Il faut dire que la mort de Michel Baroin et celle d'Edgar Faure ont rendu les choses difficiles. Il va falloir fournir un sérieux effort. J'espère qu'il n'interviendra pas trop tard, car certaines oeuvres, télévisées, par exemple, exigent une longue préparation. De toute manière, si je suis élu, je suis décidé à donner un sérieux coup de collier.
- B. PIVOT.- Vous, Président de la République élu en 1988, qu'espérez-vous faire passer à travers ces fêtes du Bicentenaire ?
- F. MITTERRAND.- Je crois à l'Histoire. C'est Régis Debray, précisément, qui m'a dit un jour : "la mémoire est révolutionnaire". En reprenant cette phrase à mon compte, je réagissais contre la négation de l'Histoire. Dire : l'Histoire commence avec nous et nous n'avons pas besoin des matériaux du passé n'a pas de sens. Nous en avons besoin pour construire un étage de plus. C'est dans l'Histoire qu'on trouve l'inspiration et la force de continuer, tout en changeant. 1789 - 1794, c'est très contrasté, mais c'est tout de même dans ces années-là que la France a puisé la plupart de ses comportements. J'ai insisté auprès de Pierre Mauroy pour qu'il restaure l'enseignement de l'Histoire dans sa plénitude. Mes fils ont fait des progrès depuis, mais à un moment donné je n'aurais pas juré qu'ils savaient qui de Louis XIV ou de Charles IX avait précédé l'autre !
- B. PIVOT.- Tout de même !
- F. MITTERRAND.- Ils n'étaient pas les seuls.
- B. PIVOT.- Nous terminerons, monsieur le Président, sur une citation de Chateaubriand : "Presque toujours en politique le résultat est contraire à la prévision".
- F. MITTERRAND.- Non, non ! Chateaubriand était comme les autres : il a toujours rêvé de faire de la politique, et de la grande politique, et il n'a pu accéder que fort brièvement au ministère des affaires étrangères. Du coup, il a jugé très durement ceux qui ne lui avaient pas permis de devenir ce qu'il pensait devoir être. C'est le jugement de quelqu'un qui est resté à côté. A côté du pouvoir, bien entendu ! Car, pour le reste...\