1 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la revue "Parlements" d'avril-mai 1988, notamment sur le contrôle parlementaire et les compétences des collectivités locales.

QUESTION.- Dans l'optique de l'ouverture européenne, quelles sont les transformations que vous souhaitez pour le Parlement européen, dans son mode d'élection, sa composition et ses pouvoirs ?
- LE PRESIDENT.- Nous proposons que le Parlement européen participe plus activement au processus législatif communautaire : appuyer la mise en oeuvre de la procédure de coopération entre le Parlement et la Commission, à partir d'une programmation des textes soumis par la commission à l'examen du Parlement et la création d'un rôle d'amendement du Parlement, sous certaines conditions de majorité, des décisions de l'exécutif. Pour réaliser ces mesures, une navette devrait être instaurée entre la Commission et le Parlement, sur les propositions de directions concernant l'acte unique, le Parlement pouvant sur une majorité des deux tiers annuler certaines dispositions. Enfin, une meilleure concertation entre Parlement européen et parlements nationaux est nécessaire, pour éviter que le processus de décision du Conseil européen ne marginalise le contrôle démocratique des parlements nationaux.\
QUESTION.- Quel est le rôle que vous souhaitez voir jouer au Sénat ?
- LE PRESIDENT.- Le Sénat joue pleinement le rôle de chambre de réflexion qui lui a été attribué par la constitution de 1958 au sein de nos institutions.
- QUESTION.- Estimez-vous souhaitable de réincorporer sous contrôle parlementaire l'ensemble du budget social de la nation ?
- LE PRESIDENT.- Le budget social de la nation est, pour sa plus grande part, géré sous la responsabilité des partenaires sociaux. Cette tradition, aisément explicable par l'origine des cotisations sociales, ne saurait être remise en cause brutalement. Mais cela ne doit pas empêcher la représentation nationale de débattre du budget de la protection sociale dans sa globalité qui dépasse en ampleur le budget de l'Etat. La pratique établie en 1983 d'un débat au Parlement sur cette question devra être poursuivie.
- QUESTION.- Quelle est votre opinion sur les services votés ?
- LE PRESIDENT.- Cette disposition explique en partie la faible capacité d'intervention des parlementaires. En 1986, ils n'ont, par exemple, pu infléchir que 0,16 % des ressources et 0,14 % des charges. Peut-être pourrait-on commencer par éclater le poste appelé "dépenses nouvelles" en faisant apparaître non plus le solde mais séparément ce qui constitue d'un côté des charges nouvelles, de l'autre ce qui constitue des économies sur les actions antérieures.\
QUESTION.- Pour vous, quels sont les seuils qui doivent être retenus pour une proposition de loi, pour la constitution d'un groupe parlementaire, pour le dépôt d'une motion de censure ?
- LE PRESIDENT.- Les seuils actuels sont tout à fait satisfaisants.
- QUESTION.- Quel est votre sentiment sur la réalité du contrôle parlementaire ? Sur quoi ce contrôle devrait-il tout particulièrement s'exercer ?
- LE PRESIDENT.- La fonction de contrôle du Parlement s'étiole. Il faut plus de débats publics, davantage de transparence. Les Assemblées doivent veiller aux manquements de la loi et à la morale publique. Ainsi, le contrôle parlementaire doit être étendu, notamment par le biais des commissions parlementaires d'enquête et de contrôle qui devraient se voir doter de pouvoirs juridictionnels, de moyens d'investigation et de communication plus grands.\
QUESTION.- Quel rôle doit jouer, selon vous, le Conseil économique et social ?
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement pourrait le saisir plus fréquemment dans les domaines où sa consultation n'est pas obligatoire. Il s'agit d'une instance de concertation nécessaire dont la composition a été élargie par le gouvernement socialiste en 1984 (loi organique no 84-499 du 27 juin 1984) afin de tenir compte des mutations économiques et sociales que la France a connues depuis 1958.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à une autonomie fiscale des régions ou à une dotation de l'Etat, dite de décentralisation ?
- LE PRESIDENT.- C'est la suite logique de la loi de 1972 qui avait créé les régions et surtout de la loi de décentralisation de 1982 qui avait transformé les établissements publics régionaux en collectivités territoriales. Ce changement de statut était subordonné à l'élection des conseils régionaux au suffrage universel. Par ailleurs, c'est la loi de janvier 1986 qui a défini les règles de fonctionnement, les compétences et les ressources des régions. Les élections ne pouvaient avoir lieu qu'après. Elles ont eu lieu en mars 1986. C'est pourquoi, en octroyant en loi de finances pour 1986 cette autonomie fiscale aux régions, le gouvernement n'a fait, après l'avoir beaucoup critiquée, que poursuivre notre politique de décentralisation. Mais ce n'est qu'à partir de 1989 que les régions pourront percevoir les autres taxes directes locales au lieu de la taxe régionale additionnelle £ nous avions proposé, par un amendement qui a été refusé, que cela soit avancé à 1988.
- QUESTION.- Certains conseils généraux ne font-ils pas double emploi avec les petites régions telles que la Corse, le Limousin ou le Nord ?
- LE PRESIDENT.- Le département ne saurait concurrencer la région puisqu'il assure des solidarités économiques et sociales essentielles, alors que la région a vocation à animer le tissu régional de par ses compétences en matière de planification et de formation professionnelle. Par conséquent, dans tous les cas, le conseil général et le conseil régional ont des compétences partagées avec l'Etat et les autres collectivités territoriales et ne sauraient faire double emploi mais avoir un rôle complémentaire.\
QUESTION.- Souhaitez-vous que les immigrés accèdent au vote municipal et, si oui, dans quelles conditions ?
- LE PRESIDENT.- Le parti socialiste propose que les élus socialistes multiplient et dirigent les expériences du type de celles qui ont eu lieu à Mons-en-Baroeul (Nord) le 19 mai 1985 et à Amiens le 19 décembre 1987. De telles initiatives doivent conduire la population française à admettre la nécessité d'une réforme de plus grande ampleur à laquelle les socialistes demeurent attachés.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à l'attribution de pouvoirs de police nouveaux pour les communes £ si oui, lesquels ?
- LE PRESIDENT.- Seul le maire au nom de la commune doit disposer de pouvoirs de police. Actuellement, le maire dispose de pouvoirs de police administrative, régis notamment par les articles L131-1 à L132-9 du code des communes, afin d'assurer le maintien de l'ordre. Autorité de police administrative générale, le maire doit ainsi assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, compétences qui sont exercées différemment dans les communes où est instituée une police d'Etat.
- Le maire dispose, par ailleurs, avec d'autres autorités de police (le préfet ou le ministre notamment) de pouvoirs de police spéciaux : la circulation routière...
- Le maire exerce en outre des pouvoirs de police judiciaire afin de rechercher les auteurs d'infractions en vue des les livrer à la justice répressive.
- Cet équilibre des pouvoirs nous convient parfaitement, d'autant qu'il s'exerce en dernier lieu sous le contrôle des juges administratif et judiciaire.\
QUESTION.- Le mode d'élection proportionnel mixte des communes vous semble-t-il satisfaisant ou pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est un mode d'élection, admis de tous aujourd'hui, et dont on pourrait certainement étudier l'extension.
- QUESTION.- En tant que futur président de la République, comment pourrez-vous contrôler les prélèvements obligatoires si l'Etat abandonne aux collectivités locales la possibilité de lever l'impôt ?
- LE PRESIDENT.- Au niveau des collectivités locales, il faut constater que la pression fiscale n'a que peu augmenté au cours des dernières années. C'est ainsi qu'en 1987, la fiscalité locale dans son ensemble ne s'est accrue que de 0,5 %. Et encore, ce résultat aurait été sûrement meilleur si le gouvernement actuel n'avait pas encore accru de 4 points la cotisations des collectivités locales à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales.
- Pour l'avenir, nous proposons :
- d'une part que les feuilles d'impositions montrent beaucoup plus nettement les variations d'impôts dues aux décisions de chaque niveau des collectivités territoriales £
- d'autre part, nos voisins d'outre-Rhin ont une expérience à nous faire partager. Il existe en effet chez eux un Conseil de la planification financière (Finanz Planungsrat) qui réunit régulièrement l'Etat, les Länder et les communes. Chargé de prévoir l'évolution à terme des charges de fonctionnement, d'investissement et des ressources respectives à chaque niveau d'administration, il évite des surprises, incite chacun à s'engager sur des objectifs précis et à les respecter. Cette mission pourrait être confiée au Plan.
- QUESTION.- Quelle place doit tenir selon vous, dans la région, le Comité économique et social ?
- LE PRESIDENT.- Il doit tenir la place que les socialistes lui ont confié dans la loi du 2 mars 1982 : une source d'avis et un creuset d'études.\
QUESTION.- Si vous êtes élu à la présidence de la République, dissoudrez-vous l'Assemblée nationale ou non ?
- LE PRESIDENT.- C'est une décision dans laquelle la situation politique du moment intervient pour une large part.
- QUESTION.- Quel est le mode de scrutin que vous souhaitez voir utiliser pour la prochaine Assemblée ?
- LE PRESIDENT.- L'Assemblée actuelle a adopté le retour au scrutin d'arrondissement. Les autres démocraties européennes, exceptée la Grande-Bretagne, utilisent le scrutin proportionnel. Un système électoral conciliant les avantages des deux formules précédentes éviterait peut-être ces oscillations périodiques.\
QUESTION.- Estimez-vous que 36000 communes représentent un nombre trop faible, trop important ou normal ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que la France avec 36433 communes compte à elle seule plus de communes que l'ensemble des autres pays de la CEE (la France a 10000 collectivités territoriales de plus que nos autres partenaires réunis). Il s'agit là d'un chiffre considérable et c'est pourquoi la loi de juillet 1971 avait instauré une procédure de fusion autoritaire des communes qui a en partie échoué.
- Cette première constatation est à tempérer avec les efforts de regroupements communaux non négligeables que fait la France et qui devrait la préparer à une meilleure adaptation de ses structures, à un meilleur exercice de la gestion locale. C'est ainsi que la coopération intercommunale est très importante en France où l'on dénombre : 15000 syndicats à vocation unique, 2000 syndicats à vocation multiple, 193 districts et 9 communautés urbaines. Enfin, nous ne devons pas oublier non plus les effets positifs en termes de démocratie locale, de toutes ces petites communes où le maire et ses conseillers sont des hommes communs, accessibles, proches.\