20 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'hôtel de ville d'Aix-la-Chapelle, sur la construction européenne, l'emploi des armes préstratégiques françaises et la dissuasion nucléaire, mardi 20 octobre 1987.

Monsieur le président de la République fédérale d'Allemagne,
- Monsieur le ministre-président,
- Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- C'est en effet une visite très symbolique qu'ont voulu organiser en commun les responsables allemands et les responsables français.
- Symbolique pour toutes les raisons qui ont été évoquées depuis hier, rappelées avec plus de précision encore ici même. Il suffit de se reporter à quelques événements capitaux de notre histoire commune pour imaginer les splendeurs passées, ce qu'aurait pu être le temps qui a suivi et pour imaginer encore ce qu'un tel exemple pourrait nous proposer, sous une forme différente, qui réponde à l'évolution de nos sociétés. L'Allemagne et la France, dérivées du vieil empire, procédant du même homme et de sa dynastie, nourries aux mêmes sources de la culture, partageant les mêmes ambitions, bâtissant l'histoire, cela reste au moins un domaine exemplaire puisque nous avons aujourd'hui, en 1987, et pour les années qui viennent, à réunir à notre manière les peuples en question pour qu'ils reprennent à la face du monde le long chemin interrompu.
- C'est une émotion que de se trouver ici à Aix-la-Chapelle, une émotion pour les amoureux de l'histoire, pour ceux qui aiment ce climat de nos vieilles villes d'Europe, ce rappel de l'art, ainsi que de la continuité dans le souvenir des grandes oeuvres. Tout à l'heure dans la Chapelle Palatine, nous nous trouvions affrontés au souvenir de Charlemagne, nous apercevions les formes de Ravenne, peut-être un peu de Constantinople, nous distinguions le surgissement des époques qui, il y a bien longtemps, magnifiaient les matériaux, organisaient l'architecture, proposaient des formes et des techniques qui ont prévalu au cours des siècles qui ont suivi et que l'on retrouve ici même dans votre cathédrale. Sans oublier les témoignages qui ont marqué au travers des empereurs couronnés, dans cette ville et dans cette cathédrale pendant plusieurs siècles, ce grand rendez-vous d'Aix-la-Chapelle. Sans oublier non plus les autres rendez-vous de toutes sortes, les conciles, les synodes, les diètes, les diplomates, puisqu'ici furent signés deux grands Traités. Sans nous oublier nous-mêmes puisque nous sommes là, vous Président de la République fédérale, moi-même Président de la République française et les autres personnalités venues de nos deux pays et qui en cet instant, j'en suis sûr, éprouvent les mêmes sentiments.
- C'est en ce lieu, il faut le répéter, que l'Allemagne et la France à la fois se sont rassemblées, à la fois se sont séparées. Par un retour de l'histoire, après plus de 1000 ans, voilà que d'autres hommes, des Allemands, des Français et puis d'autres encore venus des autres pays d'Europe ont conçu une oeuvre grandiose. Dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale, sans perdre le moindre temps, alors que les plaies n'étaient pas pansées, alors que les blessures continuaient de saigner, alors que les amis continuaient d'être meurtris, déchirés, divisés, quelques hommes organisaient déjà dans leur esprit ce que serait l'Europe du siècle à suivre.
- Nous les avons déjà nommés, je les ai cités hier. Je pense, du côté allemand, à Conrad Adenauer, je pense du côté français à Robert Schuman ou à Jean Monnet. Puis, à sa manière qui était différente, à sa capacité à construire des oeuvres grandioses par l'imagination, Charles de Gaulle, encore avec Adenauer. Et tout ce que nous avons vécu nous-mêmes depuis plus de trente ans. Je crois vraiment que si nous savons parachever l'oeuvre -entreprise, sera magnifiée de ce fait l'action des fondateurs qui au lieu d'être simplement un geste inachevé rendra, grâce à nous et à nos fils, l'ampleur historique que réclament l'Occident et l'Europe.\
En ce lieu, je pense que chacune et chacun d'entre vous éprouve au dedans de lui le choc de ces pierres, de ces formes, de ces souvenirs, de ces symboles, le choc d'une présence qui est celle de l'histoire, notre histoire à vous Allemands, à nous Français. Si nous avons quelque chose de commun, un patrimoine à partager, c'est bien celui-là.
- Nous en avons beaucoup parlé ces dernières heures, ces derniers mois, ces dernières années, ces dernières décennies. Nous avons beaucoup parlé du couple franco-allemand, un couple qui comme tous les couples n'est pas seulement paisible. Un couple qui s'est construit sur ses propres décombres, un couple qui veut corriger ses propres détours en étant capable de traçer cette fois-ci une ligne droite qui servira d'axe durable aux uns et aux autres. L'ambition que j'exprime est encore plus grandiose. Au-delà de la réconciliation puis de l'amitié franco-allemande, je vois l'Europe qui est nous et qui est nôtre. Autour de cette puissance restaurée d'hommes et de femmes, créateurs, inventeurs, travailleurs, artistes, capables de dominer tous les secrets de la matière pour le service de l'homme, je vois aussi le continent, notre continent et le monde organiser autrement son image, ordonner ses perspectives non pas autour de nous mais avec nous ce qui serait un gain considérable sur l'oubli auquel nous serions voués si nous n'étions pas capables de dépasser les perspectives anciennes. Bref, nous avons à réfléchir ensemble, nous avons à concevoir ensemble et nous avons à agir en commun.
- J'ai voulu célébrer les fondateurs parce que c'est là que se trouve l'inspiration première et que dans cette inspiration nous serions plus pauvres aujourd'hui. Mais je crois aussi à la force de l'enseignement de l'histoire, c'est-à-dire à la force de l'exemple comme dans une famille £ essayez donc d'expliquer à vos enfants ce qu'il convient de faire si vous n'êtes pas capables de leur montrer l'exemple. On nous a montré l'exemple, notre génération a pour charge de transmettre, puis d'enseigner, d'enseigner par l'exemple. La jeunesse qui vient, que j'ai eu la chance de rencontrer grâce à vous, hier à Bonn, comme cela m'arrive dans bien d'autres circonstances - il y a huit jours à Bruges et dans combien d'universités de l'Europe, et j'imagine, monsieur le Président de la République, que telle est votre destinée de faire comme moi, comme le font les ministres-présidents ou les ministres qui se trouvent ici - puisqu'il est nécessaire que notre tâche inspire d'autres encore, il nous faut donc enseigner partout en Europe ce que nous devons être bientôt, je veux dire avant la fin de ce siècle même.\
J'ai été, sachant que je devais parler ici, conduit à distribuer mon exposé entre quelques idées-force, quelques idées majeures. Vous me dispenserez d'aller trop loin dans mes explications. L'emploi du temps n'est pas fait pour çà car la journée continuera un peu plus loin, et puis je ne veux pas lasser votre attention.
- Mais je voulais dire que nous, l'Allemagne et la France, nous voulons construire l'Europe. On dit le moteur de l'Europe, comme on voudra, peu m'importe l'image. Je veux que pas un mot ne sorte de ma bouche qui puisse donner le sentiment à nos autres partenaires que nous puissions souhaiter, Allemagne et France, leur montrer le chemin, leur imposer nos normes, et pratiquement fonder une puissance particulière autour de laquelle ils auraient à s'organiser. Chacun agit avec sa souveraineté, chacun apporte ce qu'il est, d'abord parmi les Douze de la Communauté. Nul n'est à exclure de quelque domaine que ce soit. Chacun vient apporter ce qu'il est en pleine égalité.
- Mais il est vrai, et à Aix-la-Chapelle on le sait mieux qu'ailleurs, nos peuples ont une fonction, une fonction historique, à nous de la remplir. Et il faut que nous soyons capables de définir une stratégie pour l'Europe. D'autres s'y sont essayés avant moi et je n'aurais qu'à puiser dans les leçons apprises. Encore faut-il chercher toujours l'élément le plus simple pour que nos peuples puissent saisir l'importance de l'enjeu : une stratégie pour l'Europe £ et cette stratégie pour l'Europe doit comporter d'abord, comment dirais-je, un volet politique, diplomatique, une approche intelligente et pacifique des échéances, d'abord en continuant de réussir la Communauté à laquelle nous appartenons. Cette Communauté comporte aujourd'hui douze pays. Ces douze pays sont très différents l'un de l'autre, aspirés par des alliances, des amitiés, une situation géographique et parfois même une trace historique - qui pourraient les entraîner comme le font des forces centrifuges et qui pourtant ont voulu et continuent de vouloir rester ensemble. Ceci devient, dirai-je, de plus en plus difficile puisque l'exigence d'être ensemble oblige à mesure qu'on avance à resserrer les liens, à renoncer à certaines de ses propres volontés nationales pour les assortir aux volontés européennes, aux volontés communes.\
`Suite sur les relations intercommunautaires`
- Par exemple, lorsque l'on en arrive au fameux Acte unique sur lequel il a fallu tant batailler, - je m'en souviens et je ne suis pas le seul -, à Milan, puis à Luxembourg, la partie paraîssait perdue un quart d'heure avant la fin de la conférence de Luxembourg, eh bien, il a fallu que l'Allemagne, il a fallu que la France et quelques pays voisins amis, la Commission européenne, appliquent toute leur force de conviction et de persuasion pour qu'enfin cet Acte fût accompli. L'Acte unique : désormais il nous reste très peu d'années, fin 1992, début 1993, pour bâtir une Europe où seront abattues toutes les frontières qui protègent ou semblent protéger aujourd'hui nos intérêts particuliers face à la concurrence interne, à la Communauté qui fait de nous souvent des antagonistes, et si l'on n'y veillait parfois, des adversaires £ il faudra donc être le meilleur, et chacun ne pourra pas être le meilleur dans le même moment et dans tous les domaines, sans quoi déjà serait lézardée la construction européenne. Que d'audace, mesdames et messieurs, et que de sagesse seront désormais attendues des dirigeants européens pour que l'Europe rassemblée, celle du Traité de Rome, complétée, parachevée, adaptée au temps que nous vivons, pour que la Communauté européenne puisse répondre à nos aspirations.
- Bon, alors d'ici là, avant d'en être là, dépêchons-nous de mettre au net toute une série d'entreprises. La monnaie : vous imaginez une Europe commerciale et économique soudée, sans frontières intérieures et des monnaies éparses, vous croyez que c'est possible ? Les événements que nous vivons depuis quelques heures, quelques jours, cette bourrasque qui s'abat sur toutes les places financières montre bien que cette monnaie commune, qui reste à fonder en dépit de l'acquit très réel du système monétaire actuel, il faudra être capable, et le plus tôt possible, de se donner cet instrument.\
On a beaucoup parlé de la technologie. Pourquoi en parle-t-on tant ? C'est parce que nous vivons à une époque où chacun sait que les objets usuels dont nous nous servons seront aux deux tiers périmés dans cinq ans. Sans omettre les machines plus sophistiquées dont cinq années marquent généralement la durée d'âge maximum, dans la science d'abord, puis la technique.
- Les techniques vont vite et comme cela va plus vite ailleurs, je veux dire aux Etats-Unis d'Amérique et au Japon, cela veut dire que si nous n'avisons sans délai, notre marché sera conquis par ces deux grandes puissances extérieures. Parler de l'Europe sans monnaie, sans maîtrise de nos échanges et de notre commerce, autant dire qu'il restera tout juste la trace d'un rêve. Mais cela exige beaucoup de nous, c'est sûr. Nos diplomates ont beaucoup de travail - ainsi que nos spécialistes ou nos experts - mais une stratégie pour l'Europe est un acte essentiellement politique avec sa traduction diplomatique. C'est à ceux-là qu'il importe de décider de montrer le chemin et s'y tenir.
- La technique. Je me souviens du moment où j'avais proposé à nos partenaires ce que l'on appelle Eurêka qui dépasse la Communauté de l'Europe puisque dix huit pays y ont adhéré. Il y a eu aussitôt des demandes multiples. Il y en a aussi bien du Japon que de l'Union soviétique, de l'Argentine, que du Canada. C'est un besoin ressenti. Si ce besoin est authentique croyez-moi il doit triompher ou alors c'est que nous ne serions pas capables d'assumer le destin de l'Europe. Et je me demande alors ce que nous faisons là où nous sommes.\
La culture j'en ai parlé hier à Bonn et ce que j'en ai dit a été naturellement très insuffisant. Mais je ne prétendrai pas non plus compléter l'insuffisance, cet après-midi à Aix-la-Chapelle. Le sujet est vaste et, d'autre part, vous, mesdames et messieurs et d'autres dans d'autres villes partout dans tous nos pays, ont beaucoup de choses à dire. Au moins soyons d'accord pour estimer selon le mot de Jean Monnet rappelé par M. le Président de la République fédérale d'Allemagne et par moi-même dans cette seule journée d'hier : s'il fallait recommencer, on commencerait par la culture. Cela c'était le retour d'un vieillard considérant l'oeuvre passée avec plus de sagesse encore et le temps de la réflexion. Après tout, il a bien fait de s'y prendre comme il a fait en prenant les matériaux qu'il avait sous la main. Mais il n'en reste pas moins vrai que puisque nous avons plus de temps qu'il n'en a eu, c'est par nos langages, par nos cultures, par nos approches mutuelles, par nos formes d'expression esthétiques - disons par notre civilisation - que nous pourrons surmonter tous les obstacles venus d'ailleurs.
- On parle des grands empires. Nous n'aspirons pas à devenir un empire, même à Aix-la-Chapelle. Oui, les grands empires américains et soviétiques ont une langue véhiculaire dominante £ une large partie de leur travail est fait £ il reste à faire, pour ce qui nous concerne. Agissons donc vite. Une stratégie pour l'Europe suppose une politique, une économie, une technique, une culture.
- Nous sommes pauvres de notre propre richesse. Notre richesse nous appauvrit, toutes ces langues et toutes ces cultures qui ont et qui signifient tant de choses dans le monde de l'esprit, de l'expression aujourd'hui : la culture allemande, la culture française, culture anglaise, culture italienne, culture espagnole, portugaise. Faudrait-il parler de la Grèce où nous avons tous trouvé en naissant des formes préparées pour l'épanouissement de notre esprit. Cette richesse devient une pauvreté dès lors qu'elle constitue autant de frontières nouvelles qui nous interdisent de nous comprendre autrement que par ces instruments qui ne sont pas aisément transportables et qui sont peut-être le symbole le plus évident de notre incapacité. Cela dit, merci monsieur le maire, de nous les avoir fournis.\
Une stratégie pour l'Europe, un volet politique et diplomatique, l'Europe à construire, l'Europe des Douze. Mais je voudrais insister sur l'ouverture de cette Europe comme nous l'avons fait hier soir. C'est aussi la part de notre destin qui s'affirmera dès le début du siècle prochain plus tôt que vous ne croyez.
- D'abord naturellement l'ouverture sur les pays qui ne sont pas membres de la Communauté mais qui appartiennent aux diverses organisations de type occidental, nos voisins et nos amis. Mais aussi les pays dits de l'Europe de l'Est, laquelle n'est pas tellement de l'Est que du Centre, qui autant que vous à Aix-la-Chapelle, autant que nous à Reims, pourraient nous présenter leurs riches heures, les événements de leur histoire autour de monuments et de cultures aussi belles où nous retrouverions très vite l'éternelle source commune qui nous a faits.
- Il faut préserver, saisir toutes les chances pour qu'une fois les murs tombés, des murs physiques, mais aussi les murs psychologiques, économiques, sociaux, politiques, de toutes sortes, que les murs abattus, ces grands échanges de civilisation recommencent comme avant. Cela dépend de nous. Je veux dire l'ouverture vers l'Est £ il faut donc saisir toutes les opportunités politiques qui ne seraient ni naïveté, ni abandon, mais qui seraient claire conscience du devenir européen £ devenir qui ne sera possible qu'autant que nous aurons su fonder la communauté de notre Europe à nous à partir de laquelle le reste sera possible. Ouverture sur l'Est de l'Europe.
- Je ne ferai pas de passage trop long sur ce sujet, je me contente de citer pour que soit présent à notre esprit : ouverture vers l'autre monde que l'on appelle le tiers monde. Parmi les grandes oeuvres de l'Europe, il y a les accords de Lomé successifs. On a tendance un peu à les oublier dans notre vocabulaire ordinaire. Mais l'Europe, qui a su répondre pour une part aux aspirations de l'Afrique essentiellement mais aussi de quelques autres régions réparties dans le monde, cette ouverture-là doit être précisée de telle sorte que l'Europe, la nôtre d'aujourd'hui qui dispose de ses propres structures, soit capable d'offrir une perspective planifiée pour répondre au problème de l'endettement et de l'appauvrissement progressif du tiers monde par -rapport aux pays dits plus riches.
- Voilà, j'insiste sur ces points parce que je suis convaincu, je ne suis pas le seul dans cette salle, j'en suis sûr, et que tout ce que je viens de dire, que tout ce que nous répétons à l'envi n'aura de sens que le jour où nous serons parvenus à unifier nos politiques et donc nos diplomaties. Si nous n'avons pas, mesdames et messieurs, les mêmes desseins, nous ne pourrions pas avoir la même politique et si nous n'avons pas la même politique, nous n'aurons ni les mêmes technologies, ni les mêmes commerces à proposer au reste du monde, ni la même monnaie, ni les mêmes techniques. Il faudra repartir à zéro un jour ou l'autre. Je plaide donc pour une Europe politique dotée d'institutions politiques dans lesquelles Allemands, Français et tous les autres seront capables de renoncer à certains aspects, comme ils l'ont déjà fait, de leur souveraineté. Finie cette intransigeance. La meilleure façon d'assurer à travers l'histoire la pérennité de ce que nous avons en nous d'original, notre identité, - et nous y tenons nous Français, j'y tiens plus que n'importe lequel de mes compatriotes - c'est d'atteindre le niveau où l'Europe sera comme une sorte de plate-forme d'où nous pourrons proposer mieux encore ce que nous sommes au monde plus lointain.\
`Suite sur la construction européenne`
- Voilà pour le premier volet. Le deuxième on est bien obligé d'en parler. Il est militaire ou, si vous voulez, en termes plus diplomatiques, de sécurité ou de défense. Regardez ce qui se passe dans le monde, la multiplicité de ces conflits régionaux qui peuvent à tout moment déborder sur des conflits internationaux. Voyez de quelle façon la somme des armements peut à tout moment faire basculer le monde dans la guerre. Depuis quarante ans on est allé d'armement en surarmement en prêchant partout dans le monde le désarmement. Paradoxe ou hypocrisie ou bien force des choses ? Mais force des choses plus forte que la force des hommes : c'est bien le contraire d'une civilisation qui veut être digne d'elle-même.
- Donc, il faut poser les problèmes tels qu'ils sont en 1987. Or, il se trouve que précisément cette année, sans exagérer en quoi que ce soit les perspectives, sans magnifier les volontés, en sachant très bien quels intérêts forment le soubassement de ces démarches, eh bien en 1987 pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale ce surarmement pourrait se muer en désarmement. Désarmement incomplet, désarment qui n'a de sens que si la somme de sécurité qui résulterait de ce désarmement serait pour le moins égale à celle qui précédait le commencement de ce désarmement £ ou bien nous serions fous. Mais enfin désarmement quand même.
- On n'a pas commencé, Russes et Américains, avec les armes intermédiaires par le meilleur bout, mais on a commencé quand même et je me suis réjoui, j'ai approuvé le fait que ces deux puissantes nations, les plus armées du monde, aient abordé ce sujet difficile et décidé de se rencontrer pour conclure à la disparition sinon même à la destruction d'un certain nombre d'armes meurtrières, meurtrières pour nos sociétés, pour la société humaine, d'armes nucléaires.
- Je dois donc dire ici que, songeant au volet militaire ou de sécurité de la stratégie pour l'Europe, nous avons lieu de nous réjouir aujourd'hui de ce que, avec la disparition d'armes intermédiaires, les deux "options zéro" comme l'on dit dans ce curieux langage, eh bien nous allégions déjà un peu, de façon louable, insuffisante mais réelle, nous allégions la charge des dangers. Il faut, j'en suis sûr, approuver, encourager cette volonté mutuelle des deux pays vers le désarmement.\
`suite sur la construction européenne`
- Ce volet militaire, il suppose d'abord des étapes du désarmement : forces intermédiaires, oui £ forces stratégiques, certainement £ ce sont celles-là qui peuvent atteindre n'importe quel point d'Europe ou d'Amérique pour détruire des millions et des millions d'être humains. Notre malchance à nous, malchance géographique, à vous Allemands, à nous Français, c'est qu'il n'y a pratiquement pas pour nous d'armes intermédiaires, elles sont toutes stratégiques. Tout l'armement soviétique peut nous atteindre directement. Ce sont des armes stratégiques, de même que les Américains disposent de plus de douze mille charges nucléaires capables d'atteindre directement par-dessus l'Atlantique, l'adversaire éventuel. Il faut donc se hâter, il faudra le dire aux deux grands partenaires, une fois franchie cette première étape, de s'attaquer aux armes stratégiques, de cesser ce surarmement-là.
- Et nous Français ? Nous sommes prêts à y prendre part dès lors que l'on sortira du paradoxe qui veut que l'on s'adresse à nous d'abord, à nous Français, ce que font bon nombre de nos amis allemands alors que la France a organisé sa défense autour d'une stratégie nucléaire de dissuasion qui repose sur environ 300 charges nucléaires à l'heure où je m'exprime et que les deux grandes puissances en ont chacune plus de 12000. Je voudrais donc que l'on commence par le commencement et que l'on ne demande pas à la France de se démunir alors que les deux grandes puissances n'en sont encore qu'aux intentions. Russes et Américains, allez un peu plus loin, et la France s'engagera sur ce sillon-là, et il faudra en effet renoncer à l'arme nucléaire si cela est concevable, si l'imagination humaine est capable d'aller jusque là, c'est-à-dire de se passer de ce dont elle dispose, il y a peu d'exemples de cela pour peu qu'il y en ait un dans l'histoire des hommes. Il faut donc demander beaucoup aux Russes et aux Américains avant de demander à la France.\
Nous avons un duo particulier Allemands et Français sur ce terrain-là, même en admettant parfaitement celui que j'exprime pour l'instant, oui, vous avez envie de me dire : c'est très bien, vous avez raison, c'est comme cela qu'il faut faire, mais faites encore un peu plus. Pourquoi ne vous déferiez-vous pas des armes qui, en raison de la technique actuelle, ne pouvant pas aller très loin, risqueraient tout simplement de nous atteindre ? Je comprends très bien votre raisonnement, nous pourrions être atteints par des forces, des autres forces, et nous voulons nous prémunir. Les Allemands peuvent être atteints par ces forces-là aussi, et ils veulent se prémunir. Voilà une grave, une sérieuse discussion entre nous.
- Aussi ai-je voulu vous dire hier soir, et répèterai-je cet après-midi : il ne faut pas partir du postulat selon lequel la France aurait pour objectif, dans le cas d'un conflit, qui n'est pas probable aujourd'hui, parenthèse sur laquelle j'insiste, qui n'est pas probable aujourd'hui, d'adresser un avertissement à l'adversaire sur le territoire allemand.
- Oui, la stratégie de la France, c'est une stratégie de dissuasion nucléaire et la dissuasion nucléaire de caractère stratégique, c'est tout simplement la capacité pour un pays, armé de cette force, d'atteindre directement le sol de l'agresseur. C'est ça la stratégie de dissuasion, de telle sorte qu'il ne faut pas se détourner de la route que l'on suit. L'Allemagne est un pays ami, l'Allemagne est un pays allié, l'Allemagne, c'est devenu hors de question, ne pourrait pas être un pays agresseur. Notre objectif est naturellement d'appliquer notre stratégie aux pays qui le pourraient. Je répète ici que je ne crois pas aux intentions agressives de l'Union soviétique actuelle et que j'approuve l'effort fait par son principal responsable pour sortir du cercle infernal où nous nous étions installés depuis les années 50 `1950`. Mais mon devoir est aussi de prévoir, de veiller à ce que mon pays soit mis hors cause, qu'il ne puisse être atteint, détruit, dominé. Je dois donc, tant que les choses sont ainsi, veiller avec le gouvernement de la République à protéger la France et les Français.
- Encore faut-il comprendre notre démarche intellectuelle, notre stratégie militaire et je vous dis, je vous le dis à vous aussi, Allemands, mais surtout à mes compatriotes français, et puis à tous les autres là, aux Américains, aux Soviétiques, cessons, cessons de dresser des plans pour gagner une guerre et dépêchons-nous plutôt de dresser des plans pour empêcher la guerre. Ce n'est pas en aval d'une guerre après son déclenchement que l'on pourra réduire les dommages, c'est avant. Et avant, cela suppose une force politique. La construction de l'Europe est un des éléments de cette force politique et l'accord franco-allemand est un élément fondamental de cette force politique. L'accord militaire, la défense commune de la France et de l'Allemagne et d'autres encore sont des éléments fondamentaux de cette politique. Cessons de vouloir gagner la guerre, dépêchons-nous de l'interdire. Là se dessine naturellement un rapport de force. Ce rapport de force peut se traduire en force démultipliée, donc en surarmement... Ce n'est pas ce que je demande, je dirais le contraire de ce que je viens de dire il y a dix minutes. Mais enfin, c'est un certain rapport de force. La force française est en effet en mesure par sa puissance de dissuader quiconque de s'en prendre à nous. Il est évident aussi que la détermination, la force des trois grands pays nucléaires, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France et des autres qui leur sont associés, devant toute menace brandie dès le point de départ, avant même que se déclenche un conflit, dissuaderait. Il faut savoir que notre force de dissuasion si elle devait cesser de l'être serait une force terrifiante, capable de détruire tout objectif qu'elle se fixe. Je vous dis donc, mesdames et messieurs, il n'y aura pas de guerre.\
Mais il ne faut pas se tourner, vous Allemands, comme cela vers la France pour lui dire : "alors, c'est à vous d'assurer notre couverture, ce que d'ailleurs ne me disent pas les dirigeants de l'Allemagne fédérale. Il faut dire : c'est à l'Alliance de jouer. Elle seule a la dimension de couvrir l'Europe tout entière. C'est à l'Alliance de jouer dès le premier quart d'heure, c'est à l'Alliance de se situer à l'amont d'une guerre pour l'interdire et non pas à l'aval pour la gagner car il ne restera rien, mesdames et messieurs, il ne restera rien à gagner. Si l'adversaire éventuel est persuadé de cette vérité, il n'y aura pas de guerre.
- Donc, je réclame, mesdames et messieurs, une harmonisation, une coopération plus forte entre nos pays, particulièrement entre l'Allemagne et la France, mais aussi entre les différents pays engagés sur ce terrain, pas tous, de l'Europe des Douze ou de l'union européenne, ou de l'union occidentale, peu importe. Il faut que chacun mette la main à la pâte, et je tiens à dire aux Allemands, donc à me répéter, que puisque la dissuasion française a pour objet d'interdire une agression, c'est donc vers cet agresseur, s'il existe, je ne pense pas qu'il existe aujourd'hui - donc vers cet agresseur s'il existe que doit se diriger la menace française. C'est vers cet agresseur que soit se diriger la menace atlantique, et non pas au passage, égrener des destructions en choisissant d'abord d'atteindre ses alliées, de meurtrir ses amis, de créer le désordre des esprits et le désordre matériel qui naturellement suivrait tout aussitôt des actes inconsidérés.
- Donc, qui a dit, qui a inventé que la destination des armes nucléaires de la France serait le sol de l'Allemagne ? On me répondra : "C'est la technique qui vous l'impose, puisque certaines de vos armes ne vont pas plus loin que cela". Mais est-ce que vous croyez que notre stratégie repose sur ces armes-là ? Notre stratégie repose sur la volonté de dissuader l'agresseur. C'est donc l'agresseur qui doit savoir que les armes que nous emploierons ou que nous emploierions répondent à notre volonté de défense. Réjouissons-nous de voir l'évolution qui se produit dans notre compréhension à nous, comme dans la compréhension des plus grands pays de l'Est. Réjouissons-nous de voir aujourd'hui le dialogue l'emporter sur l'affrontement et se dessiner un monde tout de même plus harmonieux où l'on ne prétendra plus régler les antagonismes par la destruction et la mort. Tout ceci étant, devant être compris par vous, comme l'affirmation qu'il n'y a pas deux démarches particulières : la stratégie dissuasive de la France ne se passe pas du respect de l'alliance que nous respectons et au sein de laquelle nous sommes déterminés à respecter les obligations qui sont nôtres.
- Pour parvenir à une défense commune par une politique commune, il faudra du temps, des péripéties. Nous y parviendrons si nous le voulons. Prenons aujourd'hui encore plus fortement conscience, dans cette salle et dans cette ville, de la nécessité d'établir les étapes qui devraient nous permettre, en peu d'années, d'en arriver au point que j'ai voulu décrire.\
J'ai évoqué tout à l'heure la bourrasque boursière, qui aurait pu ou qui pourrait - ce n'est pas le cas pour l'instant - devenir une bourrasque monétaire. Ce sera ma conclusion, mesdames et messieurs.
- Nous, pays de l'Europe et de l'Alliance atlantique, y compris les Etats-Unis d'Amérique, nous pays qui participons à des conférences de toute sorte, du type de conférence des grands pays industrialisés, où nous manifestons à tout moment les signes d'amitié, quoi ? nous ne serions pas capables d'élaborer un plan de solidarité suffisant pour répondre aux besoins d'aujourd'hui ? Pourquoi tel pays pourrait, sans manquer à ses devoirs élémentaires, surcharger ses déficits budgétaires, surcharger le déficit de son commerce extérieur, accroître indéfiniment ses taux d'intérêt et de l'argent, attirer tout l'argent spéculatif du monde qui serait retiré des investissements utiles, faire que notre société soit emportée par le moindre vent qui passe, et tout cela parce que nous n'aurions pas bâti le système qui nous permettrait - c'est à la portée de techniciens sérieux et de politiques honnêtes - de disposer d'un système monétaire renouvelé, cohérent, veillant à stabiliser en toutes circonstances les inévitables secousses que suppose la marche délicate de nos économies. Nous n'aurions pas pu concevoir cela ? On en a parlé depuis des années, et l'ayant conçu nous ne serions pas capables de le mettre en oeuvre ? Ce que nous vivions depuis quelques quarante-huit heures montre bien qu'il est urgent, pour les pays qui se réclament d'une même valeur de civilisation, qui parlent beaucoup des droits de l'homme et qui y croient, de songer davantage de jour en jour au contenu de ces mots-là. On ne peut pas laisser des millions et des millions d'êtres humains qui dépendent de nos décisions aux hasards des ambitions, des spéculations, des intérêts particuliers, des volontés de puissance ou de rapports de force. A cela, mesdames et messieurs, je pense que la construction européenne devrait être capable de répondre. Mous vivons souvent ses faiblesses, et cependant, nous sommes là toujours aussi déterminés, aussi sûrs que c'est cela la bonne direction £ avec une volonté inébranlée, avec la foi ancrée au coeur. C'est possible, cela dépend de nous. Il faut le faire. Je pense qu'ici même, on a une notion plus claire de l'histoire. L'histoire, ce sont les hommes qui la font. A nous, mesdames et messieurs, de faire la nôtre.\