13 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la cérémonie d'ouverture de l'année académique du Collège d'Europe, sur la nécessité d'une Europe culturelle pour la réussite économique et politique de la CEE, Bruges, mardi 13 octobre 1987.

Monsieur le Président du Conseil du Collège de l'Europe,
- Monsieur le recteur,
- Mesdames et messieurs,
- J'ai été sensible à votre invitation. J'ai connu le Collège de l'Europe depuis le premier jour, j'ai suivi pas à pas les efforts du Professeur Brugmans, j'ai connu nombre de celles et de ceux qui lui ont donné son essor, mais jamais je n'avais eu vraiment l'occasion de prendre part à ses travaux. Je le ferai cette fois-ci sous la forme de cette séance inaugurale de l'année académique et je m'inscrirai à la suite de nombreux hommes politiques ou responsables de toutes sortes qui ont illustré votre tribune.
- J'appartiens, cela se voit, et cela se sait, à la génération de ceux qui ont vécu la dernière guerre mondiale, qui à partir de là ont pu déterminer leurs pensées, leurs conceptions de l'Europe au travers de leurs propres expériences. Quand à vingt ans, vingt-cinq ans, on voit ce déchirement de l'histoire et de la géographie, cette séparation des esprits, et finalement au travers de sursauts sanglants ce déclin, pour chacun de ceux, chacun des peuples qui relèvent de l'Europe, et quand on se sent soi-même habitant de sa petite ville et donc de sa province, patriote dans son pays, citoyen de cette notion vague encore qu'on appelle l'Europe ou continent... Mais on s'est beaucoup fréquenté à travers les siècles, on s'est beaucoup combattu, on se connaît aussi à travers les sources de la culture, on y a bu, on a rêvé d'un temps qui viendrait peut-être où l'on serait enfin sorti de l'affrontement fratricide de la guerre civile. Ces deux guerres mondiales successives, cette mort par millions des hommes de cette Europe et de chacun de nos pays, tout cela devait naturellement inspirer un jeune homme, qui lui-même par le hasard de sa petite histoire personnelle avait successivement connu en l'espace de ces quatre à cinq années les camps de prisonniers de guerre d'Allemagne, la France occupée, l'Angleterre, l'Afrique du nord, de nouveau l'Angleterre et de nouveau la France, quelques mois avant la Libération de son pays, tout cet itinéraire a préparé, il faut bien le dire, tout naturellement une nouvelle étape de sa réflexion.\
J'ai souvent rappelé, sur d'autres tribunes - mais parce que j'en suis fier et parce que pour moi c'est une étape déterminante - qu'une fois franchie l'étape des deuils et des ressentiments, tout ce sang répandu, nos familles déchirées, quelques hommes se sont retrouvés en 1948 `premier congrès européen à La Haye`, trois ans après la fin de la guerre, pour parler de l'Europe. Ce n'était pas très clair encore, ce n'était pas l'idée d'une Europe structurelle, c'était davantage une Europe de la réconciliation à faire. Disons que c'était une approche sentimentale, affective, peut-être poétique, une approche espérante, une sorte de dessin qui se traçait dans l'arrière conscience. En tout cas ne pas recommencer, faire autre chose, mais quoi ? Et dans cette salle de La Haye où nous étions assemblés, Churchill je le crois présidait, se trouvaient là des rescapés de toutes les aventures, des représentants de tous les pays, les vainqueurs, les vaincus, d'autres encore, tout ce que l'armorial de l'Europe blessée pouvait à l'époque représenter, porter de valeurs, de souvenirs, d'autres combats encore. Et moi-même, jeune parlementaire français, j'avais cru nécessaire d'être témoin de ce grand acte, qui cependant était représenté par quelques gazettes comme un acte inutile, comme un rêve qui s'effriterait vite, comme tous les rêves.
- J'ai donc vu, entendu, des Allemands, des Anglais, des Italiens, des Français, la liste serait longue, des représentants de ce pays qui nous accueille aujourd'hui, et des représentants éminents dont le nom est porté aujourd'hui par leurs fils, dont plusieurs jouent encore un rôle dans l'existence de la Belgique.
- On a beaucoup parlé £ on a surtout essayé de trouver un langage commun, en dépit de la Tour de Babel dans laquelle nous siégions, c'était un commencement. A partir de là, commençait la longue série des congrès, des conférences, des réunions de toutes sortes avec les crises, les réussites. Arrêtons là ce récit, c'est l'histoire classique de toute organisation humaine.\
Le premier débat, l'éternel débat, c'est : par quoi commencer ? Quel est, ou quelle sera l'heureuse logique ? Comment pourra-t-on poser les fondements à partir desquels on édifiera la maison ? Sera-ce l'économie, les institutions, je voulais dire la politique, sera-ce la culture ? Que sais-je ! Mais à La Haye, en 1948, on ne se posait pas ce genre de question. C'était l'Europe, mais quelle Europe ? Laissez-moi revenir encore un instant en arrière.
- C'était l'Europe coupée en deux. L'Europe divisée non seulement par des systèmes politiques mais aussi par des systèmes économiques, sociaux, et on peut le dire, par des valeurs de civilisation. Mais deux Europes, c'est beaucoup pour une. Autant dire que l'une et l'autre s'effaçaient de l'histoire. Et ces deux Europes suivaient leur destin évident, à savoir qu'elles ne seraient plus l'une et l'autre, que l'accompagnatrice des volontés de plus puissants, devant la naissance ou l'affermissement de deux empires, l'Europe disparue. On dit l'Europe de Yalta, on pourrait dire aussi bien l'Europe de Téhéran. Tout cela s'est dessiné déjà avant Yalta, et la définition de Yalta n'est même pas exacte puisque le dessin futur de l'Europe n'a pas du tout suivi ce tracé, mais enfin les symboles ont la vie dure, et c'est une bonne chose, c'est facile de s'y référer. L'Europe de Yalta, c'était en réalité plus d'Europe. Et l'une des démarches de ma propre vie politique a toujours été celle-là, - je l'ai dit très vite lorsque j'ai accédé à la Présidence de la République de mon pays - il faut sortir de l'Europe de Yalta, étant bien entendu que cela ne peut pas être que le -fruit d'un acte volontariste. Il faut en imaginer les conséquences, les dangers, on ne peut arracher ainsi au destin sa proie, sans prendre le risque de nouveaux conflits. Evitons-les. Ce sera donc une démarche lente, mais assurée pour restituer à l'Europe sa propre réalité.
- Alors par quoi commencer ? J'ai relevé un mot de Jean Monnet, mon double compatriote, français oui sans doute, mais également charentais. Nous étions à quelques kilomètres l'un de l'autre, lui beaucoup plus âgé que moi mais je me souvenais qu'enfant j'allais chez lui. Cela a créé une communauté assez vague, mais les souvenirs de la jeunesse comptent, surtout en face d'un personnage qui n'était pas encore prestigieux dans le monde mais qui intéressait, pour ceux qui le connaissait, comme un esprit de premier -plan. Et beaucoup plus tard, il a écrit ceci "si c'était à refaire, je commencerais par la culture". Si c'était à refaire, à vrai dire, on ne refait jamais. Il faut faire et partir de ce que l'on a fait. C'est-à-dire que l'on rebâtit toujours, sinon sur des décombres, du moins sur des fondements dont le dessin initial est modifié par les événements.
- A La Haye, on n'imaginait pas d'Europe institutionnelle. On voulait en finir avec la guerre civile de l'Europe. C'était une intention confuse mais forte, très rapidement on s'est bien rendu compte qu'il fallait des structures. Des structures ! Mais quelles structures ? C'est ce que l'on apprend sans doute ici. Je ne vais pas faire le cours à la place de ceux qui en ont la charge, d'ailleurs je le ferais moins bien, ou si je le faisais aussi bien, je le rendrais inutile... Mais ce n'est pas la question.\
Toute cette histoire de l'Europe, vous la connaissez, je l'imagine, par coeur, ceux qui l'ont vécue, ceux qui la décrivent, ceux qui en tirent l'enseignement et ceux d'entre vous qui êtes encore étudiants.
- Cette Europe a d'abord été une Europe économique, d'ailleurs, elle porte encore ce nom. L'union européenne est venue se greffer là-dessus, mais enfin on dit Communauté économique européenne, trois initiales. Je ne dis pas que l'on a eu tort, simplement je ne crois pas qu'il y ait de construction humaine qui puisse aller au terme de soi-même, simplement par des mécanismes. Donc cette Europe économique, prenons-la telle qu'elle est, parachevons-la, d'où ce que nous avons voulu faire au cours de ces dernières années, qui ne faisait que continuer ce que l'on avait fait avant ou tenter de réparer ce que l'on avait fait. Et puis il faut toujours mettre un pied devant l'autre, plutôt que de reculer £ alors cela a été le grand débat de Fontainebleau ` juin 1984` où il nous a fallu régler après Bruxelles quelques 16 ou 17 contentieux sur lesquels l'Europe semblait devoir buter sans pouvoir en sortir £ et puis cela a été, comme vous le rappeliez tout à l'heure monsieur le recteur, Milan `juin 1985`, le débouché sur la Conférence inter gouvernementale et finalement l'Acte unique de Luxembourg `décembre 1985`.
- Je dois dire que la délégation française que je conduisais, s'est rangée - et elle n'était pas la seule, heureusement - parmi celles qui voulaient l'Acte unique. Non pas comme le fin du fin - j'ai bien entendu, tout à l'heure, la critique portée par Spinelli, de ce point de vue, il n'avait pas tort - ce n'était pas la construction achevée mais puisque nous en étions à une Europe économique, puisque dans l'intervalle s'était tracée une structure de caractère institutionnel et plus politique, sur lequel je reviendrai dans un moment, autant pousser l'effort jusqu'au bout, c'est-à-dire donner au Traité de Rome sa propre finalité, le cas échéant en en changeant certains termes mais en suivant sa logique intérieure.\
La volonté des fondateurs des années 1957 a été essentiellement cela : parvenir à faire sauter les frontières. C'est aussi simple que cela, faire sauter les frontières entre les pays de la Communauté. Ils étaient six, ils sont devenus douze, cela n'a pas arrangé les choses tout en les arrangeant, c'est-à-dire que l'Europe peu à peu prenait les contours de sa réalité, l'Europe de l'Ouest, pas tout à fait de l'Ouest, puisqu'il y en a du Sud-Est, puis d'autres qui sont de l'Ouest et qui n'y sont pas, enfin l'Europe du hasard, le hasard de la guerre. Il faut constamment que les étudiants réfléchissent à cela. Ils fondent depuis une Europe pour 1000 ans - pour reprendre un terme qui nous avait si durement blessés lorsqu'il fut prononcé - mais il vaut mieux que ce soit nous qui fassions cette Europe. A partir de quoi ? A partir du résultat d'une guerre où selon la marche des armées, ceux-ci étaient là, les autres de l'autre côté. La Pologne était là-bas, la Yougoslavie aussi, elle s'est un peu déplacée par la suite, la Tchécoslovaquie n'était pas prévue, elle a rejoint l'Etat £ plusieurs pays de l'Ouest de l'Europe n'ont pas suivi, de telle sorte que la frontière de l'Europe d'aujourd'hui est une frontière qui ne correspond à aucune réalité, sauf une - et c'est là que je veux vous démontrer que je reste dans mon sujet - le choix d'un certain nombre de valeurs. Et comme je m'exprime sur le -plan grammatical en disant "que" le choix d'un certain nombre de valeurs, on pourrait croire que ma proposition est essentiellement négative. Eh bien non. Il y allait d'un certain nombre de valeurs préservées, maintenues ou devenues triomphantes entre six puis finalement douze pays de l'Europe et ces pays se sont rejoints. Leur géographie est celle de ces valeurs. Qu'est-ce que ces valeurs : c'est une forme de civilisation, c'est un type de régime démocratique, c'est une forme d'espérance, ce sont des symboles, ce sont des habitudes quotidiennes de vie, ce sont des modes d'enseignement. Donc voilà notre géographie anarchique et profondément unie puisqu'elle découle de plusieurs siècles pendant lesquels nous nous sommes formés. Se trouvent également dans cette Europe, les pays initiateurs de notre civilisation du 20ème siècle.\
L'économie : l'Acte unique, il ne faut pas le négliger, ayons quelque modestie, ce sera tellement déjà difficile, qu'il serait très présompteux de dire à l'avance ce n'est donc que cela. Ce sera si difficile que d'habituer douze pays dont l'-état d'évolution économique est si différent, avec des régions pauvres, des régions riches, à l'intérieur de chacun de ces pays, des couches sociales riches, des couches sociales pauvres £ avec une certaine paresse d'esprit déplorable qui a fait que l'Europe aujourd'hui n'a pas été encore en mesure d'apporter une réponse satisfaisante à ce que certains d'entre nous, et particulièrement l'actuel Président de la Commission des Communautés `Jacques Delors`, appellent la cohérence ou la cohésion. Mais enfin l'Acte unique exigera tant d'efforts et une volonté si ferme que je considère que c'est un banc d'essai. C'est comme une sorte d'entraînement pour faire mieux. Si au terme de cet entraînement, comme le feraient des champions à la veille de jeux olympiques, il ne nous reste aucune force, si l'on est fatigué avant d'avoir commencé l'épreuve décisive, alors ce n'était pas la peine assurément. C'est donc un banc d'essai : ou bien nous parviendrons avec le début de l'année 1993 toutes frontières abattues, à vivre ensemble, à supporter des concurrences et des compétitions - c'est un énorme risque pour chacun d'entre nous - ou bien c'est que notre espérance était belle, mais que les Européens ne seront pas capables avant longtemps de surmonter le dommage qu'ils se sont fait à eux-mêmes et ils n'auront plus qu'à suivre les décisions qui seront prises ailleurs.
- Il faut donc voir dans l'Acte unique, dans le marché commun véritablement unifié, il faut voir une étape absolument déterminante puisque c'est à partir de là que l'on saura, sur un -plan purement économique, que l'on verra si nous avons été imprudents de suivre ce processus, - mais comme nous y sommes, il vaut mieux le conduire au terme normal auquel il a été destiné - alors on saura si les Européens, dont je parle, les Européens de la Communauté sont désormais capables par leur esprit, par leur mentalité, par leur conception des choses et leur mode de vie, d'aller plus loin.\
Parallèlement à ce développement de l'Europe économique, se développe l'Europe des institutions. Là, le rôle de Spinelli a été très important puisqu'il a su concevoir et ayant su concevoir, conduire les autres. Il n'a pas été le seul mais il fut éminent. On a commencé de réaliser, avec des démarches également souvent cahotiques, l'union européenne. Mais qu'est-ce que l'union européenne ? Quelles sont les obligations qui en découlent - les obligations politiques et institutionnelles - ? En quoi les Etats ont-ils véritablement renoncé à leur souveraineté ? Dans quelle mesure ? N'ont-ils pas toujours des recours - et ils en ont - pour échapper aux obligations auxquelles ils souscrivent ? L'avancée institutionnelle a été encore moins précise, encore moins affirmée que l'avancée économique. Et pourtant, comment imaginer une Europe économiquement unie, si une volonté politique ne donne pas forme et signification à cet ensemble de marchandises, d'objets, d'intérêts, de règles juridiques, qui ne feront jamais un tout, si aucune inspiration ne les guide ?
- Nous en avons parlé avec la plupart des dirigeants de l'Europe, de la Communauté, on a tourné autour. On a avancé l'idée de l'union européenne avec quelques autres pays, notamment avec l'Allemagne, la France a dessiné quelques autres perspectives. Mais finalement l'absence d'une Europe politique se fait toujours ressentir. Chaque fois que la Commission, le Parlement ou bien tels ou tels chefs de gouvernement ou chefs d'Etat cherchent une percée pour plus d'Europe, ils se heurtent encore à des résistances qui tiennent au fait que la vieille Europe, celle d'avant les guerres, se perpétue. C'est bien normal, la force des traditions. Encore faut-il savoir que si les traditions nous ont régulièrement conduit au massacre et à la désolation, c'est peut-être qu'elles n'étaient pas excellentes, du moins que l'on pourrait en changer.
- Les vrais Européens, je veux dire les Européens qui ont conscience de l'être, l'ont fait dans leur esprit, ont franchi la distance dans leur esprit, mais savent qu'il ne peut y avoir d'Europe - pour employer un terme facile à comprendre, peut-être pas suffisant - sans une Europe politique. Spinelli voulait passionnément cette Europe politique. Si je devais émettre une critique - enfin dans le sens où une critique est juste, où le sens du mot critique n'est pas simplement la destruction d'une thèse, mais une thèse adverse - je suis de ceux qui partagent l'essentiel de son message, mais je pense que sa vue a été plus institutionnelle que -nature. Or, si l'on ne crée pas l'Europe, de même que l'on ne crée aucune communauté humaine, au travers de structures économiques et d'intérêts matériels communs, on ne crée pas non plus simplement par des institutions juridiques. L'une et l'autre, comprenez bien, sont nécessaires £ elles ne sont pas suffisantes, c'est tout.\
Je me souviens de m'être associé à tous les actes de l'Europe. Sur un seul, je me suis trouvé dans l'embarras, c'était celui de la Communauté européenne de défense, la fameuse CED qui vit le Parlement se déchirer, s'affronter. Une sorte de divorce durable devait s'inscrire dans la mémoire collective de tous ceux qui s'étaient ensemble battus pour que l'Europe existât et qui soudain buttaient sur l'impossibilité de s'entendre là-dessus. Je pense personnellement qu'une armée commune en l'absence d'une politique commune, d'un pouvoir politique supérieur à la décision des armées n'était pas raisonnable. Je le pense plus aujourd'hui que je ne le pensais à l'époque. Je le pensais déjà à l'époque, mais j'étais divisé, tant était fort mon souhait de voir l'Europe réussir. Et je me disposais à passer par dessus l'objection, avec cependant, au-dedans de moi-même, le sentiment que ce n'était pas une voie excellente. Aujourd'hui je le pense davantage encore, je pense que seules des institutions politiques, la détermination d'une volonté politique, d'une diplomatie suffisamment commune pour ce qui touche à l'essentiel, une conception du rôle et de la place de l'Europe dans le monde, seules sont en mesure de donner aux autres institutions y compris militaires, une direction, une discipline, des directives, une façon d'être qui, sans cette volonté politique, se dissiperaient devant le premier obstacle. Donc, cap sur l'Europe politique.
- Ce serait la conclusion naturelle de cet exposé. Oui, c'est la conclusion naturelle, je le crois, tant que nos pays n'auront pas vraiment décidé de renoncer encore à d'autres aspects de leur souveraineté pour élargir le champ de leurs décisions communes, pour que ces décisions communes les entraînent vers un temps où les problèmes de vie et de mort, de vie, de civilisation, de vie, touchent chaque jour. C'est l'éducation de l'enfant, c'est la responsabilité de l'adulte, c'est le mode de vie du vieillard, oui, c'est la vie d'un couple, c'est le droit qui vous permet d'être associé à d'autres, c'est l'expression libre, c'est la presse, c'est prendre la vie, toute les activités d'un homme, c'est le droit au travail, c'est tout ce qui a été fondé si lentement et si douloureusement depuis l'avènement de la société industrielle. Tout cela, le choix, la vie, la mort, la mort c'est la guerre, et quelle guerre, avec aujourd'hui, l'arme nucléaire. Se pose donc un problème déterminant qui fait que tout ce qui sera fait pour que l'Europe soit mieux soudée sera bon. Il faut éviter absolument tout a priori doctrinal qui ferait refuser un progrès, parce qu'on en préférerait un autre, mais considérer que chacun de ces progrès doit finalement s'ordonner autour d'une esquisse qui, elle, ne peut qu'être cohérente. Sans quoi, à la fin du compte on se serait échiné pendant plusieurs générations pour bâtir l'Europe, elle s'effondrera au premier mouvement de la puissance des autres, ou tout simplement, sous une double poussée, de ses contradictions.\
Mais si l'on veut bâtir l'Europe politique, on retrouve des schémas bien connus. Il en existe déjà, puisqu'un Parlement se réunit et que de la réunion d'assemblées naît une conscience commune, toujours. C'était Chateaubriand qui avait retourné la formule "l'organe crée la fonction". Oui, une assemblée crée sa fonction, quand bien même n'en aurait-elle pas au point de départ. C'est un corps nouveau, les hommes et les femmes assemblés, ils se parlent, ils ne se comprennent pas toujours, on le sait bien, mais ils sont ensemble. Ils votent des textes ou des lois, ils délibèrent. Mais, sans même qu'ils en aient toujours conscience, naît autre chose. Est-ce l'organe qui fait la fonction, est-ce la fonction qui crée l'organe, en tout cas des institutions ? Ce débat n'est pas ouvert depuis cet après-midi. En tout cas, il est certain que l'Europe existera mieux avec des institutions, parce que les institutions prendront corps. On se suppose tout cela, que les restrictions n'apparaissent comme une sorte de refus. Tout cela est une bonne chose, même si c'est un peu lent. Mais, après tout quel est le fleuve qui n'a pas charrié tout et n'importe quoi depuis le limon à partir duquel la plaine sera riche et puis aussi les pierres du torrent qui viendront caresser au travers des crues les mêmes moissons. Tout est dans tout, contradiction dont il ne faut pas se plaindre, c'est ainsi. Mais la pensée politique et autour de cette pensée politique, la création de l'institution strictement politique avec des pouvoirs réels, des pouvoirs capables de se substituer sur des terrains choisis au pouvoir des Etats : seule cette méthode permettra de dire que l'Europe a réussi sa nouvelle aventure.\
`Suite sur Europe et culture`
- Mais, je ne crois pas - bien qu'ayant beaucoup vécu dans la politique et dans les institutions - non plus à leur capacité par elles-mêmes - pas plus que je ne le crois de l'économie - de donner vie au corps, c'est un corps inanimé, de relier les membres, de les inspirer, de les conduire vers une conscience, la conscience d'être. Et la définition politique est indissociable de la définition culturelle.
- Si j'avais à recommencer, c'est par là que je le ferais, la culture. Alors là aussi, quelles définitions ? Je crois qu'il faut toujours être simple dans la conception que l'on a des choses et du monde. Après tous les débats, que j'ai suivis avec passion, auxquels j'ai participé avec quelque imprudence, il reste à répondre à la question posée : qu'est-ce que la culture ? C'est très intéressant pour les intellectuels, et ce n'est pas négligeable les intellectuels, imaginez qu'ici je dise quelque chose de travers sur les intellectuels. Mais, on ne peut constamment discourir. Adoptons une démarche qui permette de penser que la culture européenne, c'est nos façons de vivre, nos façons d'aborder la mort, notre façon d'assurer la survie au-delà de nos vies personnelles, d'institutions durables, c'est la capacité d'imagination et de conception de l'homme, traduite de telle sorte que lui-même s'organise comme le chaînon d'une très longue chaîne d'individus. Il est un élément essentiel et primordial mais lui passe et d'autres individus seront chargés, à l'intérieur de la construction choisie, de poursuivre, sans jamais arriver bien entendu au terme. On n'arrive jamais au terme de rien. Mais est-ce qu'une sorte de prescience habite l'espèce humaine ? J'appartiens à ceux qui sans trop savoir pourquoi ont le sentiment d'une finalité.\
`Suite sur Europe et culture`
- Que sont ou qu'est chacun de nos pays ? J'ai souvent rappelé cette expérience. Un jour je me trouvais au Bengale au début de la guerre du Bangladesh. Je suis allé un peu des deux côtés de la frontière, c'était naturellement le désordre que vous pouvez imaginer, et puis je lisais les journaux, les journaux écrits en langue anglaise. J'ai passé là une quinzaine de jours et je dois vous dire que pas une fois je n'ai vu écrit dans ces journaux le mot France. Pas une fois non plus d'ailleurs le mot Allemagne, ni pratiquement, sauf peut-être je ne sais quel fait divers, aucun autre d'Europe, en dehors de la Grande-Bretagne qui avait des relations particulières, de caractère culturel précisément, avec la région du monde où je me trouvais.
- J'ai, comme beaucoup d'autres, un peu voyagé. Et je me suis toujours amusé de la réaction que j'ai rapportée, dans un écrit, que j'avais eue en Chine, après un mois où je n'avais pas rencontré un seul Blanc. Oui, c'était une forme sentimentale qui ne prétend pas fonder une théorie sur les couleurs, notre peau, ce n'est pas le moment. Mais malgré tout, je m'ennuyais un peu des miens. C'était il y a déjà longtemps, c'était il y a vingt-sept ou vingt-huit ans dans une Chine qui n'avait pas encore connu la révolution culturelle précisément, si j'ose dire. Mais pendant tout le voyage que j'avais fait pour arriver à Pékin - c'était très compliqué car la France de l'époque ne reconnaissait pas encore la Chine populaire - il avait fallu passer par Prague, Moscou, Irkoutsk, Oulan-Bator. Dans tout ce voyage il y avait deux autres personnages qui se trouvaient là. Nous étions quatre, deux Français et puis ces deux-là, qui étaient visiblement, ce n'était pas la peine de chercher, de demander le pedigree, deux Prussiens, typiques, de l'Allemagne de l'Est - et moi je suis de ceux qui pensent que la Prusse a été mal comprise et mal traitée par l'histoire, alors j'en parle très librement. Je dois dire qu'il n'y avait guère de sympathie entre nous. Ma présence à La Haye de 1948, que je vous ai rapportée tout à l'heure avec un peu de complaisance, ne pesait pas une miette pour développer la sympathie naturelle entre ces deux groupes d'hommes de chaque côté. Pas un mot n'a été échangé. Tout nous irritait dans le comportement et je suppose qu'à l'inverse tout devait irriter nos compagnons. Un mois se passe, je reviens à Pékin, avec l'ami qui m'accompagnait. Dans un restaurant, la porte s'ouvre. Qui entre ? les deux Prussiens. Ah ! l'élan de bonheur ! Eux-mêmes sont arrivés comme si nous avions véritablement passé toute notre première enfance ensemble, ils se sont jetés vers nous, nous nous sommes levés, on s'est étreints, sorti les photos des enfants, et nous avons passé quelques heures idylliques. Et d'ailleurs j'ai encore leurs adresses.
- C'est une toute petite histoire qui pourrait paraître insignifiante, mais savez-vous qu'à l'époque le seul recours que nous avions, en raison de l'absence d'ambassades, le seul recours un peu amical, affectif, à travers ces longues semaines, c'était l'ambassade de Pologne, qui nous passait des livres, qui nous recevait délicieusement. C'est dire à quel point nous nous sentions européens. Et les Chinois qui pourraient m'écouter ici, je ne sais pas, savent bien que j'étais plein d'intérêt pour leur expérience, que je suis resté leur ami et que j'ai vivement souhaité la réintégration de ce pays dans la Communauté des nations `ONU`.\
`Suite sur Europe et culture`
- Je raconte des faits vécus `voyage en Chine en 1961, voir le paragraphe précédent`, l'absence de l'Europe, sa disparition, sa volatilisation et, d'autre part, ce besoin instinctif, sans rien exclure. On ne peut avoir de plus grand refus que celui de l'exclusion qui est le sentiment, selon moi, le plus sot ou le plus bas. Sans rien exclure, car on a quelquefois besoin d'être entre soi, pour développer le meilleur de soi, en l'associant au meilleur de ceux qui ont vécu à travers l'histoire, des expériences comparables. Je crois qu'il est absolument indispensable avant de conclure, de marquer à quel point l'Europe des institutions et l'Europe de l'économie, n'ont de signification que si nous sommes capables désormais de développer les virtualités culturelles qui seules donnent force et signification à ce que j'appelais tout à l'heure l'Europe politique, car quand bien même nous aurions un exécutif et un législatif, un judiciaire, quand bien même nous aurions une politique sociale et une politique régionale, toutes désirables, il est bien dommage qu'on n'en soit pas là, quand même nous les aurions, nous n'aurions pas encore réussi tant que nous n'aurions pas réalisé un rapprochement des cultures.
- Peut-être ce que j'ai dit à l'instant-même n'a aucun sens. Si je dis "ils ne réussiraient pas si", si elles n'ont pas réussi au point que j'aurais souhaité, que vous souhaitez vous-mêmes, c'est évident, c'est que cet effort-là n'a pas été accompli. C'est la lumière qui éclairera tout le reste. Vu de l'ombre, toutes les couleurs se confondent. C'est ce qui permettra de bâtir l'Europe de l'esprit, la force de l'esprit. Je souhaite que très rapidement, dans un collège comme celui-ci, on le fait déjà sans aucun doute, on prenne de plus en plus conscience que quelques données tout à fait simples, j'allais dire élémentaires, doivent être au plus tôt réunies si l'on veut que les institutions et que l'économie et que la politique soient désormais capables de lier l'Europe en un corps, divers sans doute, mais homogène.
- Je voudrais à cet égard vous rappeler que l'Europe n'étant pas née d'hier, déjà un certain nombre d'hommes ont su jeter des ponts sur l'avenir. Simplement, ce rapport Adonino dont on ne parle pas beaucoup, qui était parallèle au rapport dont Maurice Faure a été le rapporteur et qui a orienté les futures institutions, a été décidé à Fontainebleau. Il porte sur l'Europe des citoyens. C'est un peu simple, dire l'Europe des citoyens. Il y a les citoyens politiques, - je le souhaite - , il y a les citoyens touristes. On va en Europe, on entre dans les foyers des autres, on regarde leurs paysages, on apprend à vibrer devant leurs oeuvres esthétiques £ il y a le citoyen consommateur - il faut estimer à l'heure actuelle que nous sommes des citoyens consommateurs, c'est notre plus belle réussite -. Et pourquoi ne pas songer à devenir citoyen culturel ? Je dirai aux plus jeunes qui sont ici, aux étudiants de ces collèges, que la chance est là car votre géographie mentale est plus large que celle de vos ainés. Tout simplement parce que vous êtes nés plus tard et parce que l'Europe a vécu et que vous pouvez mieux que nous considérer à la fois ce que je cherche à expliquer, la grande aventure de la guerre, les espérances qui en sont nées puis le travail, le début, les premiers étages construits au cours des quarante dernières années et puis désormais vous ne pouvez plus rien imaginer de ce que sera votre avenir sans intégrer la notion de l'Europe. A moins que vous n'ayez envie naturellement de devenir chercheur, fort bien rémunéré, en Californie.\
J'avais demandé au Collège de France en 1984 et le rapport m'avait été remis en 1985, des propositions pour l'éducation nationale en France, mais en leur demandant d'organiser cette réflexion autour de ce que pourrait être l'éducation en Europe. Cela ne s'était pas fait, je dois dire, ce type de travail, de consultation du Collège de France, depuis un certain temps. Cela ne s'était pas fait depuis François 1er et je ne tire évidemment rien de cette homonymie. On fait de l'histoire pour l'instant. Il ne faut pas tirer des conclusions qui m'amuseraient moi-même.
- Le Collège de France m'a répondu en 1985 : eh bien il faut une université à vocation européenne. Il m'a dit bien d'autres choses mais, parmi les propositions essentielles, celle-là. Je me disais et je me dis plus encore, cet après-midi à Bruges, au Collège de l'Europe, l'embryon, il est là. Celui - je pense au Professeur Brugmans - et ceux qui ont suivi ou qui étaient avec et qui ont conçu un Collège de l'Europe, eh bien c'est exactement cette voie-là. Bien entendu, il faut chercher maintenant à élargir. Il ne faut pas chercher un lieu dans lequel serait diffusée une culture. Il faut que toutes les universités prennent part et on dispose d'assez de moyens, de la technique moderne, pour y parvenir mais une université à vocation européenne. Une vocation européenne n'aura de chance de s'alimenter que s'il existe des jeunes déjà formés à ce type de discipline.
- Je crois qu'il est indispensable, parce que j'ai moi-même souffert d'une mauvaise explication dans ce domaine, que tout jeune d'Europe parle au moins deux langues européennes. Dire cela devant les Belges, cela paraît presque dérisoire, mais pour beaucoup d'autres le problème n'étant pas impérieux, on ne le résoud pas. Il faut souvent être obligé pour faire les choses. Il faut souvent être contraint. Je ne fais pas là une théologie de la contrainte mais il est bon d'avoir l'obligation si l'on veut s'assumer, d'accomplir certaines tâches. Je crois qu'un programme européen qui imposerait ou qui ferait accepter les connaissance de deux langues européennes, le cas échéant naturellement en plus de la sienne, ce serait déjà une possibilité de nourrir une substance tout à fait féconde lorsque les jeunes se rencontreraient, et comme le destin des jeunes c'est de vieillir, naturellement et à chaque étape de leur vie, ce qu'ils auraient appris à l'époque de leur jeunesse, viendrait donner à l'Europe dans laquelle ils seraient devenus responsables, citoyens d'abord, une force et un rayonnement considérable.
- Donc pour deux langues, il faut qu'il y ait des enseignants. Et les enseignants - en tout cas je pense à la France - sont rarement, sauf bien entendu ceux qui sont de cette discipline, formés par -rapport à l'idée européenne. L'instituteur, ce merveilleux instituteur de 1881 - 1882, celui de Jules Ferry qui a été à l'origine d'une forme de civilisation française, d'une forme de philosophie, d'approche de la vie nationale, eh bien on a besoin de cet instituteur-là. Toute chose étant transposée, on en a besoin pour l'Europe. Il faut donc qu'eux-mêmes soient formés et des universités ou des collèges comme ceux-ci en ont les moyens. Et s'ils ne les ont pas, il faut leur fournir. C'est le rôle des institutions européennes que de le faire.\
J'ai donc dit les deux langues, des enseignants possédant eux-mêmes cette capacité, l'université à vocation européenne. Et puis, il faut mêler tout cela, il faut former les jeunes ensemble.
- Il faut beaucoup d'expériences - de petites expériences -, mais qui sont toujours séduisantes. Je me souviens d'avoir reçu un jour, à Paris, dans le -cadre de mes fonctions, ce qu'on appelle "L'Europe des loupiots" - loupiot c'est un terme disons un peu... disons d'argot local, provincialiste, employé en Bourgogne -. Cinq cents enfants, dans une petite commune, avaient été pendant plusieurs semaines conduits à vivre ensemble. J'ai reçu une partie de ces enfants. Ils étaient vraiment irradiés de joie, ils étaient très contents de ce qu'ils avaient fait, je suis sûr que cela marquera toute leur vie. Je pense qu'il faut des formations d'alternance. J'apprends en France, je travaille en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique, etc... Des classes européennes, comme on dit des classes de neige. Oui, pourquoi est-ce qu'au lieu d'aller uniquement à la neige, on ne va d'un pays à l'autre, dix, quinze jours à Noël, le cas échéant pourquoi pas un mois. Des jumelages aussi, non pas de communes, mais d'associations d'élèves, d'associations de parents d'élèves, d'associations de professeurs.\
Je pourrais continuer longtemps, je vais vous épargner cela et je ne prétends rien inventer, car je sais aussi ce qui a été entrepris avant même que nous ne prenions tous les trois la parole, monsieur le président, monsieur le recteur et moi-même. Il y a des plans dont j'attends beaucoup, il y a Erasmus. On en a douté d'Erasmus. Tout le monde était d'accord, le mot Erasmus suscitait l'enthousiasme même chez ceux qui se demandaient de quoi il s'agissait. Mais lorsqu'il s'agissait de passer au travers des budgets, cela jouait sur quelques millions de francs, quelques petits millions de francs et en dehors, je crois, de deux pays plus décidés que d'autres, il a fallu mendier pendant combien de temps ? La décision n'a été acquise qu'au mois de mai dernier et encore des résistances se firent-elles entendre.
- J'avais aussi reçu les jeunes gens qui ont créé une association d'étudiants européens qui avait fait d'Erasmus leur projet principal. C'est en marche. Des choses donc ont été faites.
- Le projet Comet qui a uni les universités aux entreprises le projet Pace qui réunit un certain nombre d'industries avec des universités pour rechercher tous les moyens de développer les hautes technologies. Le programme Yes qui est en gestation pour organiser la mobilité des jeunes travailleurs comme on cherche à travers Erasmus à organiser la mobilité des étudiants. Beaucoup de choses sont faites.
- J'ai parlé du rapport Adonino. La France a émis l'année dernière un livre bleu qui rassemble bien ces éléments et je parle de cela parce que je le connais mais d'autres pays profondément européens ont fait profiter notre Communauté de leur expérience et de leur projet.\
J'en ai fini. Je voudrais indiquer une note simplement, ce sera sur l'audiovisuel. L'audiovisuel c'est naturellement une forme de langage qui peu à peu prend le pas sur le reste : l'image, plus l'image que la parole, mais enfin, la parole soutenant l'image ou le contraire, avec des moyens qui, étudiés l'un après l'autre, connaissent un développement que l'imagination ne peut véritablement concevoir, que ce soit par les ondes hertziennes, les câbles, les satellites, par quelque moyen que ce soit, les cassettes, les vidéos. L'image est devenue l'une des denrées les plus communes, deviendra une denrée commune. Et, comme il se trouve que cela suppose une certaine conquête de l'espace et que alors là, pour le coup, aucune frontière ne tient, pensons à l'Europe des Douze et même le cas échéant extrapolons. Eurêka c'est dix-huit pays, ce n'est pas simplement les douze de la Communauté, ce sont des Européens, des Argentins, des Canadiens, des Soviétiques, des Japonais. Des demandes se multiplient et c'est déjà une grande et vraie réussite. J'avais, devant les Britanniques à Chatham House, en janvier de cette année, proposé vraiment une Europe de l'audiovisuel. J'ai précisé mon langage au mois de mars en parlant de l'Eurêka audiovisuel, m'exprimant au cours d'une conférence à Rennes, thème que je me suis réjoui vraiment de voir adopté, au-delà de tous les clivages politiques, parce que c'est une idée qui se trouvait dans nos esprits, dont je ne suis pas l'inventeur mais qui déjà correspondait à la mentalité moyenne de ceux qui s'intéressent à ces problèmes. L'audiovisuel pourrait, mesdames et messieurs les professeurs, vous donner un moyen cette fois-ci décisif de franchir en quelques années une étape que vous n'oseriez, que vous n'auriez peut-être pas osé prévoir avant plusieurs décennies. Il suffit de moyens matériels, de moyens financiers aussi. Nous avions déjà demandé la création d'un fonds de soutien européen aux industries de programme. Neuf pays ont déjà donné leur accord et d'autres s'apprêtent à le faire et parmi les neuf pays qui ont donné leur accord par exemple, je ne compte pas encore l'Allemagne qui ne l'a pas fait. Dieu sait si l'Allemagne en général est un pays européen, donc on va avoir du renfort. Non pas que l'Etat doive se substituer aux forces naturelles. L'Etat, s'il intervient, ce n'est pas pour dire à un créateur, à un artiste vous allez faire ceci ou cela, répondre à tels critères qui sont obligatoires. L'esthétique est ce qu'il y a heureusement de plus rebelle, échappe heureusement complètement aux impératifs et aux commandements. Mais il faut que les Etats interviennent pour apporter la base des financements sans quoi rien ne se fera, exactement comme on l'a fait pour l'Eurêka industriel. Ce sont les entreprises qui négocient leurs contrats mais il est quand même utile qu'elles trouvent déjà un petit matelas de fonds européens qui leur permette d'initier leurs programmes.\
`Suite sur le programme Eurêka pour l'audiovisuel`
- Cet Eurêka audiovisuel, j'ai déjà fourni les données, elles ont été reprises dans beaucoup de documents mais il est toujours bon de les rappeler, tellement la proportion des travaux à accomplir par -rapport à ceux qui l'ont été devient étourdissante. La France est à l'heure actuelle capable de produire 5000 heures de programmes audiovisuels par an. La France est un pays de ce point de vue actif. Je supposerai donc que les autres pays européens, chacun de ceux qui ont un grande nombre d'habitants, sont à peu près au même niveau, on va dire 5000. D'autres pays plus petits, mais pas par la culture, apporteront eux-mêmes quelques milliers d'heures. Savez-vous combien il va falloir, combien il faut déjà, en 1987, d'heures d'audiovisuel, d'heures de programme pour qu'il y ait un contenu dans le contenant, qui soit projeté sur nos écrans ? 125000. Nous ne sommes pas capables aujourd'hui de fournir plus de 25000 ou 30000 heures de programmes alors qu'il en faut déjà 125000. La différence sera fournie un peu par tout le monde mais surtout par les Américains et les Japonais.
- Vous voulez faire l'Europe, mesdames et messieurs ? Vous voulez une culture européenne ? Elle est ambiante cette culture. L'Europe produit je crois chaque année, quelques 220000 livres, beaucoup plus qu'aux Etats-Unis d'Amérique ou qu'au Japon, quelques 450 films, mais éparpillés. Nous consacrons plus de crédits à la recherche en Europe, en Europe des Douze, que n'en consacre le Japon ou les Etats-Unis d'Amérique, mais les résultats ne sont pas là. Pourquoi ? Parce que chacune de ces fractions de recherche pour la conquête de la matière, pour la maîtrise par l'homme de ce qui l'entoure et de ce qui le fait, parce que cela est ensuite réparti, séparé, utilisé par douze, treize, quatorze, dix-huit et plus encore de pays qui, en raison de leurs diversités, annulent l'effet tandis que nous continuons d'être envahis par les produits de la recherche américaine ou japonaise.
- Il en va de même pour la culture, il en ira de même plus encore car d'après les derniers chiffres que je possède, en 1990, il faudra 300000 heures. Admirable perspective. Vous imaginez, pour tout ce que chacun de nos villages comptent d'intelligences, de dons créateurs, tous ces hommes et toutes ces femmes, déjà très jeunes, qui se sentent habités par le besoin d'exprimer, d'inventer, de créer un monde, leur monde, qui pourrait être le nôtre. C'est une perspective comme jamais pour la culture. Ils vont pouvoir enfin créer, avec ce sentiment inné à tout homme de communiquer les effets de cette création. Peu d'hommes, peu de femmes peuvent supporter la solitude entière des créations vouées à disparaître dans l'ignorance du reste du monde à peine sont-elles conçues. Voilà une immense espérance. En avons-nous la capacité ? Mais oui ! En avons-nous le moyen ? Pas encore. En avons-nous la volonté ? A nous de le démontrer, mais la responsabilité des institutions européennes c'est aujourd'hui de faire passer ce problème au premier rang. Ensuite ce sera trop tard, quand nous-mêmes et nos enfants aurons été formés, au cours de ces heures qu'ils passent devant leur poste de télévision, sans oublier le cinéma, sans oublier toutes les formes de représentation des images. Alors, il s'avérera véritablement impossible d'affirmer l'identité européenne au travers des langues diverses qui aujourd'hui l'expriment.\
Voilà, j'ai voulu plaider pour cela, c'est-à-dire axer cette introduction à l'année académique du Collège d'Europe sur l'Europe culturelle au travers d'éléments différents mais surtout de l'audiovisuel. Pour que l'on comprenne bien ce que je voulais dire, j'ai voulu situer cette Europe-là, par -rapport à ce qui s'est mis en place depuis quarante ans, l'Europe institutionnelle et l'Europe économique.
- Mesdames et messieurs la libre circulation des marchandises ne sera rien sans la libre circulation des hommes, des idées et des oeuvres. Ma vraie pensée est que l'Europe c'est l'Europe, que les Douze c'est très bien, qu'il y a l'Europe des démocraties, de notre forme de civilisation qui n'appartient pas à la Communauté, mais qu'il y a, de l'autre côté de la ligne, la blessure ouverte au coeur de l'Europe, il y a l'autre, dont je me sens tout aussi proche. Un jour tout cela, mesdames et messieurs se rejoindra, cela se fera pendant le courant du siècle prochain. Ce n'est pas loin et si l'Europe, dont nous sommes, n'a pas déjà, par -rapport aux grands empires de l'Ouest, à l'Extrême-Orient, défendu son identité dans sa diversité, que sera-t-elle au jour de la réconciliation, au jour de l'unité. Elle aura trouvé un corps, elle aura perdu son ame. Cherchons, mesdames et messieurs. C'est là désormais l'oeuvre qui nous attend.\