29 septembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "La Dépêche du midi" le 29 septembre 1987, sur la coopération européenne technologique, militaire et monétaire.

QUESTION.- Monsieur le Président, quelles sont les raisons qui vous ont conduit à venir aujourd'hui inaugurer ce Salon `SITEF` ?
- LE PRESIDENT.- La première raison, c'est qu'on m'a invité et j'en remercie ses organisateurs. C'est même, je le crois, la troisième fois qu'ils m'invitent.. Je pouvais d'autant moins refuser que j'ai pu constater, comme beaucoup, le succès croissant de cette manifestation. Et puis, c'est une initiative décentralisée qui est tout à l'honneur de cette région que je connais et apprécie depuis longtemps, et où je reviens toujours avec grand plaisir car j'y compte beaucoup d'amis personnels.
- Le premier Salon international des technologies du futur s'est tenu en 1981. Ce quatrième SITEF s'annonce déjà comme un grand succès par la qualité et le nombre des exposants et par son ouverture internationale. Il témoigne de la vitalité de la France, et permet d'apprécier les résultats des politiques qui ont été engagées pour rapprocher recherche et industrie.
- C'est donc une bonne occasion pour rappeler ce que j'ai déjà dit un peu partout dans le monde : la France croit au développement des hautes technologies £ elle entend garder sa place dans le monde par un effort national persévérant et par le développement de coopérations européennes et internationales.\
QUESTION.- Le succès d'Ariane, le projet Hermès, la réussite d'Eurêka, témoignent des projets de la coopération technologique de l'Europe. Vous avez fait de ce combat pour l'indépendance technologique européenne l'un des axes essentiels de votre septennat. Quelle appréciation portez-vous sur cette évolution ?
- LE PRESIDENT.- Vous évoquez des projets que l'actualité récente a mis en valeur. Je me réjouis bien sûr des succès que nous avons enregistrés. J'y vois la preuve qu'on peut mobiliser les ressources de l'Europe au service de grands projets.
- Vous savez la part que la France a prise à l'affirmation d'un projet spatial européen indépendant : à la veille d'importantes échéances européennes, le succès du 19ème tir d'Ariane me réjouit profondément.
- Vous savez aussi que la France a été à l'origine du programme Eurêka : en deux ans, il s'est produit un mouvement exceptionnel de coopération entre les entreprises européennes, ce qui est une manière de modifier en profondeur le paysage industriel de l'Europe et de faire de grandes avancées à la construction européenne. La conférence Eurêka qui vient de se tenir à Madrid a été une démonstration éclatante de la vigueur du mouvement : jamais un projet européen n'avait connu réussite aussi rapide.
- Il faut maintenant conserver le cap, que notre politique s'affirme par sa continuité, par le perfectionnement constant des mécanismes mis en place pour faciliter le développement des nouvelles technologies.\
QUESTION.- Le principe de la création d'une brigade franco-allemande, les manoeuvres franco-allemandes "Moineau hardi", l'intérêt manifesté par Felipe Gonzalez pour une participation de l'Espagne à la sécurité européenne, tous ces événements récents vous donnent-ils à penser que la défense commune de l'Europe est en marche ?
- LE PRESIDENT.- La défense européenne est un objectif capital. C'est dans cet esprit que j'ai mis en oeuvre avec les Chanceliers Schmidt puis Kohl les dispositions militaires oubliées du Traité franco-allemand de 1963 £ que la FAR a été créée en 1983, que les formations communes ont été relancées, des manoeuvres communes de grande ampleur organisées - j'y ai assisté jeudi - et que le Chancelier Kohl a proposé la création d'une brigade franco-allemande, à laquelle nous travaillons.
- Au cours des prochains mois nous allons nous attacher à donner au Traité de 1963 une dimension nouvelle, dimension qui supposera d'autres avancées, notamment dans le domaine économique.
- Des pays européens, au premier rang desquels aujourd'hui l'Espagne, manifestent un intérêt croissant pour ces projets franco-allemands. Je ne peux que m'en réjouir.\
QUESTION.- Ces jours derniers au Danemark, les ministres des finances des Douze viennent de renforcer leur coopération monétaire et de développer les moyens de surveillance du système monétaire européen. On parle aussi de l'entrée prochaine de la livre sterling et de la peseta dans le SME. Ces évolutions autorisent-elles d'espérer enfin en une volonté européenne sur le -plan économique et politique ?
- LE PRESIDENT.- Je "n'espère pas enfin en une volonté européenne sur le -plan économique et politique" pour reprendre votre expression. Cette volonté existe, on l'a bien vu quand, surmontant les réticences des uns ou des autres, les douze se sont accordés pour signer en 1985 l'"Acte unique" qui a notamment pour objectif la -constitution d'un grand marché intérieur d'ici 1992.
- Quant à la politique monétaire, elle est pour moi essentielle. Je l'avais dit lors de mon discours de Chatham House en janvier dernier "ou bien le système européen réussira et l'Europe pourra se faire, ou bien il échouera et l'Europe ne se fera pas". L'accord que vous mentionnez entre les ministres des finances des Douze est un pas supplémentaire dans la bonne direction. Il s'agit principalement de lutter de façon plus efficace et plus précoce contre les spéculations monétaires en prévoyant d'agir pour défendre une monnaie sans attendre qu'elle ait épuisé la marge de fluctuation prévue par le SME. Pour renforcer le SME, comment, en effet, ne pas penser à l'entrée de la livre sterling et de la peseta ? Bien sûr, il appartient aux gouvernements britannique et espagnol de proposer aux membres du SME d'examiner la situation nouvelle ainsi créée. Qu'il ne soit permis d'estimer que le plus tôt sera le mieux.\
QUESTION.- Comment appréciez-vous la situation au Tchad après les derniers épisodes relatifs à la bande d'Aozou, et la France ne risque-t-elle pas d'être entraînée malgré elle dans une escalade tchado-libyenne ?
- LE PRESIDENT.- Lorsque j'ai été élu, en 1981, l'armée libyenne se trouvait à N'Djamena et occupait ou contrôlait l'ensemble du territoire tchadien. Aujourd'hui, vous m'interrogez sur les risques que pourrait présenter pour la France ce qui se passe aux frontières de la Libye et du Tchad restauré dans son intégrité ! Ce chemin parcouru montre que rien n'entraînera la France malgré elle au-delà des limites qu'elle s'est fixées - que j'ai fixées. Elle maintiendra le dispositif dissuasif et défensif Epervier, aussi longtemps qu'elle le jugera nécessaire.\
QUESTION.- Vous allez effectuer dans les jours qui viennent un voyage en Amérique latine, notamment en Argentine où de récentes élections semblent remettre en cause la courageuse politique de démocratisation mise en oeuvre par le Président Alfonsin. Peut-on espérer en la démocratie dans cette Amérique latine écrasée par le poids de sa dette et par de profondes inégalités sociales ?
- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup d'estime pour le Président Alfonsin. C'est à lui que revient le mérite historique d'avoir reconduit l'Argentine sur la voie de la démocratie, d'avoir rendu espoir et fierté à son peuple.
- Il y a eu des élections en Argentine. Je ne veux pas m'ingérer dans les affaires d'un pays ami. Mais chacun peut constater que cette consultation s'est déroulée dans le calme et la dignité, que la participation a été élevée, que l'alternance joue régulièrement. J'ai envie de dire : comme dans n'importe quelle démocratie. Le peuple argentin a subi bien des épreuves. Je ne crois pas qu'il ait la mémoire courte.
- La façon dont a été traité le problème de la dette jusqu'ici n'est pas satisfaisante ni pour les créanciers ni pour les débiteurs. Il est temps que la communauté internationale fasse preuve d'imagination et tienne compte des impératifs de solidarité sans méconnaître les règles financières. La France a fait des propositions au sommet des sept pays industrialisés de Venise. J'aurai l'occasion d'y revenir lors de mon voyage en Argentine.\