23 juin 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle du Président de la République et l'alternance politique, à la mairie de Vire, mardi 23 juin 1987.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Comment ne pas se réjouir de cette rencontre à Vire. Comment ne pas se réjouir à la vue de cette ville, reconstruite, revivifiée, qui n'a pas oublié, certes, les douleurs de la guerre, mais qui a abordé avec courage et force le temps où l'on rebâtit une ville, un pays, une société. Vous êtes, ici, Virois, habitants de l'une des cités martyres, victimes de la guerre, pour une cause qui était la nôtre : la libération de la France. Mais vraiment, vous l'avez payé cher.
- Et quand je vois cette ville, aujourd'hui, qui m'accueille, je vous remercie toutes et tous de la façon dont vous savez me recevoir. Au-delà, sans doute, des divisions traditionnelles, assemblés dans ces rues, sur ces places, dans le recueillement d'abord, autour du souvenir des morts, et maintenant, dans l'allégresse, les retrouvailles, vous toutes, vous tous, qui représentez la France au travail, la France qui bâtit, la France qui espère. Je l'espère, moi de mon côté, la France qui se rassemble.
- Je ne demande pas aux Françaises et aux Français d'oublier leurs différences. Je trouve, pour ma part, excellent que l'on cultive sa différence. Et j'aimerais voir la France plus ouverte encore sur ce qui est différent : l'apport des cultures, ce qui a constitué le creuset de notre pays à travers les siècles et maintenant des millénaires. Il n'empêche que la rencontre du sol et des habitants de ce sol, à travers le temps que j'évoque, a su réunir un peuple, ce peuple c'est le nôtre. Il ne ressemble à personne d'autre. C'est le peuple français ! Et ce peuple français n'a rien à craindre dès lors qu'il saura, sur l'essentiel, pour les choix principaux, réunir ses talents, ses facultés et ses capacités.\
J'aborde avec vous, après Port-en-Bessin, la deuxième journée de ce voyage en Basse-Normandie, dans votre région. Je me reprochais de n'être pas venu plus tôt. C'est la 17ème région sur 26 - 22 en métropole et 4 en Outre-mer - que j'aurais pu, ainsi, rencontrer. Certes, il m'est advenu de venir en Basse-Normandie, à titre privé, d'y visiter ses monuments et d'y rencontrer mes amis. Mais il en va différemment dans ce moment, où vous êtes, vous, représentants du peuple de France et celui qui a été désigné par vous, pour le représenter et pour signifier les grandes directions, pour un temps assez long, pour m'avoir permis en deux circonstances d'assurer la permanence du pays. Il n'aura pas été donné, en effet, à mes prédécesseurs, d'abord de présider la République française avec une majorité nouvelle, tellement nouvelle. Dans l'espace d'un siècle et demi, on n'en a pas connu plus de trois de cette sorte, ce qui de mon point de vue n'est pas tout à fait assez - vous me permettrez de le dire sans vouloir déraper sur le -plan des disputes politiques. Pourquoi cacherais-je mes préférences ? - Et puis, cinq ans plus tard, une nouvelle majorité qui ressemblait assez aux anciennes et qui, élue, par le libre choix de notre peuple, a bien le droit d'affirmer ses propres perspectives. Et la première, et la deuxième fois, j'ai veillé à ce que ces alternances se déroulent de telle sorte que le pays n'ait pas à en souffrir, qu'il évite les crises majeures, que ne se rallument pas les brandons de guerre civile, que l'on soit capable de faire les différences, à condition de vivre ensemble, que chacun suive sa voie, imprime à l'Etat sa marque, sans cependant altérer ce qui fait la continuité, la réalité et la force de notre peuple à travers son histoire.
- Voilà quel a été, parmi quelques autres choses, sans doute, le rôle qui m'a été imparti par le temps, par la période que nous venons de vivre : 1981 - 1986. Il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour assurer la permanence ! C'est du moins raisonnable que de le penser, que de s'y appliquer, que de penser que, tout de même, avec ce peuple assez tumultueux, il faut le dire, assez changeant, et cependant très fier et très fidèle de ses traditions et de ses origines - et il a bien raison -, il faut, en effet, monsieur le maire, qui avez parlé des institutions, que ces institutions là permettent à quelques-uns et surtout à l'un des Français de veiller aux intérêts de tous.
- D'autant plus que ce n'était pas facile, pris que nous étions dès 1973 et 1974 et bien entendu en 1981, dans les rigueurs d'une crise internationale qui n'a pas cessé, crise internationale, dont on peut apercevoir sans doute dès aujourd'hui les quelques avertissements qui en montrent la fin, et pendant laquelle vous aurez souffert, vous aurez dû travailler, sans récolter les -fruits de vos efforts, et particulièrement la masse des travailleurs et les producteurs des campagnes et de la ville, qui n'avez pas ménagé votre peine. Chaque fois que j'entends dire que les Français au travail n'auraient pas fourni l'effort nécessaire, j'éprouve comme une sorte de souffrance devant cette injustice. Les Français ont fait ce qu'il fallait. Encore faut-il qu'ils choisissent les voies qui leur conviennent pour que ces efforts obtiennent les résultats qu'ensemble nous désirons.\
Ce n'est pas l'heure, ce n'est pas l'endroit car les milliers de personnes qui sont ici sont surtout à l'extérieur tandis que nous sommes quelques-uns à bénéficier de l'abri de l'Hôtel de ville, que de développer tout un discours institutionnel mais je pense qu'il convient de tracer quelques lignes fermes.
- La première est que le chef de l'Etat a en charge les destinées essentielles du pays, tout le temps qu'il est là. D'autres avant lui, d'autres après lui observeront les mêmes devoirs mais pour celui qui se trouve là, il faut qu'il ait conscience que les choix essentiels dont dépend la vie du pays à l'intérieur, nos libertés, nos principes fondamentaux, à l'extérieur notre défense, notre politique dans le monde, notre présence en tant que France, oui il est bon que cette autorité-là soit maintenue et reconnue. Je m'y suis appliqué. Cela n'a pas toujours été facile, vous connaissez vous quelque chose qui soit facile ? Il faut que le gouvernement gouverne, selon une expression très répandue, bien que cela me paraisse assez correspondre au vocabulaire. A quoi servirait un gouvernement s'il ne gouvernait pas ? Mais j'ai l'impression que lorsque l'on dit que le gouvernement doit gouverner, on pense plus au Président qu'au gouvernement lui-même, parce que peut-être que les Présidents depuis déjà maintenant 1958 s'étaient habitués à gouverner eux-mêmes. Eh bien c'est une bonne chose que de parvenir à cet équilibre qui fait que les directions essentielles sont proposées, définies, maintenues, - le cas échéant imposées -, en s'adressant au peuple, par le Président de la République et que la vie gouvernementale, l'exécutif constant soit assuré par ceux qui expriment la volonté majoritaire de l'Assemblée nationale. C'est ça la démocratie. Et puis les conflits inhérents à la vie de toute société, les oppositions et les contradictions, il y en a entre vous sûrement, il y en a ailleurs, il y en a partout. Alors il faut bien qu'au milieu de ces tourments il y ait quelqu'un pour dite de temps à autre, pas trop souvent, cela finirait par être fatigant et par ressembler à une profession tout à fait noble mais enfin qui ne s'impose pas à la circonstance, au pion du collège. Ce n'est pas mon genre.\
Je respecte les choix de la démocratie, j'ai respecté le choix de 1981 avec d'autant plus de joie et de force qu'il correspondait à mes voeux. Je respecte le choix de 1986, avec d'autant plus de constance que rien ne serait plus dangereux pour nos lois et pour notre unité que de travestir en quoi que ce soit la volonté du peuple. En tout cas, ce n'est pas mon genre non plus.
- Voyez à deux reprise, d'une législature à l'autre, il est bon, d'une certaine façon, il est même nécessaire, qu'il y ait alternance dans une démocratie. Il ne faut pas que ce soient toujours les mêmes qui gouvernent. On n'est pas obligé de se presser dans certaines circonstances mais enfin il ne faut pas que ce soient toujours les mêmes qui gouvernent, surtout s'ils ont la manie de croire que le monde commence avec eux, surtout s'ils ont l'orgueil de penser que le monde finira avec eux. Mais non ! Les choses ne se passent pas comme ça. Chacun, comme l'artiste, le peintre devant son tableau, ou le musicien dans sa composition, ajoute une note, une couleur et finalement sa marque, mais l'oeuvre, elle est celle des siècles, elle est celle de l'histoire, elle n'appartient à aucun d'entre nous. Nous sommes comme l'ouvrier, penché devant sa machine. L'ouvrier, un autre était là, un autre sera là. La France ne nous appartient pas, à aucun d'entre nous. Aucun parti, aucune faction, aucune part du peuple français n'a le droit de se substituer au peuple tout entier. Ce sont en tout cas les principes qui m'inspirent et que je m'efforce de suivre, comme on applique des principes, le mieux possible, avec l'humilité nécessaire devant la force des événements, face aux passions des hommes.\
Cette ville `Vire` de travail et de reconstruction, cette ville qui a su, quarante ans et un peu plus après la fin de la dernière guerre mondiale si meurtrière, si destructrice, qui a su présenter ce visage, celui que nous avons aujourd'hui sous les yeux, quel exemple mesdames et messieurs, au centre d'un petit pays, le bocage normand, très caractéristique me dit-on. Je le savais par les livres, par les récits qui m'en ont été faits mais je connais mal ce petit coin de France. Il fallait réparer. Ce ne sera pas fait exactement après une heure et demie passée auprès de vous - je ne me fais pas d'illusion - mais tout de même j'aurai dans le regard quelques images qui me sont déjà chères. Je vous aurai vus, je vous aurai rencontrés, et je voudrais dire à tous les autres Français qui nous entendront peut-être par le canal de ces fameux médias que je vois dans cette population de Vire, comme un exemple à désigner à l'attention publique.
- Vous avez vos défauts, mesdames et messieurs, j'imagine et votre société n'est pas parfaite. Vous me diriez le contraire, j'aurais peine à vous croire. Il en est ainsi de tout groupe humain mais collectivement sous la conduite d'hommes éclairés et énergiques, ceux que vous avez élus, donc ceux que vous avez choisis, vous avez réussi à affronter ce demi siècle pour aborder la fin du XXème en bon -état, en bonne santé. Je sais bien que partout en France, on souffre de ces déchirements, de ces déchirures qui s'appellent surtout le chômage, parfois la pauvreté, en tout cas dans combien de familles, les deuils et les chagrins que la collectivité ne peut pas compenser. Oui, nous sommes toutes et tous face aux difficultés de la vie, mais sur qui compter, sinon sur nous-mêmes. Je le répète un peu partout au risque de lasser, je suis sûr que la France a le moyen de réussir, de réussir quoi donc ? L'ouverture imminente, dans quelques années seulement, sur un marché international qui verra toutes les barrières en Europe tomber `1992 ` marché communautaire`, qui verra le monde des cinq continents s'ouvrir sur des échanges, où il conviendra d'être les meilleurs ou bien on sera perdu. Peut-on faire appel à la volonté des Français ? J'en suis sûr. Peut-on faire appel au courage des Français ? C'est déjà démontré par les siècles passés, votre génération même, mesdames et messieurs, des années dramatiques. Depuis les plus jeunes, vous voyez comment ils poussent, ce qu'ils veulent être, de quelle façon ils s'affirment. Il n'y a aucune raison de désespérer. Il y a toutes les raisons d'espérer. Il y a de bonnes et de mauvaises politiques mais on ne peut pas se retourner uniquement vers les dirigeants que vous avez choisis pour dire : voilà les responsables. C'est au peuple tout entier de prendre conscience de ce qu'il est, de prendre conscience de ce qu'il doit.\
La première leçon que je tire des années que j'ai vécues, c'est la richesse et la nécessité de l'effort. On n'a rien sans rien ! C'est ce que l'on répète dans nos familles. Vous le savez bien. On n'a rien sans rien. Alors n'ayons pas un regard exagérément pessimiste lorsque l'on constate les défaillances. Réfléchissons avec sérieux sur les remèdes pour penser, pour corriger les défauts de notre action. Cherchons à préserver les conquêtes récentes dans la lutte contre l'inflation, de 14 % environ en 1981 aux 3 %, régime de croisière, depuis déjà plus de 18 mois. Pour la croissance, nous avons un résultat depuis 1981 jusqu'à ce jour, supérieur à celui d'un pays présenté toujours comme un modèle, l'Allemagne fédérale. Nous sommes restés meilleurs que la Grande-Bretagne ou que l'Italie, nos plus directs concurrents. Nous n'avons pas à déplorer nos lois sociales, elles ont permis tout ce qui peut être aujourd'hui compté dans le redressement de la France car rien n'est possible sans la concorde et sans le dialogue social, et ce n'est pas pour rien si nous venons de connaître depuis maintenant six ans la période, sur cinquante à soixante ans pendant laquelle il y a eu moins de conflits sociaux. Veillons à ne pas réveiller les dissentiments et les oppositions, c'est-à-dire veillons à la justice sociale.
- Mesdames et messieurs, mes chers compatriotes, à l'écoute des paroles du maire de cette ville, Olivier Stirn, dont j'ai pu apprécier moi-même, au cours de ces dernières années, les qualités personnelles, j'ai bien retenu une part de son propos. Comme chacun d'entre nous, il plaidait un peu pour son saint, en flattant la cohabitation viroise £ je ne suis pas sûr que nous parlions tout à fait de la même chose, mais si cela veut dire qu'il faut nous habituer à vivre, qui plus est à travailler ensemble, quitte à ce que chacun reste fidèle à soi-même et à son idéal, alors il avait bien raison, et je pense comme lui, qu'à partir de cet Hôtel de Vire, la France tout entière sache que nous sommes rassemblés pour travailler et pour vaincre les difficultés qui se présentent à nous. A la fin de ce voyage en Basse-Normandie, ce sera en fin de soirée, je voudrais aussi que le message essentiel du Président de la République aux Français soit celui-là : il n'y a pas de fatalité qui nous soit hostile, notre destin est dans nos mains, comme je viens de le voir à Port-en-Bessin, comme je pourrai le voir ici, dans cette cité qui a su, au contraire de tant d'autres, reconstruire l'emploi, et souvent le multiplier. Je voudrais que toute la France sache que rien n'est jamais donné, que tout est toujours conquis, et qu'on peut faire confiance aux Français pour conquérir nos lendemains, pour dominer les difficultés du présent, pour rester digne des richesses et des fastes de notre passé.
- Mesdames et messieurs, je continuerai un peu plus loin, à Lisieux, tout à l'heure, et puis dans l'Orne, cet itinéraire qui au-delà des quelques fatigues du moment qui ne sont pas graves, qui représente pour moi, comment dirai-je, comme un contremaître sur un chantier, une expérience de vie. Je vois ce que vaut la France, et ce qu'elle vaut, croyez-moi, c'est mieux qu'on ne le dit.
- Vive Vire,
- Vive le département du Calvados,
- Vive la Basse-Normandie,
- Vive la République,
- Vive la France !\