29 mai 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, à Saint-Pierre et Miquelon le 29 mai 1987, notamment sur l'avenir économique du département, les relations franco-canadiennes et le problème de la dette des pays du tiers monde.

LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup d'occasions et je pense avoir épuisé provisoirement à peu près tous les sujets qui touchent à l'objet de mon voyage mais enfin, c'est vous qui exercez l'esprit critique, c'est une fonction publique d'ailleurs très importante.
- QUESTION.- Est-ce que vous avez épuisé tout ce qui concerne votre voyage ?
- LE PRESIDENT.- Oui, moi j'ai fait bon voyage, c'est là-dessus qu'il faut m'interroger comme ça... je suis conciliant, qu'est-ce qui vous vient en tête ?
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a tout de même un petit -rapport avec la Nouvelle-Calédonie ?
- LE PRESIDENT.
- Ah, un petit -rapport oui. Ce sont des îles. Pour moi ce n'est pas une surprise du tout. Que vous dire pour l'instant, il y aura moins d'électeurs, avec une signification évidente.
- Mais passons, pour l'instant, ce n'est quand même pas ...
- QUESTION.- Avec quelle image de notre archipel repartirez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Quelle image, je trouve qu'il fait un temps magnifique, il fait bon, il fait délicieux, j'ai été tenté d'aller voir les bateaux sur leurs claies, de regarder un peu la mer, il doit bien y avoir par là quelques crabes, et mêmes quelques oursins. Ce n'est sûrement pas l'image la plus habituelle de Saint-Pierre. C'est un pays encore assez rude. C'est beau, ça éveille véritablement la sensibilité, et surtout ce qui m'intéressait c'est de voir les habitants qui sont très accueillants et comme nous connaissons leurs difficultés, on en a parlé. On a une grande sympathie pour eux.\
QUESTION.- Vous avez peut-être su que la Côte d'Ivoire avait décidé de suspendre le remboursement de sa dette, ce qui correspond un petit peu au discours que vous avez tenu hier à Toronto. Alors qu'est-ce que vous pensez de cette décision ?
- LE PRESIDENT.- La Côte d'Ivoire n'est que l'un des pays parmi beaucoup d'autres à se trouver acculé à une décision de ce type. Et quand on connaît l'esprit civique du Président de la Côte d'Ivoire à l'égard de ses obligations internationales, c'est que vraiment le problème est d'une gravité que l'on a trop peu soupçonnée dans le Nord. Les pays industriels ont examiné l'éventualité d'une cessation des paiements, des dettes, sous l'aspect qui est posé au travers de cette décision, c'est-à-dire que ces pays sont d'abord obligés d'apporter beaucoup plus d'argent à l'extérieur que ne leur profite l'accélération de leurs productions.
- L'exemple du Brésil est particulièrement typique, mais on en trouve aussi en Afrique, de certains pays qui ont demandé aux travailleurs de fournir un effort supplémentaire, il a été fourni. Je prenais l'exemple du Brésil parce que son produit intérieur brut est en considérable progrès mais en raison du fait que tout le profit national qui est retiré de cette production supplémentaire va au paiement de la dette, cela provoque une sorte de dépression sociale qui s'ajoute aux dangers économiques. Tous ces pays qui connaîtront cette triste situation approcheront une phase de turbulences sociales, politique générale qui promet malheureusement au monde une multiplicité de conflits graves.
- QUESTION.- Y voyez-vous un atout pour le sommet de Venise, pour l'opposition ?
- LE PRESIDENT.- Oh un atout, c'est dommage qu'on en soit là. Mais c'est évident que cela leur fera mieux comprendre un problème dont l'actualité nous prend la gorge alors que beaucoup de dirigeants dans le monde croient que cela peut se régler tranquillement, en allant de délais en délais.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je vais revenir au voyage et à Saint-Pierre-et-Miquelon...
- LE PRESIDENT.- Je vous remercie, c'est ce que je souhaitais.
- QUESTION.- A Ottawa, le Président avait appelé le bon sens...
- LE PRESIDENT.- Le bon sens, le droit et la volonté politique, ces trois éléments sont indissociables.
- QUESTION.- A Montréal cependant, monsieur le Président, on évoque une évoque une évolution de vos propos, des propos tenus à Ottawa, puis à Montréal, au Canada et à Saint-Pierre-et-Miquelon ce matin, on peut même dire que le Président a durci le ton.
- LE PRESIDENT.- Non, lorsque j'ai fait ce discours, c'était un discours un peu ex cathedra, à Ottawa, m'exprimant en Président de la République, ce n'était pas un débat. J'affirmai des positions de principe. Ensuite, tout le long du voyage, je suis interpellé par des personnes qui représentent des intérêts, qui me demandent de préciser mon point de vue. Je n'ai pas durci du tout. J'ai dit ce que je pense mais ce n'est pas une question d'être dur avec le Canada. Je pense que lorsqu'on engage une négociation, qu'elle aboutit, c'est dommage qu'ensuite on revienne sur les accords, et qu'ensuite on exerce une pression sur la nouvelle négociation éventuelle, par un acte préparatoire, si j'ose dire, unilatéral, d'une grande dureté.
- QUESTION.- C'est le recours à une juridiction internationale ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le préconise. Ce serait tout à fait sage. A l'égard du Canada, sur ce litige-là, il ne s'agit pas d'être dur ou mou, il s'agit de dire ce qu'est, selon moi, le droit dans une matière qui touche de près à des intérêts français. Alors je dis ce que je pense. J'ai l'amitié, la sympathie et de très bonnes relations avec M. Mulroney que je retrouve dans les enceintes internationales et, je dois dire, avec une communion de pensées et de prises de position sur des sujets majeurs, comme celui du développement du tiers monde par exemple. J'ai beaucoup d'estime pour lui, je m'entendais également très bien avec son prédécesseur, M. Trudeau, qui également dans les débats de ce niveau avait une personnalité et une perception des problèmes dont je me sentais proche. Alors j'approuve qu'il y ait une continuité, en dépit des rivalités internes dans ce pays, qui arrivent à toute démocratie, une continuité sur le -plan des problèmes internationaux avec lequel je me sentais assez en symbiose, avec lequel je me sens, ne parlons pas au passé. Donc les hommes sont de qualité et je travaille pour l'amitié franco-canadienne. On est déjà arrivé à de bons résultats.
- Mais l'amitié n'interdit pas que, sur un dossier particulier dans lequel nous avons le sentiment de souffrir d'une injustice. Pour des gens, ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui n'ont pas beaucoup de moyens de se défendre si la puissance n'intervient pas, je dis ce que je pense. Premièrement, il y a un accord, répétons-le. Deuxièmement, si on le rompt, n'ajoutons pas au contentieux, un élément impérieux comme celui du blocage des ports.
- Cela me paraît d'ailleurs peu conforme à la -nature d'un grand Etat, d'une belle démocratie, d'un Etat en pleine évolution, moderne avec des gens sympathiques et des dirigeants qui comprennent. Ce sont des tensions internes au Canada qui ont conduit à cette situation et c'est dommage. Je le dis. Pourquoi est-ce que je ne le dirais pas ? Je suis sûr que là-bas on ne prendra pas mes propros de façon inamicale mais qu'on comprendra que c'est sérieux.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous faites de la levée du blocus des ports canadiens une condition préalable à la reprise des négociations ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant je ne mène pas la négociation. Je suis en relation avec le gouvernement, je ne dirai rien de plus qui pourrait en quoi que ce soit intervenir dans un dossier qui est ouvert. Ce n'est pas préalable mais il tombe sous le sens que ce point-là doit être réglé.
- QUESTION.- Quel rôle doit jouer Saint-Pierre-et-Miquelon face, aux portes de l'Amérique du Nord ?
- LE PRESIDENT.- Vous risquez de m'entraîner dans un débat très général, je ne sais pas par quel bout commencer.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez en Saint-Pierre-et-Miquelon ?
- LE PRESIDENT.- C'est un petit pays et très peu peuplé, une collectivité de 6000 âmes réparties sur deux îles, un petit archipel, très loin de tout, avec des moyens de communication assez réduits. Ce n'est évidemment pas un facteur de puissance économique et politique mais c'est un bon relais pour la France. C'est une présence et un attachement historique qui font que la France, depuis déjà longtemps, a coutume de penser que c'est elle qui est là. Il y a toute une imbrication psychologique, presque légendaire, avec aussi les pêcheurs qui viennent de Bretagne, qui viennent aussi d'ailleurs faire un peu de concurrence, je veux dire que Saint-Pierre et la Bretagne ne se sentent pas totalement accordés. Mais enfin du point de vue français, nous défendons les deux intérêts qui nous paraissent complémentaires. Cela fait partie de nous. Si nous arrivons, comme je l'espère, à régler le problème actuel avec le Canada, je vois de l'actuelle contradiction au contraire une raison supplémentaire d'établir un pont de relations culturelles d'échanges y compris avec Terre-neuve. Après tout ce sont des gens qui vivent de la même façon, ils connaissent les mêmes périls, ils souffrent de la même chose et ils peuvent être très amis £ d'ailleurs souvent individuellement ils le sont.
- Et puis voilà qu'à l'-état brut les intérêts sont présentés de telle sorte qu'au lieu de chercher la conciliation c'est le contraire qui se produit. Une fois ce problème réglé, je vois en effet tout de même un bon avenir à cet ensemble français ici, un peu plus loin québécois, un peu plus loin acadien, et puis le Canada lui-même, qui tout en étant de majorité anglophone n'en reste pas moins très pénétré par la culture et par les intérêts français. On a pu le constater un peu partout, les intérêts français vont grandissant. Vous faites partie d'un ensemble, une pièce en moins et l'édifice s'ébranlerait. Il n'est pas question qu'il manque.
- QUESTION.- Vous avez profité, ou tenu, à l'issue d'un voyage au Canada, à visiter un département éloigné de la métropole. Est-ce que d'ici la fin de votre mandat dans un an, votre premier mandat, vous comptez visiter d'autres départements français...
- LE PRESIDENT.- Essentiellement La Réunion, si je peux y aller en effet d'ici la fin de l'année ou au début de l'autre, j'irai. Pour le reste, j'ai déjà fait l'essentiel.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce qu'on peut vous poser une question qui s'éloigne un peu de votre voyage au Canada et à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Vous avez probablement suivi, évidemment suivi les travaux de la conférence internationale sur le terrorisme, je voudrais vous demander quelles réflexions en tirez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Cette relation entre les services de prévention, de surveillance ou de répression contre le terrorisme, cette union du renseignement et de l'action sont une très bonne chose que j'ai toujours encouragée et que je continue d'encourager. Donc, non seulement j'approuve, mais je souhaite, que tout cela se resserre. Comme il existe déjà plusieurs organisations dont une plus importante, qu'on appelle le groupe de Trévi, qui déjà réunit la plupart des pays en question, ce n'est pas une innovation. C'est simplement une occasion bien saisie, surtout à un moment où on peut redouter une reprise du terrorisme en Europe et en particulier en France £ donc c'est très bien. Le seul point sur lequel j'ai exercé un certain contrôle, avec quelque vigilance, c'est que je n'ai pas voulu que cela pût être confondu avec une sorte de délégation de la conférence des Sept à Venise, actuellement en proposition de Venise, ces problèmes ne doivent pas être réglés entre les Sept, et j'ai insisté auprès du gouvernement pour qu'il y ait d'autres pays, et d'ailleurs il y en avait d'autres. Pour une raison simple, c'est que je ne veux pas que le groupe des Sept crée une série de ramifications successives dans tous les domaines : affaires étrangères, environnement, intérieur et police, et puis tout le reste. Nous finirons par constituer un organisme international qui n'a pas sa place et qui, en raison de la -nature des pays qui se trouvent là, qui sont les pays les plus puissants industriellement, aurait assez vite la tentation de parler au nom de tous. J'approuve tout à fait ce qui a été fait, mais en raison de la proximité de Venise - même si, comme je l'espère et je le pense, les enseignements de cette rencontre de travail à Paris peuvent servir à éclairer les Sept qui auront décider de certaines dispositions contre le terrorisme - il ne faut pas que cela s'inscrive dans ce -cadre-là. Je n'ai aucune remarque, aucune réticence et au contraire je veux donner tous mes encouragements à des -entreprises de ce genre.\
QUESTION.- J'enchâine sur Venise, vous avez hier formulé un appel aux pays riches en quatre points, est-ce que vous pensez que les Sept après Venise, pourront aller au-delà de déclarations d'intentions qu'ils reprendront plus ou moins ? LE PRESIDENT.- Je ne me monte pas la tête, s'ils allaient jusque là ce serait déjà formidable. Le point sur lequel j'attends quelques progrès, sans exagérer mon attente, c'est sur le recyclage des surplus. J'estime que pour les taux d'intérêt, les dispositions à prendre là où cela est possible pour la croissance dans les pays qui disposent d'un moyen de le faire, on se heurte à des politiques intérieures, à des intérêts nationaux qui résisteront encore trop longtemps, malheureusement. Je pense que le recyclage des surplus financiers est possible dans l'immédiat. Je sais que le Japon a déjà des dispositions favorables. Je pense que l'Allemagne ne devrait pas s'y opposer. Bref, il y a un courant dans ce sens. C'est une politique que je défends depuis plusieurs années mais qui me paraît pouvoir déboucher. Maintenant, prenez mes propos comme ils le sont : je ne vous annonce pas que cela va se faire, il est possible que non, mais c'est un dossier qui avance.
- QUESTION.- Monsieur le Président, avant de partir de Paris, il y a avait en France un problème qui était important, c'était l'opportunité de savoir s'il fallait que Klaus Barbie soit présent à la barre de Lyon, ou pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est une affaire de justice. En affaire de justice, le Président de la Cour doit donner un avis, après il y a même une décision dans un sens, puis dans l'autre, c'est très bien. Il vaut toujours mieux qu'un débat soit contradictoire.
- QUESTION.- Pour en revenir à la question des décisions communes, est-ce que la France ne demande pas encore une fois aux Japonais, aux Allemands, de faire l'effort, c'est-à-dire finalement aux pays qui marchent bien économiquement ?
- LE PRESIDENT.- Ce dont il faut se pénétrer, c'est qu'il ne s'agit pas de charité à l'égard du tiers monde. C'est une confusion constante. C'est l'intérêt des grands pays industriels que de ranimer les termes de l'échange. Je voudrais finir par les en convaincre, et c'est dans l'intérêt notamment de ceux dont les surplus risqueraient d'être plus mal employés. Cela s'est déjà fait deux ou trois fois depuis la dernière guerre mondiale, ce n'est pas une technique nouvelle. Je sais que plusieurs pays ont déjà pensé utiliser leurs surplus de telle sorte que, tout en apportant une aide au tiers monde, ils en tireraient des avantages certains, notamment si j'ose dire, en échangeant des dollars incertains contre les dollars bien carrés. Tout cela doit être organisé de telle sorte qu'on n'en fasse pas une affaire, mais qu'au total cela serve les intérêts du monde industriel.\
QUESTION.- Vous avez à plusieurs reprises, au cours de votre voyage, insisté sur la nécessité de ne pas manquer les rendez-vous de l'histoire. Est-ce que vous pourriez nous définir les prochains rendez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Vous voulez dire les rendez-vous pour la France. Là encore, vous faites rebondir... Vous voulez qu'on en parle la prochaine fois ? Vous revenez à Paris avec nous ? On ne va pas vous laisser là. A notre prochaine rencontre, à Paris, on verra ça.
- Je conclus. La France veut défendre ses intérêts légitimes. Parmi ses intérêts légitimes, il y a ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon, particulièrement sur le terrain de la pêche. Elle en discute avec ouverture d'esprit, avec amitié, elle souhaite que cette amitié ne soit pas éprouvée par l'incompréhension. Je suis allé au Canada avec la volonté de contribuer à créer des relations d'un niveau supérieur, plus proche, mieux compris, plus amical encore. J'ai tout de suite signalé le point faible, c'est l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, je souhaite que nos amis canadiens le comprennent, ce serait vraiment dommage d'avoir recours à toutes les procédures qui font que finalement les plaideurs se retrouvent de chaque côté devant les tribunaux, devant le tribunal de l'histoire et cela risque toujours de gripper un peu leurs relations. Mon voeu à moi, c'est que l'amitié franco-canadienne se renforce. Elle ne peut se renforcer que par le règlement honnête des dossiers, celui-là en particulier.\