5 avril 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à l'agence de presse portugaise "LUSA" le dimanche 5 avril 1987, sur les relations franco-portugaises dans le cadre communautaire et différents sujets d'actualité internationale.

QUESTION.- Entre le 6 et le 8 avril vous visitez officiellement le Portugal à l'invitation du Président portugais Mario Soares. Quel sens attribuez-vous à cette visite et quelle sont les thèmes principaux que vous allez aborder avec vos interlocuteurs portugais ?
- Le PRESIDENT.- Le Président Mario Soares a voulu que le premier chef d'Etat d'un pays de la Communauté à être reçu au Portugal depuis son adhésion à la Communauté fût le Président de la République française. C'est une marque d'amitié à laquelle je suis très sensible et qui éclaire le sens de ma visite. Lors de mon premier séjour officiel à Lisbonne, en décembre 1981, je m'étais engagé, au nom de la France, à soutenir la candidature portugaise. Acquise lors du sommet de Fontainebleau, la décision est entrée dans les faits le 1er janvier 1986. Désormais solidaires au sein de l'ensemble européen, le Portugal et la France, partenaires privilégiés de longue date, voient s'ouvrir de nouvelles occasions de dialogue et de coopération. Le Portugal apporte à l'Europe son ouverture sur l'Atlantique, sa connaissance du tiers monde, la contribution d'un peuple actif et volontaire. Projets bilatéraux, perspectives européennes, affaires internationales, comme vous le voyez, nous ne manquerons pas de thèmes d'entretien.
- Au demeurant, aucune ombre, aucun contentieux ne viennent ternir les relations franco-portugaises. J'apporterai au peuple du Portugal le témoignage de la sympathie et de l'estime du peuple de France. Comme vous le savez, une vieille amitié me lie à M. Mario Soares depuis l'époque où il luttait pour l'instauration de la démocratie. J'ai également eu le plaisir de recevoir récemment à Paris votre Premier ministre, M. Cavaco Silva.\
QUESTION.- La semaine dernière, vous avez rencontré Mme Thatcher et le chancelier Kohl et abordé avec eux les rapports Est-Ouest avant le voyage que le Premier ministre britannique est en train d'effectuer en URSS. A Bénouville, après la rencontre avec Mme Thatcher, vous avez affirmé qu'elle n'avait aucun mandat et qu'il n'était pas convenable pour les Européens de se substituer à leurs alliés. Pourriez-vous situer l'évolution de ces rapports depuis le début de la période Gorbatchev et la présentation de l'option zéro par le dirigeant soviétique ? Considérez-vous que la question des droits de l'homme en URSS soit inhérente à une normalisation totale des -rapports entre les deux blocs ?
- Le PRESIDENT.- Nous ne savons pas encore si l'action de modernisation que mène M. Gorbatchev modifiera le système soviétique et jusqu'à quel point. Mais je suis de ceux qui croient que l'on ne touche pas à la forme sans toucher au fond. Le respect des droits de l'homme sera certainement un des critères pour apprécier l'évolution en cours et conduire dans les prochaines années la politique des pays occidentaux à l'égard de l'URSS.
- Quant aux négociations américano-soviétiques, même si j'en approuve le principe et en souhaite le succès, j'estime que la France, ni l'Europe, n'a aucune raison d'y participer. En revanche, les dirigeants européens doivent faire connaître à leur allié américain, comme à l'URSS, leur conception de la sécurité en Europe. Il y a d'ailleurs entre Mme Thatcher, le chancelier Kohl, M. Gonzales, M. Craxi, et M. Martens que j'ai rencontrés ces dernières semaines, et moi-même, une forte identité de vues. Et je suis convaincu qu'il en ira ainsi avec mes hôtes portugais.\
QUESTION.- Bien que la position du président américain semble affaiblie après ce qu'on a appelé l"'Irangate", on assiste à une montée du protectionnisme américain. Comment voyez-vous l'avenir des rapports entre les Etats-Unis et l'Europe ? De quelles armes dispose l'Europe face aux Américains ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'il n'est de l'intérêt ni de l'Europe ni des Etats-Unis de s'engager dans une guerre commerciale, même si leurs points de vue peuvent parfois diverger.
- Les tentations protectionnistes sont, il est vrai, actuellement très vives aux Etats-Unis. Le Président Reagan a d'ailleurs dû opposer son veto à certains projets de loi difficilement compatibles à l'idéal de libre échange dont ce grand pays se prévaut.
- Je comprends certes parfaitement que le gouvernement et le congrès américains jugent prioritaire la résorption des énormes déficits commercial et budgétaire qui font courir des dangers à l'économie mondiale comme à leur propre économie. Mais la méthode ne peut pas être l'affrontement et la solution ne peut pas être le retour au protectionnisme, ou le simple jeu de manipulations monétaires.
- Si cependant les Etats-Unis, sur tel ou tel contentieux, cèdent à la tentation de la menace, l'Europe ne doit pas se laisser intimider ou se laisser dicter sa propre politique économique. Son meilleur atout sera alors d'apporter une réponse commune.\
QUESTION.- En juin aura lieu à Venise le sommet des pays industrialisés, qui se tient au moment où les pays endettés adoptent une position plus à l'égard des pays prêteurs, comme l'a fait le Brésil par exemple. Croyez-vous que l'on soit à la veille d'un nouvel ordre économique mondial ?
- LE PRESIDENT.- A Venise le problème de la dette des pays du tiers monde, sur lequel la position de la France est bien connue, sera certainement abordé.
- Mais le sommet des pays industrialisés n'a pas vocation à jeter les bases d'un nouvel ordre économique mondial. Il s'agira, comme pour les autres réunions de ce type, la dernière s'étant tenue à Tokyo, d'une concertation entre les sept principaux pays industrialisés sur de grands problèmes de l'heure. J'ai déjà eu l'occasion de dire que ce type de sommet ne doit pas être considéré comme une sorte de directoire à sept, ayant pouvoir de décider de l'organisation économique et politique du monde, en l'absence d'autres pays industrialisés ou de pays en développement.\
QUESTION.- Au moment où la Libye fête ses 10 ans de pouvoir populaire, le colonel Kadhafi vient de subir d'importantes défaites au Tchad. Bien que le ministre français de la défense, M. André Giraud, ait affirmé qu'il n'y avait aucun soldat français engagé dans la bataille de Ouadi-Doum, la présence française est importante dans ce pays, même si la France a refusé d'y envoyer ses avions Jaguar en 1983. Dans la nouvelle situation du gouvernement tchadien, la France va-t-elle changer son attitude à l'égard de ce pays ?
- LE PRESIDENT.- La France n'a pas changer son attitude envers le Tchad mais à y poursuivre une politique d'aide en réponse à la demande du gouvernement légitime de ce pays, et conformément aux accords qui nous lient. Il s'agit pour la France de dissuader une agression étrangère, et rien de plus. Si je n'ai pas voulu que la France s'engage dans une guerre coloniale, notre aide n'a pas été marchandée à M. Hissène Habré qui a pu, à l'abri de la ligne du 16ème parallèle, bâtir un Etat et reconstruire une armée qui lui permettent aujourd'hui de rétablir l'intégrité de son pays.\
QUESTION.- On assiste depuis quelques jours à une montée de la tension entre la Grèce et la Turquie, qui les deux sont membres de l'OTAN. D'autre part, la Turquie et le Maroc ont fait part de leur intention de demander l'adhésion à la Communauté européenne. Dans ce contexte croyez-vous que l'Europe puisse avoir des politiques communes, notamment de défense et sur des questions internationales à l'envers des divergences européennes perceptibles dans le passé ?
- Le PRESIDENT.- Je me suis exprimé à diverses reprises, ces derniers jours, sur le problème de la défense européenne. Il est bon, il est normal que les Européens s'interrogent sur l'avenir de leur défense, qu'ils ne laissent pas à d'autres, les Etats-Unis et l'Union soviétique, le soin de définir les conditions de leur sécurité. C'est pourquoi j'ai accueilli avec intérêt la proposition de M. Delors. Elle suscite une réflexion utile, y compris en faisant apparaître les difficultés qu'il y a à envisager, aujourd'hui, un tel débat dans le -cadre communautaire. C'est ce qui m'a conduit à dire que l'Europe a besoin d'un pouvoir politique central si elle veut se doter d'une organisation militaire commune. Tel est l'objectif. Cela ne signifie pas, bien entendu, que nous ne devions pas poursuivre les rapprochements déjà entrepris, de façon bilatérale ou multilatérale, en matière de coopération entre nos armées et de collaboration entre nos industries d'armement.
- QUESTION.- Au moment où l'Europe se présente unie, pensez-vous qu'un tout européen soit plus efficace ou bien que l'existence de différents axes politiques, tels un axe Paris-Bonn ou Paris-Madrid, soit plus adéquate.
- Le PRESIDENT.- Je considère que mon pays doit avoir des relations actives et confiantes avec tous les autres pays de la Communauté. Cela n'empêche pas des relations plus étroites avec tel ou tel autre pays. La multiplication des rencontres entre tous les pays de la Communauté ne peut que favoriser leur meilleure entente et par conséquent, rendre plus facile la construction de notre Europe.\
QUESTION.- Vous avez toujours défendu l'idée du rôle culturel de la France dans le monde. Ce rôle est encore assez vivace au Portugal, bien qu'il semble s'évanouir un peu. D'autre part, la France semble vouloir renforcer sa position en Afrique, un continent où l'influence portugaise est aussi de premier ordre. Dans ce contexte croyez-vous que les deux pays auront dans l'avenir une position de concurrence ou bien qu'une concertation soit possible sur les principaux thèmes de ce continent ?
- LE PRESIDENT.- Anciennes puissances coloniales, la France et le Portugal ont eu la sagesse, après les épreuves de décolonisation, d'établir avec les pays africains des relations de coopération et de solidarité. Aujourd'hui, face à la gravité des problèmes qui assaillent l'Afrique, il est indispensable et urgent que les Européens mettent en commun leur expérience et harmonisent leurs efforts pour rendre leur action plus efficace. Il faut donc faire jouer à plein notre complémentarité. La connaissance que le Portugal a de l'Afrique australe, par exemple, est tout-à-fait précieuse face aux conflits qui traversent cette région. Enfin, vous n'ignorez pas que certains pays lusophones participent à la conférence franco-africaine annuelle où ils sont les bienvenus. Nous souhaitons que tout cela se déroule en parfaite harmonie entre nous.\
QUESTION.- Avant votre voyage en Indonésie, vous avez été informé de la position portugaise dans l'affaire de Timor oriental. Après vos entretiens avec le président Suharto, et connaissant la position portugaise sur la question, comment voyez-vous aujourd'hui cette affaire et quelle est l'attitude de la France dans le débat international sur Timor oriental ?
- LE PRESIDENT.- Le président Soares avait tenu à m'informer, avant mon voyage à Djakarta, de l'-état des relations entre le Portugal et l'Indonésie sur la question de Timor. J'en ai parlé à mes interlocuteurs. L'impression que j'ai retirée de ces entretiens est, malheureusement, que nous sommes loin d'un rapprochement des thèses en présence. Cela étant, l'Organisation des Nations unies n'a pas dit son dernier mot. Si une solution politique se dessinait, la France la considérerait en tenant compte des principes auxquels elle est attachée, qu'il s'agisse des droits de l'homme ou de la solidarité communautaire.\