12 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, sur Europe 1 à Madrid le 12 mars 1987, notamment sur les relations franco-espagnoles, l'adhésion de l'Espagne à la CEE et les compétences du Président de la République en matière de politique étrangère.

QUESTION.- Merci monsieur le Président de nous recevoir dans ce Palais du Pardo où a vécu Franco. Vous l'avez visité, comment vous trouvez ce Palais ?
- LE PRESIDENT.- J'étais déjà venu lors de ma visite au Roi à l'époque où je venais annoncer aux Espagnols leur entrée dans le Marché commun, entrée qui avait été décidée, en fait, à Fontainebleau en 1984. Les négociations avaient été longues, difficiles £ et, lorsqu'elles ont été conclues, lorsqu'on a pu être certain que l'Espagne entrerait le 1er janvier 1986 dans la Communauté européenne, à cette époque, je suis venu m'en entretenir avec le Roi et avec le Premier ministre.
- QUESTION.- A cette occasion, vous avez vu ce Palais ?
- LE PRESIDENT.- Exactement.
- QUESTION.- Et le bureau de Franco.
- LE PRESIDENT.- Exactement.
- QUESTION.- Comment vous l'avez trouvé ?
- LE PRESIDENT.- Solennel, un peu vieillot, un peu triste peut-être, mais d'un beau style.
- QUESTION.- Vous vous souvenez monsieur Mitterrand du climat anti-français lors de votre visite en 1982 ? La presse titrait : "François, qu'est-ce que tu es venu faire ici ?". Aujourd'hui c'est apparemment une sorte d'idylle amoureuse. Comment l'expliquez-vous et qu'est-ce qui est à l'origine de ces changements ?
- LE PRESIDENT.- Les relations entre nos deux pays étaient, en effet, très mauvaises. Je ne vais pas dire que la faute en était simplement française, mais les Espagnols adressaient un certain nombre de reproches au Président de la République qui m'avait précédé. M. Giscard d'Estaing avait été conduit à faire connaître publiquement qu'il n'accepterait pas l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun, que c'était trop difficile, que ce n'était pas opportun à ce moment-là. Oui, il l'a dit, bien qu'il eût été d'accord sur le fond.
- Le terrorisme basque se développait, les Espagnols accusaient la France de faire du Pays basque français une sorte de refuge, une base de départ et d'abri.
- Il y a, peut-être aussi, un fond de rivalité, souvent amical mais souvent difficile entre deux peuples voisins, tout cela s'additionnant. En 1982, vous avez raison de le rappeler, ma première visite qui était une visite d'Etat en Espagne, n'a pas été difficile dans les relations avec les responsables politiques ni avec le Roi, ni avec le Premier ministre de l'époque M. Calvo Sotelo, ni avec les dirigeants des différents partis que j'ai tous reçus - et qui tous ont été d'une très grande courtoisie - ni avec le petit peuple, car je me suis beaucoup promené dans les rues de Madrid. Je suis allé visiter le musée. Mais la presse était dans un -état d'exaspération qui, bien entendu, reflétait quand même un sentiment moyen des Espagnols.\
`Suite sur le climat des relations franco-espagnoles depuis 1982`
- QUESTION.- Cela a changé. Que vous soyez photographié la nuit dernière, vous, le Roi, M. Gonzales et M. Chirac qui l'eût cru, il y a un an !.. Mais si cela s'est amélioré, M. Chirac disait à une heure du matin que c'était à lui qu'on le devait, à son gouvernement. Et il a pris deux exemples : dans la lutte anti-terroriste le gouvernement Chirac a expulsé en sept mois une cinquantaine de militants basques, il y en a eu, encore hier, c'était expéditif et efficace. Est-ce que c'est le -prix à payer pour cette amitié franco-espagnole ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, je ne participerai pas à un débat polémique, surtout pas avec le Premier ministre. Contentons-nous de rappeler l'histoire. Vous disiez à l'instant qu'en 1982 ma première visite s'était déroulée dans des conditions extrêmement délicates, c'est vrai. A partir de là, un certain nombre d'événements se sont produits jusqu'en 1985. En particulier, c'est dans cette période, Felipe Gonzales étant devenu à son tour chef du gouvernement, qu'ont été décidées et réalisées les premières expulsions de Basques espagnols, suspectés de terrorisme, avec un certain nombre de garanties qui ont été négociées pour que la justice espagnole et non pas la police pût accomplir sa tâche. A vrai dire, il est tout à fait exact que le gouvernement de M. Chirac - il a raison de s'en prévaloir - a réalisé beaucoup d'expulsions depuis qu'il est en poste. Ce qui est difficile, comme dans beaucoup de circonstances de la vie publique et de la vie privée, c'est de commencer. Avant 1986, les premières expulsions ont eu lieu alors que, jusqu'à ce moment la France avait toujours refusé, beaucoup plus par prudence, par crainte de la contagion du terrorisme en pays basque français - il faut bien dire la vérité - que par souci de défendre assidûment les droits de l'Homme. Bien entendu, ceux-ci n'ont pas été brimés lorsque nous avons décidé d'appliquer tout simplement la règle qui est la règle de la justice. Entre 1982 et 1985 il y avait ce dossier brûlant, très difficile : je viens de le rappeler de quelle façon il a commencé d'être réglé. Ces premières décisions ont été très difficiles à prendre. C'est très bien que l'on ait continué si l'on prend - et je pense qu'on les prend et j'en suis même sûr - toutes les précautions qu'exige le sentiment de la justice.\
`Suite sur les relations franco-espagnoles`
- L'autre dossier brûlant, c'était l'adhésion de l'Espagne à la Communauté européenne. Comme tous les gouvernements précédents l'avaient refusée et que la France apparaissait, à l'époque, au sein de la Communauté des Dix comme l'adversaire, celle qui opposait une sorte de veto, alors, naturellement, l'animosité espagnole s'était cristallisée sur la France. J'ai pu - je ne fais pas de polémique en disant "je" - on va dire le gouvernement de l'époque a pu dénouer cette situation £ et c'est sous ma présidence, à Fontainebleau - présidence du Conseil européen - que les choses ont pu très sérieusement avancer. Et c'est en 1985 qu'a été signé, en conséquence de ce rétablissement des bonnes relations, un pacte d'amitié entre l'Espagne et la France alors que le Roi d'Espagne se trouvait en visite officielle à Paris. Je ne veux pas du tout entrer dans cette dispute sur un mérite. Le mérite de la France c'est d'avoir une politique étrangère continue. Ce qui a été amorçé, mis en oeuvre et décidé avant 1986, dans la mesure où cela est continué par le gouvernement depuis 1986, c'est un bonne chose pour la France et je ne ferai de reproches à personne.
- QUESTION.- Nous, nous avons écouté hier avec une certaine surprise - et je ne peux pas m'empêcher de le dire parce que tous mes confrères le diront - que M. Chirac constatait hier vertement la légèreté avec laquelle les gouvernements socialistes avaient négocié l'adhésion de l'Espagne à l'Europe. Alors, j'ai envie de vous dire : comment prenez-vous ces propos ? Parce que l'on a l'impression que, décidément, de Tokyo à Madrid, les voyages s'ils forment la jeunesse, ils déforment la cohabitation !...
- LE PRESIDENT.- Non, non. Je n'ai pas entendu M. le Premier ministre que j'ai quitté moi-même à 23H45 à la fin du dîner qui nous réunissait chez le Roi d'Espagne. Bien entendu, le Premier ministre dit ce qu'il a à dire. Moi je veux m'en tenir strictement aux faits de l'histoire.
- Ce qui est vrai, c'est que l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun, avec l'acquiescement donné finalement par la France, après de rudes négociations agricoles, l'agriculture sous diverses formes : les primeurs, la viticulture, des négociations sur la pêche, etc... tout cela a été très difficile. Est-ce que cela a été bien ou mal négocié ? Moi, je fais tout à fait confiance au gouvernement de la France : les intérêts de la France sont des intérêts permanents. Ce que je sais, c'est qu'à l'époque il y avait toute une campagne de l'opposition du moment - d'avant 1986 - qui demandait qu'il n'y eût pas l'entrée de l'Espagne, qui a même demandé un référendum et qui a même annoncé que tout serait négocié - non pas tel ou tel détail d'un accord - mais l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun. Et j'ai dû m'opposer à cette campagne et accepter l'idée que cette entrée de l'Espagne qui pouvait mécontenter certaines catégories d'intérêts français me vaudrait des difficultés de politique intérieure. Je l'ai accepté, cela s'est fait et, depuis cette époque, il n'y a pas eu renégociation de quoi que ce soit, mais simplement la mise en ordre, parce que la vie est toute puissante et qu'à tout moment il faut ajuster. Il n'y a pas eu de nouveau traité. D'ailleurs ces accords sont européens, ce ne sont pas des accords spécifiquement franco-espagnols, bien que la France et l'Espagne en aient longtemps débattu, auparavant. Alors, je ne cherche pas du tout à en tirer le mérite, je me contente de répondre à votre question £ et, s'il faut dire que le gouvernement français depuis mars 1986, au regard de la politique unifiée par mes soins en Espagne, a bien fait son travail, je dis qu'il a bien fait son travail.\
QUESTION.- Alors, ce matin, vous diriez dans ce Palais espagnol, monsieur le Président : cela continue, cela se dégrade, est-ce qu'on a l'impression qu'on va entrer encore dans une...
- LE PRESIDENT.- Vous me parlez de quoi ?
- QUESTION.- ... des relations ...
- LE PRESIDENT.- ... de la cohabitation entre la France et l'Espagne ?
- QUESTION.- On le fait depuis tout à l'heure. Mais, est-ce qu'on peut redemander aujourd'hui qui inspire et décide en matière de politique étrangère française ?
- LE PRESIDENT.- La Constitution française est là. Le président de la République exerce une autorité éminente dans ce domaine. L'article 5 de la Constitution, de ce point de vue, est absolument déterminant. Mais il est évident que le gouvernement de la République a son mot à dire £ et je consulte constamment le gouvernement de la République, quel qu'il soit, pour débattre, discuter de l'endroit où se trouve le plus exactement possible l'intérêt de la France. Je ne suis donc pas dans une compétition : c'est l'une des tâches les plus importantes, non pas réservées mais attribuées par la Constitution, au Président de la République. Mais comme le gouvernement doit gouverner, j'en discute à tout moment avec les ministres compétents et avec le Premier ministre. C'est plus simple qu'on le croit.
- QUESTION.- Apparemment non.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas entendu cette conférence de presse `conférence de presse de M. Jacques Chirac`, je ne peux pas en juger.\
QUESTION.- A quatre jours du premier anniversaire de la victoire électorale de vos adversaires, monsieur Mitterrand, on a l'impression que l'atmosphère s'électrise, qu'il y a un peu de désenchantement ou d'impatience. Vous, cette année, comment vous l'avez vécue ? Est-ce que c'est une bonne année pour vous, pour les Français ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous m'embarrassez un peu, parce que je ne voudrais pas, de Madrid, tenir des propos touchant à la politique intérieure. Alors, je me contenterai de vous dire que cette situation, née des élections de 1986, je n'étonnerai personne en disant que je ne l'ai pas désirée, en disant qu'elle n'est pas facile. Mais il faut bien que la République continue, que la France accomplisse sa tâche et que les Français vivent. Ce ne sont pas les péripéties de la vie politique intérieure qui peuvent contrarier les intérêts permanents que le Président de la République a pour charge essentielle de mener à bien.
- QUESTION.- Vous vous dites que le plus dur est passé.
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous préférez, mars 1987 ou mars 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Moi je vis, non pas au jour le jour, mais j'accepte les événements. Quand ils sont conformes à mes souhaits, je m'en réjouis £ quand ils sont contraires à mes souhaits, j'essaie de les gérer le mieux possible dans l'intérêt général.
- QUESTION.- Et on peut passer une année encore comme cela ?
- LE PRESIDENT.- N'insistez pas sur la politique intérieure : nous sommes à Madrid, dans un pays ami mais étranger £ je m'expliquerai là-dessus, s'il le faut, quand il le faudra, en France.
- QUESTION.- La revue de presse française est assez troublée apparemment, c'est à chaque jour son incertitude.
- LE PRESIDENT.- Je l'ai trouvée assez peu troublée par -rapport à l'événement que nous célébrons aujourd'hui. J'allais dire que c'est assez unanime. On a célébré la réussite d'une politique et je m'en réjouis. On ajoute qu'elle est fragile : vous connaissez, vous, une société, un groupe d'hommes, y compris dans votre vie privée - je ne parle pas spécialement de la vôtre -, dans notre vie privée qui soit toujours à l'abri des difficultés ? Maintenant il s'agit de gérer la vie quotidienne et ce ne sera jamais facile. Mais les grands problèmes, ceux qui provoquaient les ruptures et les incompréhensions, ces grands problèmes là nous les avons réglés.\
QUESTION.- Avec le Roi ou avec Felipe Gonzales, vous dites quelques mots en espagnol ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me permettrais pas. Je parlerais trop mal : je ne parle pas du tout l'espagnol, sinon avec un accent horrible. Je peux me permettre de lire parce que ce n'est pas très difficile et que j'ai quand même l'habitude de lire les journaux espagnols : en 1982, quand je les lisais ce n'était pas très agréable, mais je reconnais qu'en 1984, lorsque je suis revenu, en 1985, c'était déjà très agréable. Alors, cette fois-ci, c'est le sommet, c'est le cas de le dire.
- On a beaucoup parlé des Français, des rites respectifs, tout un débat dans lequel je ne vais pas m'engager bien entendu, mais il ne faut quand même pas oublier le rôle de certains espagnols et il faut souligner l'action du Roi et l'action de Felipe Gonzales.. Si l'on s'est accordé, c'est parce que de part et d'autre, on était disposé à le faire.
- QUESTION.- Mais apparemment, ils s'entendent très bien aussi avec M. Chirac qui disait hier : "il a une grande ambition pour son pays, il n'y a idéologie ni chez lui, ni chez moi".
- LE PRESIDENT.- Je crois que Felipe Gonzales est un socialiste tout à fait convaincu. Je l'ai connu, moi, lorsqu'il était clandestin, il venait parfois en France. C'est ainsi qu'il est venu en France, à Suresnes, organiser, créer son nouveau parti socialiste qui s'appelait le PSOE. C'est moi-même, d'ailleurs, qui ait quasiment parrainé ce congrès, comme puissance d'accueil. C'est un homme qui a vécu son socialisme dans le combat contre la dictature et pour la démocratie. Ensuite, devenu Premier ministre, il a eu la sagesse de tenir compte de la réalité espagnole, notamment dans ses relations qui sont devenues amicales avec le Roi d'Espagne. Et dans sa gestion, personnellement, je pense qu'il est resté tout à fait fidèle à ses engagements que l'on appellerait idéologiques, si vous le voulez bien. Simplement, il faut bien penser que l'Espagne relève d'une dictature de 40 ans et que les conditions espagnoles, de la vie intérieure, sont tout à fait différentes des conditions de vie française. Mais enfin, je ne veux pas me faire non plus arbitre dans ce domaine, c'est à Felipe Gonzales de dire lui-même s'il est socialiste ou s'il ne l'est pas.\
QUESTION.- Quand on parle de vos relations avec l'Espagne, on parle aussi beaucoup de politique française ou de la France et des rapports, en France, entre les uns et les autres. Les Espagnols réussissent à équilibrer, monsieur le Président, leurs institutions. Ils ont un Roi. Est-ce que pour la France on peut imaginer un Président qui dispose de la durée, qui est garant de la société des grands principes, et un Premier ministre qui gouverne ?
- LE PRESIDENT.- Mais c'est le cas, ou du moins, c'était déjà le cas avec le gouvernement précédent. Il fallait, en effet, se défaire des mauvaises habitudes prises depuis 1958 et puis encore depuis 1962 qui faisaient du Président de la République ce que vous avez appelé un monarque absolu. Cela n'était pas conforme à mes convictions et j'ai veillé peu à peu, en l'espace des cinq années qui ont précédé le changement de majorité, à régulariser, équilibrer davantage les différents pouvoirs. Cela va donc tout à fait dans le sens que je souhaite.
- QUESTION.- Donc, l'exercice de la fonction présidentielle, vous l'acceptez plus facilement comme en 1985, 1986, 1987, qu'en 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Non pas du tout. En 1981 et 1982 la quasi totalité de l'administration française s'était habituée à porter ses regards sur l'Elysée £ il y avait une concentration de pouvoirs qui s'était peu à peu accumulée, et ce n'était pas facile de changer les usages. Je crois y être parvenu avant même que ne se produise l'événement de 1986 `changement de majorité parlementaire ` cohabitation`, événement, je le répète, que je n'ai pas souhaité. Il m'est arrivé de déplorer. Mais quel est mon rôle ? Mon rôle c'est de veiller à exécuter les volontés du peuple français. J'ai été élu Président de la République par une majorité £ l'Assemblée nationale est élue par une autre. On ne va quand même pas bouleverser les institutions chaque fois qu'il arrive un événement de politique intérieure de cet ordre !.. Tout cela est fixé par notre loi suprême £ moi j'applique la loi suprême.
- QUESTION.- Mais si éventuellement, et c'est ma dernière question de caractère de politique intérieure, en 1988, vous continuez là où vous êtes, vous agiriez plus facilement comme en 1981 ou comme en 1986 et 1987 ?
- LE PRESIDENT.- Je ne serai pas trop habile, monsieur Elkabbach : il n'y aura pas de discours de Madrid comme il y eut naguère un discours de Rome. Je pense à la déclaration de M. Pompidou. Je suis Président de la République. Je ne suis pas candidat à la Présidence de la République, je suis le seul dans ce cas. Qui puis-je ?\
LE PRESIDENT.- Je me contenterai, pour mettre un terme à tout cela, de vous parler de Felipe Gonzales. Nous sommes des amis personnels, nous avons vécu toutes ces années, vraiment dans une très grande intimité. Nous avons connu de très graves difficultés, nous avons décidé de surmonter ensemble le contentieux qui séparait nos deux pays et nous avions en même temps l'idéal de réussir ce que nous avions entrepris chacun chez nous. Cela il faut que cela soit bien acquis. Et enfin, comment pourrait-on croire à un incident, comment croire qu'un gouvernement français pourrait négliger ses devoirs lorsqu'il s'agit d'intérêts primordiaux ? L'entrée de l'Espagne dans le Marché commun, c'était pour moi l'acte majeur qui transformait tout le destin de l'Europe, qui rééquilibrait l'Europe, qui faisait de la France, même géographiquement, historiquement aussi, le pays qui se trouve désormais au carrefour, au centre de toutes les activités de l'Europe, comme il se trouve au centre des routes, des chemins. Pour aller à Saint-Jacques de Compostelle, on passait par la France, eh bien ! on continue cette fois-ci. Et ce qui a été décidé avant 1986, qui a été poursuivi, montre bien la pratique d'une politique étrangère sur laquelle il peut y avoir le rôle permanent d'un Président de la République. Ce qui a été décidé par le gouvernement de M. Fabius n'a pas été renégocié par le gouvernement suivant, cela prouve que, finalement, le bon sens l'a emporté sur les passions et je m'en réjouis.
- QUESTION.- Vous voyez monsieur le Président, c'est vous qui êtes revenu aux questions initiales après la conférence de presse de la nuit dernière : une manière de dire de l'Etat de grâce France Espagne ou la lune de miel "c'est moi".
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout. Je pense que vos auditeurs, nos auditeurs ont parfaitement entendu ce que j'ai dit £ ils savent que je refuse de m'engager dans une polémique. Si vous me questionnez sur des faits historiques je les situe dans leur exactitude.\
QUESTION.- Une dernière question sur l'Europe. En ce moment vous avez apparemment le projet d'aller d'une capitale à l'autre de l'Europe. Vous êtes européen pour beaucoup.
- LE PRESIDENT.- Pas toutes.
- QUESTION.- Quelques-unes dans les semaines qui viennent. Vous vous donnez beaucoup de mal, est-ce qu'il y a urgence ?
- LE PRESIDENT.- A vrai dire, c'est moi qui recevrai Mme Thatcher le 23 mars, puis le Chancelier Kohl le 28 mars en France £ et je me rendrai en effet dans d'autres capitales. Je pense qu'il y a toujours urgence pour l'Europe parce le temps perdu est vraiment un temps mortel. L'Europe doit se faire, tous ces reculs, tous ces piétinements - inévitables sans doute - doivent être dominés par une volonté politique d'une extrême fermeté, d'une extrême vigilance. Notre avenir, ai-je dit, est l'Europe. Il faut réussir notre avenir sans quoi nous cesserons d'être un peuple jeune. Un peuple jeune doit regarder l'avenir, l'avenir c'est l'Europe et la France jouera, continuera de jouer dans cette Europe plus structurée, disposant d'une volonté politique commune, d'un rang, d'une influence incomparables.\
QUESTION.- Je vous aurais volontiers posé des questions - après votre déclaration sur les euromissiles - sur Gorbatchev, Reagan. Mais le temps passe. Je sais que vous avez un rendez-vous avec M. Felipe Gonzales, avec M. Chirac. Jean-Marie Lefebvre racontait l'autre jour sur Europe 1 que vous vous êtes promené avec Jacques Attali sur les Champs Elysées, tout le monde a noté votre promenade, votre arrêt devant telle ou telle photo, telle ou telle vitrine. C'était agréable ?
- LE PRESIDENT.- C'était très agréable parce que c'était vraiment le début du printemps. Mais je peux dire que je me promène dans Paris au moins trois fois par semaine comme cela. Je suis vraiment très heureux de voir à quel point j'ai échappé à votre vigilance £ mais j'ai besoin pour mon comportement, pour mes aises personnelles, de marcher, de faire un peu d'exercice, ce qui est je crois le propre de tout homme responsable qui ne veut pas simplement rester devant son bureau. En plus j'ai un très grand plaisir à me promener dans Paris, j'ai un très grand plaisir à rencontrer des gens, j'ai un très grand plaisir à aller dans des magasins, dans des librairies, je ne me prive pas de ce plaisir, mais, bien entendu, c'est assez limité.
- QUESTION.- Cela veut dire que la cohabitation vous laisse plus de temps libre alors ?
- LE PRESIDENT.- Je le faisais avant, avant le 16 mars. Mes amis savent...
- QUESTION.- Vous avez plus de temps ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que non parce que tout ce que vous venez de dire pour essayer de m'engager dans des débats un peu acerbes - et vous avez vu que j'ai veillé à ne pas m'y laisser entraîner -...
- QUESTION.- Un peu, c'est la règle du jeu, d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout. Vous me posez des questions sur des faits, je place les faits dans l'éclairage que je crois exact, c'est tout. Cela ne va pas plus loin.
- Je lis avec plus d'attention que jamais les textes qui seront soumis au Conseil des ministres. Cela m'oblige à retrouver une compétence encyclopédique que j'avais un peu laissée - je pense que je n'avais pas tort - à la disposition des chefs du gouvernement précédent.
- QUESTION.- Il y a eu vingt-quatre remontrances ou réserves à l'égard de la politique du gouvernement il y en aura peut-être moins en 87 et 88 ?
- LE PRESIDENT.- Cela m'ennuie de revenir sur la politique intérieure. Je dirai simplement ceci : j'ai entendu un journaliste qui marquait le nombre de projets de loi que j'avais approuvés, ceux que je n'ai pas approuvés : il faisait la distinction. Je pense que l'on aurait peut-être pu m'écouter davantage parce que pratiquement tous les projets de loi, presque tous les projets de loi sur lesquels j'ai émis de sérieuses réserves ont été retirés.
- QUESTION.- Qu'est ce que vous allez dire à M. Chirac tout à l'heure quand vous allez le voir ? Vous allez faire allusion à ce qui s'est dit ou vous passez directement à autre chose ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais non, il ne faut pas...
- QUESTION.- On essaie de voir comment fonctionne la cohabitation, c'est-à-dire les rapports entre le Président de la République française et le Premier ministre.
- LE PRESIDENT.- Je ne mêle pas mes réactions et mes sentiments personnels à ce que je crois être nécessaire pour une bonne gestion de la France.\