8 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au journal "El Pais" le 8 mars 1987, sur l'élargissement de la CEE à l'Espagne, les rapports de la Communauté avec les pays méditerranéens et l'Europe de l'Est, le rôle de la France dans la construction de l'Europe.

QUESTION.- ... Comment envisagez-vous les relations bilatérales entre la France et l'Espagne ?
- LE PRESIDENT.- Avec optimisme. Nos relations sont bonnes, devenues bonnes surtout après qu'eussent été réglés les deux contentieux principaux : d'une part le terrorisme en territoire espagnol, lié au problème basque et, d'autre part l'élargissement de la Communauté européenne à l'Espagne. J'ai pu traiter moi-même ces deux questions, commencer de les régler pour ce qui est du terrorisme puisque, comme vous le savez, un certain nombre de personnes poursuivies par la justice espagnole ont été extradées vers l'Espagne depuis 1984, et mettre un terme aux problèmes de l'élargissement puisque la Communauté, à la suite de ce qui avait été décidé sous ma présidence à Fontainebleau s'est finalement, le 1er janvier 1986, élargie. Ces deux contentieux qui compromettaient les bonnes relations entre la France et l'Espagne ayant été réglés, nous améliorons de jour en jour nos relations.
- QUESTION.- Vous croyez que l'ascension d'un Président socialiste à la tête d'un gouvernement socialiste en Espagne a été importante ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas m'immiscer dans les problèmes de politique intérieure espagnole. Nous avions déjà de bonnes relations avec le gouvernement de M. Leopoldo Calvo-Sotello quand il était Premier ministre. Puis, naturellement, mes relations personnelles, très amicales et de confiance, avec Felipe Gonzales, ont encore facilité l'aboutissement de ces démarches. Enfin le Roi a exercé une influence bénéfique dont je lui suis reconnaissant.
- QUESTION.- Donc, vous croyez que la coopération sur la lutte contre le terrorisme a été importante ? Comment envisagez-vous la coopération internationale contre le terrorisme ?
- LE PRESIDENT.- Le terrorisme étant international, il est normal de lui apporter une réponse internationale.
- QUESTION.- Et vous croyez que les gouvernements européens font assez de choses contre ?
- LE PRESIDENT.- Il y a déjà beaucoup de réunions de travail entre les services spécialisés de police, des échanges d'informations et de renseignements, entre les ministres de l'intérieur et de la sécurité. Je crois que l'on fait beaucoup. Il y a eu de grands progrès et tout ce qui sera fait dans ce sens sera bon.\
QUESTION.- Monsieur le Président, depuis votre première visite officielle en Espagne, l'Espagne a défini sa présence dans l'OTAN. Comment envisagez-vous la défense de l'Europe, l'Europe et l'Espagne dans l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à parler au nom de l'Espagne. La France fait partie de l'OTAN, avec un statut particulier, puisqu'elle n'appartient pas au commandement intégré. Je peux raisonner pour la France, mais je ne peux me permettre de raisonner pour l'Espagne. Votre peuple a été consulté par référendum £ il a décidé. Vous avez un gouvernement qui a la responsabilité de la gestion. Je ne veux pas sembler peser sur ses décisions. Je me réjouis de la présence de l'Espagne à nos côtés.
- QUESTION.- Vous savez que le Président Gonzales a annoncé, hier soir, la signature du traité de non-prolifération nucléaire par la partie espagnole. Qu'est-ce que vous pensez de cela, c'est une bonne chose pour l'Alliance ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème très difficile. La France est un pays qui dispose de l'arme nucléaire, elle doit donc parler avec beaucoup de prudence du droit des autres pays. Mais la non-prolifération est en soi une chose nécessaire.
- QUESTION.- Et sur le point de la défense nucléaire et conventionnelle en Europe après les conversations de Reykjavik et après les nouveaux événements de la politique internationale ?
- LE PRESIDENT.- Nous approuvons toute démarche qui permettrait d'aboutir à une réduction équilibrée des armements nucléaires et des armements classiques. Nous sommes tout à fait favorables à ce que les deux plus grandes puissances poursuivent ce débat. Si les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique aboutissent - ils en ont discuté à Reykjavik - à une réduction de 50 % par exemple de leurs armements nucléaires stratégiques, ce serait pour le monde une excellente nouvelle. Un accord sur les armes américaines et soviétiques à moyenne portée - l'option zéro -, sous bénéfice de diverses conditions et d'abord d'un sérieux contrôle, est une direction dans laquelle les négociateurs auront raison de s'engager.
- QUESTION.- Et vous croyez que la période Gorbatchev à Moscou est le moment pour faire des accords, vous croyez que l'évolution en Union soviétique est positive en ce moment ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le pense.\
QUESTION.- Mais vous croyez que pour faire l'autre Europe comme vous avez dit à Londres au mois de janvier, pour rallier l'Europe des pays communistes...
- LE PRESIDENT.- Il ne s'agit pas de rallier ces pays à l'Europe de la Communauté. Mais il s'agit que l'Europe de la Communauté reste ouverte aux relations de toute sorte avec les autres pays de l'Europe £ ce sera un travail de longue haleine, de grande patience. Il faut rester ouvert car l'Europe c'est l'Europe, d'un côté comme de l'autre.
- Ce sont souvent les mêmes données culturelles et la même histoire. La ligne de partage résultant de Téhéran et de Yalta est une ligne artificielle. Mais bien entendu, il faudra du temps en raison du fait qu'il s'agit de deux mondes idéologiquement, économiquement, socialement et politiquement différents, appartenant à deux alliances militaires différentes.
- QUESTION.- Et vous croyez qu'à ce moment dans l'Europe de l'Est, il y a un changement d'idéologie ou de politique qui pourrait faciliter les choses ?
- LE PRESIDENT.- Idéologiquement, rien ne l'annonce. Dans la pratique des choses, on peut observer dans certains de ces pays une évolution, c'est vrai. Je pense que ce changement arrivera un jour, mais qu'il serait imprudent de croire que cela surviendra avant la fin du siècle.\
QUESTION.- Monsieur le Président, sur la politique extérieure de la France et de l'Europe, il y a des points qui sont chauds pour l'intérêt de l'Europe, il y a des points qui sont chauds pour l'intérêt de l'Espagne, les problèmes du Nord de l'Afrique. Comment croyez-vous que la France peut jouer en Méditerranée, et comment cela peut-il influencer la politique espagnole ?
- LE PRESIDENT.- C'est une vaste question. Vous savez qu'il existe une initiative italienne récente faisant suite à une initiative française pour établir un accord entre les pays de l'Europe méditerranéenne occidentale, à quoi s'ajouteraient d'autres pays de la Méditerranée orientale, Yougoslavie ou Egypte, ceux qui ne sont pas mêlés à des guerres. Je crois qu'il s'agit là d'une très bonne idée qui permettrait en particulier à l'Espagne et à la France d'entretenir des relations plus actives dans le domaine méditerranéen.
- Pour l'Afrique du Nord, c'est un peu différent. La France est un pays de grande tradition africaine, l'Espagne aussi. Parler entre nous, Espagnols et Français, sera toujours une bonne chose, pour échanger nos informations, rapprocher nos vues, développer des actions communes chaque fois qu'elles seront souhaitées par nos partenaires africains qui, il faut y insister, sont pays souverains et donc seuls responsables de leurs propres choix.
- QUESTION.- Vous parlerez des problèmes du Maroc avec le Président Gonzales ?
- LE PRESIDENT.- Non, cela c'est un problème entre l'Espagne et le Maroc.
- QUESTION.- Vous ne croyez pas que la présence de la France, l'influence de la France sur tout le nord de l'Afrique, cela est important pour l'opinion du gouvernement espagnol sur ce problème ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que oui. Il y a quand même une interconnexion entre deux pays si proches, l'Espagne et la France, qui tous les deux ont eu des positions politiques, historiques en Afrique. Il y a forcément des interconnexions. Mais chaque pays est souverain.\
QUESTION.- Monsieur le Président, si je peux vous demander une question plutôt intellectuelle que politique, comment envisagez-vous le rôle du socialisme en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Vous me posez une question comme si j'étais toujours le responsable du mouvement socialiste en France. Je remplis pour l'instant une autre fonction, qui concerne la France. Je suis donc toujours assez réservé pour aborder ce type de problème. Les socialistes sont mes amis, et je reste fidèle à mes choix politiques, à mes choix idéologiques. Nous avons toujours eu de très bonnes relations avec les socialistes espagnols, qui ont d'ailleurs tenu leur congrès constitutif en France, à Suresnes, congrès auquel j'ai assisté. Le socialisme, tel que je le vois, est l'association intime du développement, de la transformation des structures sociales et économiques dans le respect scrupuleux des libertés publiques.
- QUESTION.- Si on regarde la réalité en Italie maintenant avec un Premier ministre socialiste, en pays nordique et l'expérience française, vous verrez que le pouvoir change les socialistes.
- LE PRESIDENT.- L'expérience change la pratique mais pas les perspectives. Quand on rencontre un obstacle, il faut savoir passer à côté, tout en gardant la direction.
- QUESTION.- Donc, vous croyez que le socialisme a quelque chose à faire comme idéologie et comme force politique dans le futur.
- LE PRESIDENT.- Je le crois. C'est un des grands choix de la société moderne.\
QUESTION.- Comme Président, comme homme politique, comme homme intellectuel, comment regardez-vous le mouvement de la jeunesse en France, en Espagne ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que la jeunesse a besoin de responsabilité et qu'elle refuse au fond tout obstacle qui se dresse entre elle et la connaissance, le savoir. Parmi les obstacles qu'elle refuse, il y a l'obstacle financier ou social : c'est normal.
- QUESTION.- Vous croyez que les institutions politiques, les structures politiques de l'Europe agacent la jeunesse ou ils sont vraiment tournés vers la démocratie, vers une liberté de la fonction politique de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Les jeunes ont une tendance souvent libertaire, pas simplement libérale, - libérale dans le sens politique du mot, pas dans le sens économique -. Ils aspirent à la responsabilité : ils ont toute la vie devant eux. Ils ne peuvent qu'être, pour la majorité d'entre eux, très favorables à la démocratie vécue, vraiment vécue, pas artificielle. Il me semble que c'est leur tendance générale.\
QUESTION.- En parlant de la construction européenne on parle toujours du problème du système monétaire, en particulier pour l'Espagne.
- LE PRESIDENT.- C'est un problème nouveau pour l'Espagne puisqu'elle n'est adhérente que depuis un peu plus d'un an à la Communauté. Le système monétaire européen existe £ c'est une bonne chose. Je souhaite qu'il se renforce. L'Europe n'existera pas sans cela. La question de la présence de l'Espagne dans ce système n'a pas encore été posée, à ma connaissance. Que le gouvernement espagnol décide ce qu'il veut : j'examinerai toujours avec sympathie la présence de l'Espagne dans les différentes institutions européennes.
- QUESTION.- Vous croyez que ce serait une bonne chose ?
- LE PRESIDENT.- Puisque l'Europe est composée de douze pays, plus ces douze pays seront associés dans tous les domaines, mieux cela vaudra.\
QUESTION.- Dans la situation de l'administration Reagan, vous croyez que l'Europe a un rôle différent à jouer ?
- LE PRESIDENT.- Il faut que l'Europe existe, qu'elle se défende, qu'elle soit active face au protectionnisme américain. C'est vrai à l'égard du Japon aussi. L'Europe est la première puissance commerciale du monde mais elle n'en tire pas tout le profit possible car elle n'a pas de volonté politique suffisamment claire. L'Europe pourrait être au premier rang des technologies mondiales. Nous avons des programmes de coopération utiles - Eurêka, le programme-cadre de la Commission des Communautés - mais c'est encore bien timide. L'Europe serait capable d'être en tête de la compétition technologique si elle associait davantage ses efforts. Là encore, il faut une plus forte volonté politique commune.\
QUESTION.- Pour finir, j'aimerais savoir comment vous envisagez le rôle de la France dans cette Europe. Le rôle de la langue française, de l'histoire française, de la politique française ?
- LE PRESIDENT.- Je vois la France exercer un grand rôle. Tout est parti de la réconciliation franco-allemande, qui était le noyau indispensable pour franchir l'étape suivante. L'accord franco-allemand doit se renforcer, mais il ne doit pas se substituer aux autres pays de l'Europe qui ont un droit égal à la construction commune. C'est pourquoi j'ai essayé moi-même de développer de multiples relations bilatérales. Vous me rencontrez à l'occasion du premier Sommet franco-espagnol. Nous avions déjà des sommets franco-italiens, franco-allemands, franco-britanniques de façon à bien marquer que l'Europe ce n'est pas une construction dominée par un axe, mais une construction qui engage les douze pays. La France, elle, est au coeur de cette Europe par sa géographie, elle y a toujours été mêlée par son histoire. C'est avec l'Angleterre et l'Espagne une des plus anciennes nations européennes autour d'un Etat structuré, organisé. La France a donc comme l'Espagne non pas un droit d'antériorité, - il n'y a pas de droit d'antériorité -, mais une expérience de l'histoire européenne considérable. Tout en nous est européen. Voilà pourquoi je pense que la France n'a pas à craindre l'Europe. Il existe encore des milieux français qui redoutent l'Europe comme si la France pouvait s'y perdre. Moi je crois que la France peut se projeter dans l'Europe, grandir grâce à l'Europe et ce raisonnement s'applique à tous les pays membres de la Communauté. Ils gardent leur patrie mais ils voient leur capacité s'accroître dans le monde. L'Europe actuelle, c'est quelque 320 millions d'habitants qui sont hautement évolués, maîtres de techniques très avancées avec une vieille civilisation rurale, avec des projections intellectuelles assez exceptionnelles dans chacun des pays qui la composent. Elle a tous les atouts pour être à elle seule une très grande puissance dans le monde, indispensable à l'équilibre mondial mais il manque encore une volonté politique suffisante. L'Espagne et la France peuvent y contribuer, doivent y contribuer.
- QUESTION.- Vous êtes optimiste sur l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Oui, quand même. J'ai connu beaucoup de crises dans cette Europe. Toutes ces crises ont été surmontées. Je pense que cela est dû au fait que l'avenir est là, le destin est là, et personne ne peut ignorer où se trouve notre intérêt commun.\
QUESTION.- J'espère que vous ferez un bon voyage en Espagne.
- LE PRESIDENT.- Je veux ajouter ici mon salut personnel au peuple espagnol. J'ai toujours été reçu par le Roi et par le Premier ministre de façon très cordiale, très agréable, très positive. Il y a quelques années, nos relations, rappelez-vous, étaient difficiles, les relations avec la presse en particulier, qui faisait beaucoup de reproches à la France, quelquefois injustes d'ailleurs. On a fait des progrès : tant mieux. Votre peuple est un grand peuple. Je tiens à son amitié.
- QUESTION.- Ce voyage est beaucoup plus facile pour vous et pour le gouvernement espagnol.
- LE PRESIDENT.- Il y a déjà quelque temps, je me souviens que j'étais allé saluer le Roi et le Premier ministre, une fois à la fin de ma présidence de l'Europe en 1984, pour célébrer la certitude de l'élargissement et nous avions eu là des rencontres extrêmement sympathiques avec les Espagnols. Dans la rue et dans les palais officiels. J'y ai vu une bonne base de départ, un bon tremplin.\