26 janvier 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du colloque "Droit et morale humanitaire", sur les droits de l'homme et la nature juridique du droit à l'assistance humanitaire, Paris, lundi 26 janvier 1987.

Je remercie les organisateurs de ce colloque d'avoir bien voulu m'y convier. J'ai pu les rencontrer dès mon arrivée, et je sais de quelle façon ils ont préparé ces trois journées. Je crois que leur entreprise vaille la peine d'être suivie de près, accompagnée, encouragée. Je vous remercie, monsieur le président de séance, monsieur le professeur, de m'avoir présenté d'une façon aussi aimable à cette assemblée.
- Passons au sujet-même. J'ai pris connaissance de votre programme de travaux : les droits de l'homme, le langage universel, peut-on exporter, imposer les droits de l'homme et l'aide humanitaire, qui fait le droit, cela c'est pour aujourd'hui. Demain, indépendamment des droits de l'homme considérés comme un langage universel, vous débattrez de la relation entre les droits de l'homme et l'aide humanitaire, les obstacles, comment faire. Puis, vous aurez à débattre dans la dernière journée de quelques problèmes fondamentaux autour de ce que vous appelez les faiseurs du droit. Tout cela tourne autour de la reconnaissance finale, pas aujourd'hui, ni mardi, ni même beaucoup plus tard, mais après la lutte d'une génération. Tout cela devrait se terminer par la reconnaissance internationale du droit d'assistance humanitaire. Voilà votre mission, elle est immense. Elle est immense, surtout lorsque l'on se remémore les luttes et le temps, longuement et durement perdus pour la conquête des autres droits.
- J'ai noté ici un certain nombre d'éléments qui me permettront de vous parler d'une façon logique dans les quelques vingt ou vingt-cinq minutes qui me sont imparties.
- Je voudrais d'abord vous dire que je suis heureux de me trouver parmi vous, à la fois pour l'écho des paroles que j'ai entendues, ces paroles viennent de loin, elles expriment une pensée, elles relatent une action, elles signifient une espérance et il n'y a pas d'espérance sans courage et sans ténacité.
- Je me réjouis aussi de votre initiative. Se retrouver pendant trois jours - cela m'est arrivé dans le passé de prendre part à des débats de cette sorte, j'en suis davantage privé aujourd'hui, mais enfin vous venez de rattraper, à l'instant, un certain manque que j'éprouvais -, vous allez pouvoir au bout de ces trois journées éprouver le sentiment d'avoir créé comme un courant entre vous-mêmes. J'ai d'ailleurs aperçu bien des visages, qui n'étaient pas nécessairement faits pour être réunis. Il y a donc là un effort qui ne peut être notés au moment où ils interviennent. Chaque jour nous apporte son lot de drames, mais nous, Français, comment ne pas être particulièrement sensibles à ce que représentent aujourd'hui à la fois comme réalité et comme symbole les dix Français, médecins, infirmières, qui viennent dêtre enlevés en Somalie et qui viennent de rejoindre la trop longue cohorte des otages pour une cause ou pour une autre. Aucune n'est bonne dès lors qu'elle attente aussi gravement aux droits élémentaires de l'homme, surtout de celles et de ceux, femmes et hommes, qui sont venus là pour aider, pour secourir, pour contribuer.\
Comment ne pas être frappé par le décalage, sans doute nécessaire, mais par le décalage qui existe entre la proclamation d'un principe de droit et donc sa reconnaissance officielle par une société. On pourrait croire que c'est gagné. Et le temps qu'il faut à cette société pour qu'elle intègre ce principe à sa pratique quotidienne et qu'elle tire toutes les conséquences !
- Si je prends l'une des exemples le plus fameux, celui de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen en 1789, vous vous souvenez, naturellement, des grandes valeurs proclamées qui pénétraient en termes fort clairs dans un beau langage, dans le droit qui, désormais, devait diriger la conduite de notre peuple et inspirer tant d'autres. Pourtant, on a dû constater qu'une société n'évoluait pas en même temps et de la même façon dans toutes ses parties. Alors que l'on venait de proclamer la démocratie politique, une forme de démocratie politique, la liberté politique, l'égalité politique, on venait de réformer profondément la justice qui cessait dêtre retenue pour être déléguée par le peuple et c'était le premier acte révolutionnaire. Mais, comme par une sorte d'ironie de l'histoire, naissait en même temps la société de la révolution industrielle. Et, tandis qu'achevant le combat mené pendant plusieurs siècles, par de grands juristes, par de grands magistrats, par des philosophes, par des penseurs, des écrivains, étaient proclamés enfin les droits de l'homme, les quelques principes que l'on pouvait formuler à l'époque, s'édifiait un monde qui allait nier ces principes, car on ne s'adressait pas exactement aux mêmes et le pouvoir changeait de mains. Il n'était plus question de mettre un terme au siècle précédent. Il s'agissait de mieux comprendre le siècle qui s'ouvrait, et vous avez vu le temps qui lui fallait. Ce siècle de la société industrielle veut qu'au moment-même où les droits de l'homme sont proclamés, allaient apparaître plus criantes que jamais les injustices - je dirai même les cruautés - d'une société fondamentalement inégale.
- Tous les hommes naissent libres et égaux en droits. Mais combient de temps faudra-t-il pour reconnaître le droit au travail ? le droit au salaire ? le droit à la protection sociale ? le droit à l'arbitrage dans un conflit du travail - la première esquisse du Code Napoléon prévoyait que dans un conflit entre le maître et le serviteur, c'était les termes employés, le maître serait cru sur paroles -, le droit à la réunion, à la coalition, le droit de la femme, le droit de l'enfant, après 1970 - même, je crois que c'est en 1874, une femme attendant un enfant ne pouvait pas disposer de plus de trois jours de repos -, les enfants, en 1841, attendaient encore de voir reconnus leurs droits, lorsqu'ils avaient moins de dix ans, de cesser de travailler moins de quatorze heures par jour et surtout au fond de la mine, parce que plus petits et plus jeunes, ils pouvaient aller plus loin dans les galeries profondes... Et pourtant, depuis déjà plus d'un demi-siècle, les droits de l'homme étaient proclamés, le droit à l'instruction, le droit à la santé, le droit au logement.
- Nous sommes encore, après d'immenses progrès accomplis par la connivence de toutes les couches de la société, sans doute après bien des résistances, nous sommes encore dans un époque où nous n'en avons pas fini avec les inégalités et les injustices nées à l'heure-même où étaient proclamés les droits de l'homme par la démocratie politique. Bref, la démocratie politique parmi les conquêtes des temps modernes. La démocratie, c'est tout cela à la fois\
Songez que si l'on venait de proclamer la naissance des jurys populaires, si l'on reconnaissait désormais aux peuples le droit d'intervenir dans la définition de la justice, si l'on proclamait l'indépendance de la magistrature, il y eut au cours-même du XIXème siècle, puis au début du XXème, la création d'une multitude de tribunaux d'exception, les commissions militaires, l'exécution du duc d'Enghien, les cours prévôtales au temps de Louis XVIII et de la terreur blanche, les commissions mixtes sous Napoléon III, le tribunal d'Etat et la série de tribunaux rigoureux qui virent le jour entre 1941 et 1944. Je ne veux pas allonger la liste, nous sommes revenus à un Etat de droit, je veux simplement indiquer qu'entre le moment où l'on pouvait croire que l'on avait enfin abouti à la fin du XVIIIème siècle et tandis que l'on commençait de dessiner le champ des valeurs dominantes de l'époque qui venait, apparaissaient de nouveau emportées par le fleuve, des passions, des intérêts et des pouvoirs, tout ce qui justifie aujourd'hui un combat.
- Ce qui est vrai aussi, car il ne faut pas avoir de vues pessimistes du monde, c'est que nous pourrions, je pourrais, dans une courte épreuve, célébrer tout autant les conquêtes successives qui viennent en contrepoint, car dans la série des droits que je viens d'énumérer, aucun n'a disparu, tous méritent encore un combat, mais tout de même, notre législation s'est considérablement enrichie et l'on peut penser que s'il reste beaucoup à faire, l'essentiel a été accompli, de telle sorte que cela justifie le combat de ceux qui comme vous aujourd'hui, sur non pas un autre terrain, mais sur un terrain prolongé, sur un terrain élargi, entendent définir un droit nouveau.
- Songez que, toujours 1789, il a fallu attendre 1848 pour reconnaître en France la fin de l'esclavage, qui avait été précédé, heureusement, un an plutôt, par la création de la Société protectrice des animaux. 1848, une soixante d'années venaient de s'écouler, l'esclavage, qui paraissait normal encore aux jurisconsultes qui avaient cependant établi le code sur lequel nous vivons. Voilà pourquoi j'insistais pour commencer, sur ce décalage qui existe entre la proclamation d'un principe par la loi, un nouvel Etat de droit reconnu, et non simplement la quête de ce droit, et le moment où chacune des parties de la société qui vient d'en proclamer l'affirmation, ressent dans ses profondeurs l'arrivée d'un temps nouveau.\
Ce qui veut dire, aujourd'hui même, alors que depuis déjà quelques décennies, en tout cas au cours de ces dernières, se sont précisés les contours de ce droit dont vous êtes aujourd'hui les artisans, alors que la société internationale est loin de l'avoir reconnu, qu'il vous faudra, qu'il nous faudra parce que la France en tant que puissance, en tant qu'Etat, a son rôle à jouer dans ce combat international, le temps qu'il faudra pour que soit reconnu par l'ensemble des nations, dans l'organisation qui les représentent, le droit à l'assistance humanitaire et le temps qu'il faudra pour que le principe étant défini, les faits viennent s'accorder à la pétition de principe. Cela montre bien que vous n'avez pas tort de vous rassembler dans un jour comme celui-ci, que vous avez bien raison, vous qui, en dehors de cette enceinte, dans vos actions, celles d'hier, celles de demain, irez sur le terrain, aux risques et périls que représente tout action d'envergure, toute action orageuse. Cela montre bien que vous devez vous considérer, vous, ici, d'autres ailleurs, mais vous ici, comme les pionniers, les faiseurs de droit puisque l'expression vous appartient. Vous allez fonder un droit, mais le pionnier n'est pas toujours celui qui peut couronner l'oeuvre. Il vous faudra donc beaucoup de constance. Puisque ce sera long, mieux valait le faire vite. Il n'y a pas de temps à perdre.\
Vous avez développé quelques thèmes que j'ai lus de près et qui tournent autour de cette question : les droits de l'homme sont-ils universels, bref, sont-ils exportables ? Naturellement la réflexion se porte aussitôt sur les effets du colonialisme, dont nous ne sommes pas encore sortis, transposés dans l'énorme problème du développement et du sous-développement, de la relation entre les pays dits riches et les pays qui ne le sont pas. Là, bien entendu, se pose un problème différent £ il ne s'agit plus simplement des individus, il s'agit de rapports de force établis entre les sociétés et nous avons affaire alors là à un instinct de puissance, à un impérialisme naturel du plus fort sur le plus faible, aux intérêts économiques et l'on aperçoit à quel point le monde dans lequel nous vivons est faible dans ses conceptions. Car les pays dits riches, les pays industriels, industriellement avancés, n'ont pas encore véritablement compris qu'il ne s'agissait pas seulement d'actes de charité, de bienveillance ou de générosité à l'égard des deux-tiers de l'humanité où l'on souffre toutes les misères, et particulièrement de la faim, qu'il s'agissait de l'intérêt bien compris de la communauté, et même de l'intérêt économique évident de pays qui, aujourd'hui, se disputent les marchés en fabriquant les mêmes produits, tendant à aboutir à la même qualité, de telle sorte qu'ils se détruisent l'un l'autre, et sans songer que des milliards d'êtres humains sont capables de produire, sont prêts à consommer, à échanger, bref à intervenir dans le commerce mondial. Il y a là une cécité qui cependant m'inquiète et je tiens à vous demander de bien vouloir réfléchir sur ce point car nous allons à reculons, entre le moment où ont été conçues les formes de la lutte contre l'oppression de la faim, de la misère et du sous-développement, davantage étaient rassemblés les efforts des grandes puissances pour apporter une réponse. Aujourd'hui, c'est le retrait général et nous sommes bien rares les pays qui continuent de témoigner ou de proposer, d'inciter ou de contribuer, à la mesure de leurs moyens et de leurs seuls moyens, au développement des pays dits du tiers monde.\
Mesdames et messieurs, j'ai voulu commencer par ces quelques considérations parce qu'on doit tout de même réfléchir à cette donnée simple. Que valent les droits de l'homme lorsque la liberté des uns est fondée sur l'esclavage des autres, sur la domination politique, sur l'impérialisme économique. Que valent-ils face à la répression des différences ou des dissidences, au monopole officiel du vrai, du beau, du juste, à l'intolérance et à l'arbitraire des Etats, les droits fondamentaux, puisque tel est le terme, de la personne humaine, la liberté de penser qui ne peut qu'être la liberté de penser autrement. L'inviolabilité de la personne et son droit d'aller et de venir à l'intérieur de ses frontières, comme à l'extérieur de sa patrie, - nous venons d'entendre Walesa - sont inséparables à mes yeux du droit des peuples à disposer d'eux-même, du refus des discriminations raciales, religieuses, philosophiques, que sais-je ? Du droit des minorités nationales, à leur culture, à leur langue, à leur mémoire collective, du droit à une information pluraliste, équilibrée, sans censure ni monopole de fait, du droit des nations à la maîtrise de leurs productions naturelles et de leurs moyens de production, du droit de chaque peuple à se donner un système politique de son choix, partout, en Europe, en Amérique latine, en Afrique australe, au Proche-Orient, enfin que sais-je. C'est rester fidèle à la tradition française comme à la vérité universelle de ne jamais séparer dans le sujet de droit public l'homme du citoyen, le consommateur du travailleur car il n'y a pas d'épanouissement individuel où il n'y a pas d'Etat de droit. Et j'en aurai fini avec cette première partie de mon exposé, le premier secret des droits de l'homme, c'est la démocratie.\
Mais le sujet essentiel de vos travaux, c'est comment organiser la jointure, la connexion entre les principes définis, et vous vous engagez pour rajouter une pierre à la construction entamée il y a déjà bien longtemps par les premiers hommes libres, connexion entre le principe, le droit reconnu et l'aide à apporter face à l'étonnante complexité des structures étatiques d'une société internationale où chaque collectivité s'enferme derrière des règles fixes.
- Or le premier des droits de l'homme, vous en serez bien d'accord, c'est le droit à la vie et le premier devoir, c'est l'assistance à personne en danger, à population menacée de périls. Sont tenus par ce devoir tous ceux qui disposent de moyens d'action. Vous vous êtes engagés sur ce terrain-là, organisations non gouvernementales, mais il y a l'Etat, les organisations, les individus, nul ne peut être exclu et nul ne doit s'exclure de cet engagement. Je le répète, le premier des droits de l'homme, c'est le droit à la vie, le premier de nos devoirs, c'est d'assister quiconque est en péril de mort. Mais quand on dit cela, on ne peut entrer dans une dialectique qui me conduirait à m'exprimer trop longuement. Quand je dis la mort, le danger, la souffrance, l'humiliation, le chagrin, l'isolement, tout ce cortège de misères qui accompagne, depuis la naissance de l'homme, son dévelppement. Bref, il ne peut pas y avoir de repos, il ne peut pas y avoir de paix dans l'esprit, dans un monde où tant d'êtres n'ont accès à rien de ce dont nous parlons, pas même à la nourriture quotidienne £ comment supporter l'idée de tous ces enfants qui sont déjà frappés dans leur future existence, ou dans leur existence, simplement parce que l'état de leur mère ne leur permettra jamais de connaître l'équilibre nécessaire. Quand on pense à tous ces enfants morts du Sahel, quand on voit ces photographies, il en est ici autour de ces murs, de ces enfants au ventre balloné, au regard qui sort du visage, c'est l'épouvante, c'est la souffrance même, souffrance là où devrait régner l'espérance, malheur là où la joie est instinctive. Arrive ensuite la vie avec sa charge et sa cohorte de douleurs et d'échecs jusqu'à la mort. Mais qu'au moins soit rendu possible, que ne soit point interdit la chance de respirer, la chance d'espérer avoir toutes ces années jusqu'à l'heure des expériences, où chaque homme sera désormais habité par les révélations et les merveilles pressenties dans l'enfance.
- Et comme je comprends ces médecins qui n'ont pu le supporter et qui ont pris sur leur métier, quoique c'était une façon de le faire, peut-être la plus belle, enfin sur leur organisation sociale ou familiale, sur leur temps, leurs aises, sur l'environnement qui était le leur et qui sont allés comme cela, un peu plus loin, beaucoup plus loin dans un monde souvent étranger pour partager la peine et secourir les êtres qui souffraient. Ce n'est pas simplement un petit discours évangélique, dès lors que l'action suit la pensée, dès lors que l'action se transforme en enseignement, dès lors que l'on cherche à donner à ce que l'on a fait, à l'acte accompli, une signification porteuse d'espérance pour le monde entier. C'est ainsi qu'à partir des expériences qui ont été relatées très brièvement dès le début de cette séance, on peut imaginer le moment où certaines institutions, certains Etats, certaines grandes collectivités assurant le relai, il sera possible d'aborder la ligne droite, la dernière ligne droite, celle qui verra la reconnaissance d'un droit pour lequel vous luttez.\
Alors, comment ? Et comment faire ? Ce n'est pas à moi de vous le dire. Mais enfin, je ne peux manquer d'observer de quelle façon on est passé de la décision nécessaire, initiale, qui consistait à venir, à parer au plus pressé. J'ai noté une belle formule, une belle expression dans le texte du Docteur Bernard Kouchner : "La morale de l'extrême urgence". Eh bien oui, lorsqu'il y a extrême urgence, la morale consiste à avoir de bons réflexes. Et les questions qu'il faudra poser, on les posera après. L'extrême urgence consiste d'abord à observer la respiration de l'affamé, prêt à mourir. Elle consiste à apporter quelques connaissances thérapeutiques dont on dispose. Mais une fois cela fait, aussitôt l'ampleur du sujet peut angoisser l'esprit le plus disponible. Oui, mais à quoi peut servir l'extrême urgence, si l'on ne modifie pas les données qui ont conduit tous ces gens du Sahel et bien d'autres, qui ont conduit tous ces expulsés, tous ces déportés, qui ont conduit ces peuples des bateaux perdus à rechercher ailleurs une chance de vie ? Il faut naturellement chercher les causes et tenter de les guérir.
- Et sur le -plan d'un domaine que je connais bien pour l'avoir vécu, c'est celui par exemple de l'Afrique, j'observe que le passage de l'extrême urgence a sa morale propre jusqu'au moment où l'on devient capable d'organiser l'aide humanitaire autour de chantiers, de centres de soins, de puits creusés, de périmètres irrigués, de forêts plantées, de centres de formation de métiers pour la jeunesse, la liste est longue ! On s'aperçoit de quelle façon il devient sage, sur un terrain irrigué le long du fleuve Niger, de prévoir de quelle façon pourront pousser les plantes et les légumes, deux fois, trois fois, la puissance de l'eau dans le désert, deux fois, trois fois, quatre fois par an et apporter désormais pour le temps qui vient, les hommes étant formés à ces nouveaux travaux, une chance de répondre par eux-mêmes aux besoins. Et j'ai bien aperçu dans l'ensemble de vos définitions, de quelle façon l'on était passé de l'un à l'autre avant de s'interroger, au demeurant, sur les conséquences de l'aide indifférenciée appropriée par des Etats sans âme, risquant d'être dérivés de leur objectif réel £ faut-il, ne faut-il pas cesser, raréfier, estomper ? Non, le choix doit être fait, et vous l'avez fait, de continuer cette lutte en sachant que les pertes ne se comptent pas, mais que l'effort, lui, doit persévérer.\
Pour cela, mesdames et messieurs, il faut évidemment prendre en compte l'environnement, éclairer les motivations. Cet environnement étroit, partout fermé, où l'on rencontre les suspicions, les règlements, les interdits £ on sait bien ce que c'est que le droit international. Il porte le nom de droit, il en est souvent la négation puisqu'il interdit le franchissement, la communication, la libre circulation. En tout cas, il interdit indirectement puisqu'il reconnait à chaque Etat le pouvoir de s'y opposer. Alors là, on s'aperçoit à quel point le droit international ne fait pas à la reconnaissance des droits de la personne, la place qui devrait être la sienne, qu'il s'est davantage occupé, c'était bien nécessaire, d'organiser les sociétés et particulièrement la société des Etats. C'est là, précisément, la ligne de partage, c'est à partir de là que l'action d'organisations comme les vôtres, d'un colloque comme celui-ci doit permettre d'aller plus loin. Il faut que le droit international, il a commencé de le faire, reconnaisse de plus en plus les droits de la personne humaine, le droit des individus, et que le droit des individus ne soit pas nié dans la vie quotidienne, dans la pratique de chaque jour, ne soit pas nié par le droit des Etats.
- Oui, c'est vrai, constamment je me trouve affronté à ce type de problèmes. Faut-il intervenir ? Mais si l'on m'oppose la non ingérence, et on m'oppose toujours la non ingérence dans les affaires intérieures de l'Etat, est-ce de la non assurance ou est-ce de l'ingérence que de se préoccuper ou de ne pas se préoccuper du sort d'individus que l'on sait opprimés ?
- Vous avez dit la raison d'Etat se concilie mal avec les droits de l'homme. A vrai dire la raison d'Etat, permettez-moi de vous en communiquer l'expérience, elle s'applique plus rarement qu'on ne le croit. Elle a, elle aussi, un côté mythique qui flatte les imaginations exhaltées. Non, la raison d'Etat ne gouverne pas dans un pays comme le nôtre la vie des Français. Mais il arrive que, il arrive que... faut-il évoquer ou ne faut-il pas évoquer, par raison d'Etat, le nom d'une victime ? Faut-il autoriser ou bien se contenter de laisser faire le passage de la mission de secours, de l'équipe de soins. Faut-il, ne faut-il pas ? La mesure est très souvent délicate et si la raison d'Etat n'est pas, autant qu'on peut le croire, l'obstacle à franchir pour que triomphe les droits de l'homme, il est certain qu'entre ces deux notions, il y a comme une antinomie qui ne peut être surmontée que par la volonté de ceux qui gouvernent. Et rien ne peut garantir que cette reconnaissance des personnes qui gouvernent soit la chose la plus communément partagée. Bref, il y a une université du droit, une tendance à l'universalité du droit £ à cet égard j'ai noté une réflexion d'Andreï Sakharov qui a été relevée par Langlois dans la préface de son livre "Résistances", prononcée en 1981. "Je suis enclin" dit Sakharov "à penser que seuls les critères moraux, associés à une pensée sans prévention peuvent servir de compas dans ces questions complexes et contradictoires". Je ne plaide pas ici pour une sorte de mécanisme qui se dispenserait de tout examen. Je pense que l'on doit toujours s'interroger. Une pensée sans prévention n'est pas une pensée sans examen. Mais les critères moraux associés à une pensée sans prévention, c'est une façon de guider lorsqu'on bute sur les évidences que sont les questions complexes et contradictoires qu'on appelle la souveraineté d'un Etat, le droit d'un gouvernement de décider pour tous y compris d'élever des barrières hostiles aux droits de l'homme.\
J'observerai pour terminer qu'il y a une évidente complémentarité nécessaire entre les actions -entreprises, par les personnes, les individus, les organisations, les associations et la puissance publique. Une combinaison heureuse entre les actions publiques et privées me paraît indispensable. Et c'est beaucoup pour cela que j'ai tenu à témoigner par ma présence, en ce début de colloque, pour bien marquer que la disposition générale de la France en tant que nation, et donc en tant que puissance, doit chercher en toute circonstance et je voudrais que ce que je dis là soit compris par tous, comme une volonté affirmée de contribuer sans réticence au développement d'action telle que celle-ci.
- C'est vrai, j'ai voulu et je me reporte à ce sujet sur ma personne, mais très rapidement et sans insister, parce que je n'ai fait que ce que beaucoup d'autres ont fait avant moi, que ce que beaucoup d'autres feront après moi, mais enfin dans le domaine qui est le mien, j'ai voulu que la France fût en première ligne partout où l'on débattait des droits de l'homme. Je l'ai fait aux Nations unies `ONU`, et je vous répète que des voix illustres s'étaient exprimées bien avant que ce fût mon tour, à la tribune des Nations unies, au Conseil de l'Europe. J'ai tenu à ce que la Convention européenne des droits de l'homme fût signée et sa ratification me paraît indispensable. A l'Organisation internationale du travail `OIT`, partout, pour que s'organise la lutte contre le sous-développement, pour que soit respectée la charte d'Helsinki. On ne peut pas toujours se poser la question de savoir si on a eu raison ou tort de signer Helsinki, puisque Helsinki a abouti à un pacte fondamental, au moins faut-il que les différentes mesures prévues dans trois directions par les accords d'Helsinki puissent avancer en même temps et que la politique dans son cynisme ne prenne pas le pas, plus qu'il ne convient, sur le respect des individus, sur la libre circulation des idées, des biens et des personnes.\
J'ajouterai que la France ne se pose pas en donneuse de leçon, pas plus que vous n'y tendez j'imagine, j'ai d'ailleurs entendu deux exposés qui insistaient sur ce point. Il existe des sociétés différentes des nôtres, leurs coutumes, leurs usages, leurs croyances. L'évolution n'a pas suivie le même cours, on ne perdra pas son temps à distribuer des primes, à dire celui-ci vaut mieux que celui-là et la société occidentale à laquelle nous appartenons n'est pas en -état de définir, à la place des autres, les valeurs qui doivent inspirer l'humanité entière. Mais enfin, nous avons accompli de notre côté des progrès, nous avons une conscience des droits de l'homme dont on a dit qu'ils étaient d'influence régionale, souvent même seulement occidentale, nous avons fondé des démocraties, elles sont bien imparfaites, c'était le début de mon exposé, mais enfin, cela est un progrès décisif.
- Alors, il est très important que la France s'impose à elle-même les règles dont elle affirme qu'elles sont universelles. Une très grande vigilence est toujours nécessaire, quelles que soient les majorités, les régimes. Cela n'est pas l'affaire du quotidien, même si c'est le quotidien qui doit déterminer la décision de ceux qui gouvernent. Il faut que la France s'impose à elle-même les règles dont elle affirme qu'elles sont universelles : la séparation des pouvoirs, le contrôle de la constitutionnalité, l'adhésion à un système de valeurs, à une hiérarchie des normes juridiques, dont le respect commande l'évolution de la démocratie. Ce sont souvent des contraintes, surtout pour ceux qui ont en charge d'assurer la direction d'une société. Ce sont des contraintes, il faut les accepter puisqu'elles ont été fondées sur un sens des valeurs ou chaque individu, et d'abord le plus faible, doit disposer d'un droit égal à celui du plus fort. Et si l'on ne résiste, chaque jour, contre la tendance qui normalement devrait vous conduire à laisser faire, alors la France elle-même ne serait plus en mesure d'assurer pour les siens l'indispensable droit dont vous avez bien dit qu'il s'appelait les droits de l'homme.\
J'arrive à un moment où le débat n'est pas franchement ouvert, du moins il s'est ouvert quand je n'étais pas là, il va se poursuivre dès que je serai parti, mon sort est donc un peu... je suis comme opprimé. Je ne distribue pas une parole magistrale, j'ai cherché en tout cas à ne pas développer un cours si brillant soit-il, ni au Collège de France, ni dans une faculté de droit ou de sciences économique, je suis là. De quelle manière puis-je percevoir ce que vous pensez ? En lisant ce que vous écrivez, en observant les actions que vous menez. Mais ce que vous êtes pour l'instant, une collectivité constituée pour trois jours, je ne sais pas, mais il me semble deviner des échanges qui se ne sont pas ceux de la parole.
- Je souhaite mesdames et messieurs qu'autour de ces quelques thèmes, ceux que j'évoque, ceux que vous traitez, ils sont tous complémentaires, vous soyez en mesure de faire avancer aussi peu que se soit le droit fondamental à la reconnaissance des aides humanitaires qui ne connaissent pas de limite sur cette planète devenue si petite où les hommes devraient être si proches qu'ils devraient finir par comprendre que la cause d'un seul est la cause de tous. Rappelez-vous Hemingway, encore cela venait-il de plus loin, "pour qui sonne le glas, il sonne pour toi".\