22 janvier 1987 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'indépendance et le rôle du Conseil d'Etat, en particulier son rôle de conseiller juridique du gouvernement, Paris, le 22 janvier 1987.
Monsieur le Premier ministre, mesdames et messieurs,
- Cela vient d'être rappelé, la tradition qui s'est établie veut que le Président de la République rende visite au Conseil d'Etat pendant son septennat. Je tenais à la respecter, et je veux vous dire combien je suis honoré de me trouver cet après-midi dans votre assemblée.
- Monsieur le Vice-président `Pierre Nicolay`, parce que nous nous connaissons, nous nous estimons depuis beaucoup d'années, je ne veux pas manquer, avant d'autres sans doute, de rendre un hommage particulier à celui qui a longtemps servi l'Etat, non seulement dans cette maison, mais aussi à l'extérieur, avec courage et dévouement et un très haut sens du service public, bref du service de la France.
- J'ai bien compris, monsieur le Vice-président, que la perspective de votre prochain départ vous avait conduit à nous présenter, en quelque sorte, l'-état des lieux, la situation, les difficultés, les problèmes, les espérances du Conseil d'Etat et de ceux qui lui appartiennent. C'est bien naturel, quoiqu'une grande part de votre exposé - je veux parler de ses aspects les plus pratiques - relève plutôt - mais vous le savez bien - plus de la compétence du gouvernement que de celle du Président de la République. Mais enfin, le chef du gouvernement `Jacques Chirac` et le garde des Sceaux `Albin Chalandon` sont là, ils vous ont entendu, ce qui ne veut pas dire pour autant que le chef de l'Etat ne soit pas sensible aux préoccupations qui viennent d'être exposées, dans la tradition de vos travaux, mesdames et messieurs.
- A travers vos propos, ressortaient les deux principales attributions, qu'il n'était pas inutile de rappeler, du Conseil d'Etat : celle de conseiller juridique de l'exécutif, celle de protecteur du droit, c'est-à-dire de la liberté.
- L'importance de vos missions n'est plus à démontrer : notre législation, notre réglementation sont devenues tellement complexes, et dans ces conditions votre avis, mesdames et messieurs, est plus que jamais indispensable au pouvoir exécutif.
- Et c'est sans doute aussi parce que législation et réglementation sont complexes, parfois imprécises, que le citoyen a besoin d'un juge qui fixe les limites au-delà desquelles la liberté individuelle, les droits de chacun, les libertés collectives ont besoin d'être définis et donc défendus.
- On comprend dès lors les préoccupations que vous exprimez lorsqu'il vous apparaît que le Conseil d'Etat ne dispose pas toujours des moyens de faire face à sa tâche. Et il est bien normal que vous vous tourniez du côté des pouvoirs publics, c'est ce que vous avez fait d'ailleurs voici plusieurs années, lorsque vous êtes venu m'entretenir de vos difficultés.\
Je retiendrai pour ma part deux idées forces. Pour remplir sa mission, le Conseil d'Etat doit disposer de deux garanties également nécessaires : le respect de son indépendance et les moyens pratiques indispensables pour qu'il puisse correctement remplir ses obligations.
- Respecter l'indépendance du Conseil d'Etat : ne nous lançons pas dans de multiples définitions, cela doit se vivre dans la vie quotidienne de notre démocratie. C'est vrai que la critique est chose naturelle et parfois même nécessaire. Personne ne doit, ne peut être à l'abri de la libre appréciation de ses concitoyens, et il est légitime que vos arrêts soient discutés, qu'ils le soient par des spécialistes du droit administratif, qu'ils le soient même par des justiciables, surtout lorsqu'ils ne sont pas satisfaits de vos décisions. Si tout cela peut figurer dans les chroniques juridiques, dans les revues spécialisées, dans la grande presse même, en revanche vos avis, il serait bien utile qu'ils ne soient pas discutés publiquement, en raison-même de la règle du secret qui les entoure, qui effectivement n'est pas toujours respectée. Règle qui s'impose d'abord au Conseil d'Etat lui-même, comme j'avais eu l'occasion de le rappeler à votre prédécesseur en 1981, mais aussi par quiconque reçoit vos avis.
- Il a toujours été admis que le gouvernement était le premier destinataire de ces avis et leur publicité n'est pas interdite : il en est juge et rien ne limite, à cet égard, le pouvoir d'appréciation du gouvernement. Et cette publicité est destinée à quoi : à prendre place dans la discussion juridique d'un texte, et on ne peut envisager d'en faire un autre usage. J'ajoute que les avis émis par le Conseil d'Etat se résument rarement par un "pour" ou un "contre" : votre maison a suffisamment, extrêmement, le sens de l'Etat, ce qui la conduit à assortir ses réflexions de nuances qui lui permettent le plus souvent d'éviter d'entrer de plain-pied dans un débat politique.
- Quoi qu'il en soit, les autorités de l'Etat, nul n'en discutera, ont le devoir de défendre l'institution, puisque, au demeurant, elle n'a elle-même, ni la possibilité, ni le droit de répondre et de prendre sa propre défense. Mais enfin il ne faut pas examiner ces choses sous le seul angle de l'antagonisme, il faut que les institutions vivent ensemble, se supportent et s'entraident. Nous sommes tous partie prenante de la vie démocratique et nous avons le devoir de comprendre où se trouve l'intérêt public.\
Eh bien ! Il faut en effet que votre institution ait les moyens d'accomplir sa mission. C'est un sujet très difficile, très délicat, et il a fallu qu'on m'explique à diverses reprises quelle était la bonne réponse à apporter, et à qui demander cet avis-là parmi tant d'autres, sinon à ceux qui, quotidiennement, déterminent les choix, et les choix en conscience, fort difficiles à décider, je l'imagine, pour chacun et chacune d'entre vous. Et je pense qu'il y a quelque désolation à constater que l'arriéré s'accumule, et qu'on risque de ne pas disposer du temps nécessaire pour étudier tous les documents dont on a la charge. Mais enfin, ces mesures, nul ne cherche à empêcher votre assemblée d'en disposer. Cela mérite simplement débat et réflexion. Cette réflexion a duré longtemps, il serait bon qu'elle s'achevât. Mais enfin, cela relève de la compétence du gouvernement, mais aussi du débat des assemblées, et en tout cas il ne m'appartient pas de dire exactement ce qu'il convient de faire. Il y a ce que j'ai naguère accepté de soumettre au Parlement : j'ai exprimé mon sentiment à ce moment-là mais on peut avoir en la matière des opinions différentes. De toute façon, il faut accroître les locaux, les matériels, le personnel si l'on veut, bien entendu, écluser tout ce qui s'est accumulé au cours des années et qui risque de s'accroître plus vite encore.
- Notons un peu, limités à cet examen, les moyens à retenir, car cela tient au fonctionnement même des pouvoirs publics. Il faut que le Conseil d'Etat puisse assurer au mieux sa fonction consultative. Et moi, j'ai toujours éprouvé le sentiment, en vous voyant travailler quand même depuis longtemps, que le Conseil d'Etat me paraissait bien armé de ce point de vue. Et que les difficultés sont celles que chacun connaît partout où il se trouve, où il exerce son métier. Mais si l'on en ajoute encore, par exemple des délais trop brefs pour rendre un avis, il y a certainement des façons de faire qui peuvent être améliorées. Et puis je vous assure que certains d'entre vous qui ont vécu beaucoup de temps ici le savent autant que moi : c'est un problème permanent. J'ai appartenu à des gouvernements, il y a, je n'ose plus le dire, mesdames et messieurs, il y a quarante ans, et au cours de ces dix ou quinze années qui ont suivi, j'ai pu connaître l'évolution de la jurisprudence, des méthodes de travail et des façons de faire. Il m'est donné aujourd'hui de les étudier d'une autre façon. Vous le savez bien, ce dont nous parlons aujourd'hui est le propre de tout gouvernement.
- Ce qui montre bien l'urgence d'une réforme. Il faudra bien un jour en sortir. On ne dira pas tel gouvernement, telle personne est responsable. A travers ces décennies, la plainte, le regret, l'observation, la critique sont allés dans le même sens. Simplement, comme le temps passe plus encore, ils sont de plus en plus justifiés.\
Oui, la notion du délai, du délai suffisant pour examiner les textes qui nous sont soumis, qui appellent une très grande vigilance, il est nécessaire que le pouvoir exécutif le sache et y prenne garde. Les textes mal rédigés, monsieur le Vice-président, mesdames et messieurs, c'est également un mal chronique. Personne n'a inventé, au cours de ces dernières années, ou de ces derniers mois encore le français. Disons qu'il s'agit d'une tendance générale. Le législateur, toujours un peu pressé, accablé lui-même d'un amas de textes à examiner, a tendance à négliger la qualité de la rédaction. J'ai regretté par exemple souvent dans les années précédentes, que la commission des lois, les administrations générales, ne soient pas plus souvent mises à contribution, de façon que vous disposiez de lois plus soigneusement élaborées et plus faciles à interpréter ou à mettre en oeuvre, notamment lorsque vous êtes saisis des décrets d'application. Enfin tout cela peut être corrigé. Chacun d'entre nous en est parfaitement capable, les compétences sont également réparties et je vois surtout, dans cette affaire, une question de méthode. Il est normal que le Conseil d'Etat faisant son travail, mette le gouvernement en garde contre toute ce qui l'exposerait à la censure du Conseil constitutionnel qui relève de son examen. Il est possible que des textes très importants comportant des décisions ou des mesures multiples cèdent à l'impréparation. Mais, précisément, le Conseil d'Etat est là pour permettre au gouvernement d'agir dans le sens de l'intérêt général, de l'intérêt de l'Etat auquel contribuent le pouvoir exécutif comme les autres pouvoirs. Il est tout-à-fait possible de dépasser cette confrontation.\
Vous avez suggéré des réformes. Il y a quelques années déjà, on a tenu à ce que l'ancienne commission du rapport et des études fut érigée en section à part entière. C'est une bonne réforme - enfin, je le pense - et elle répondait à l'attente du Conseil d'Etat. Elle était utile. Mais, le principal problème qui préoccupe tous les responsables, c'est en fait essentiellement l'encombrement de la section du contentieux. Là, il ne s'agit plus du domaine que nous venons maintenant d'étudier. Et cet encombrement n'a pas pu être évité, comme d'ailleurs dans la plupart, sinon dans toutes les grandes juridictions du monde, malgré les efforts soutenus, et remarquables, de ceux des membres du Conseil d'Etat qui y sont affectés. Il ne s'agit pas de problèmes de compétence, il ne s'agit pas d'une carence du travail. On peut dire que vous donnez ici-même un exemple remarquable. Il s'agit toujours, et je reviens sans cesse, d'une méthode à définir, et de moyens à mettre en oeuvre.
- Monsieur le Vice-président, vous avez été, dès le début de vos fonctions, très attaché à cette question. Vous savez bien qu'une juridiction de cette qualité doit pouvoir répondre aux questions qui lui sont posées et que le justiciable est en droit d'attendre que la décision qui le concerne intervienne dans un délai raisonnable.\
Plusieurs projets de loi ont été élaborés. Certains sont à l'heure actuelle déposés - vous l'avez rappelé - sur le bureau du Parlement. Celui relatif aux tribunaux administratifs qui apporte à ces juridictions et à leurs membres des garanties d'indépendance qu'ils attendaient depuis longtemps, est adopté, et il est entré en vigueur. L'autre, en revanche, qui touche à la réforme du contentieux est toujours en instance devant le Sénat. Très bien, cela est enregistré. Je suis sûr que les responsables de cette assemblée sauront qu'il convient désormais de déboucher sur une réalité, que ce soit cette réforme, ou que ce soit une autre, cela n'est pas de mon domaine : de toute façon, il en faut une ! Je comprends un peu l'amertume, disons la tristesse, de voir encore bloqués dans les assemblées des textes sur lesquels tant d'espoirs ont été placés. Mais, je suis sûr que vous êtes, et que vous serez entendus.\
Beaucoup de tâches aussi s'imposent à l'attention des membres et des responsables du pouvoir exécutif. Nous souffrons tous du même mal. Il y a tant de problèmes nouveaux, tant de sollicitations, tant d'interférences, tant de contradictions, dans un grand peuple comme le nôtre, qu'il ne faut pas s'étonner si d'une façon constante, il faut que des discussions de cet ordre comme ici-même, cet après-midi, s'engagent entre ceux qui ont leur mot à dire et qui savent quel mot dire.
- Je ne me désintéresse pas, et le gouvernement non plus, du devenir du Conseil d'Etat. Cette grande institution, comment ne pas la respecter ? Son histoire est si riche et si féconde. Elle jouit - vous avez eu raison de le dire - à l'étranger d'un grand prestige. Mais je complèterai : en France aussi ! Cela tient sans doute à la qualité des membres de ce Conseil, à leur disponibilité, aux services qu'ils sont appelés à rendre et qu'ils rendent, partout dans l'Etat, à leur très grande expérience et de cette imagination, dans vos avis et vos arrêts £ tandis que derrière les membres les plus confirmés, les plus anciens de votre assemblée, se pressent des plus jeunes, des jeunes femmes et des jeunes gens, dont vous savez bien que l'Etat est friand, puisque à tout moment, c'est de ce côté-là qu'on se retourne pour dire : l'Etat a besoin d'agir et de se comporter en digne gestionnaire de l'intérêt public.
- Mesdames et messieurs les membres du Conseil d'Etat, vous venez donc nous aider, non seulement par vos avis, non seulement par vos arrêts, vous qui restez ici, mais par votre contribution à notre réflexion, pour améliorer le fini de nos travaux. Cet hommage-là est quasiment permanent, si j'en juge par le va-et-vient assez considérable auquel j'ai assisté depuis que je participe moi-même aux affaires de l'Etat.
- Je dirai que de ce point de vue-là, qui nous éloignera du débat politique, les diverses majorités obéissent habituellement au même mouvement. Et j'observe ces va-et-vient d'une majorité à l'autre sans jamais en mesurer l'ampleur car elle varie selon les circonstances.
- L'Etat et le pouvoir exécutif, dont la mission est éminente, comptent justement sur le -concours du Conseil d'Etat dans son ensemble. Qui que vous soyez, mesdames et messieurs, nous savons bien que vous êtes nécessaires au pays.\
J'ai dit votre prestige. Ce prestige tient tout autant à votre liberté de pensée et à votre liberté de choix, c'est-à-dire à l'indépendance de votre institution, démontrée depuis qu'elle a jeté, voici plus d'un siècle, les fondements de la jurisprudence administrative. Elle a traversé les épreuves du pays en maintenant quelques principes essentiels : dire la vérité au gouvernement, protéger le citoyen contre les abus de l'administration, concilier la liberté avec l'intérêt général. Et, quelles qu'aient été les périodes de notre histoire contemporaine, je veux dire celle de la République, le Conseil d'Etat n'a pas failli, jamais, à sa haute mission. Voilà pourquoi, je pensais en vous écoutant, monsieur le Vice-président, que vos propos montraient à quel point vous restiez tous ensemble attachés à vos traditions.
- Au moment où vous vous éloignez de vos fonctions monsieur le Vice-président, j'ai reçu vos propos comme l'appel de celui qui a toujours espéré dans cette institution. Et vous avez raison. Le pouvoir est habitué à entendre des remontrances, cela fait partie de sa fonction. Je crois que, en remontant à travers tous les temps qui nous amène à ce millénaire qui sera bientôt célébré `987`, la France et les Français n'ont jamais manqué à cette façon d'être qui consiste à remontrer, à rendre justice, à confronter les points de vue et finalement à respecter l'ordre des choses qui veut que les uns conseillent, que les autres agissent, enfin, que d'autres jugent.
- Mesdames et messieurs, j'ai été très heureux de profiter de votre hospitalité pendant ces quelques quarts d'heure, d'avoir pu faire connaissance de la plupart d'entre vous, même très rapidement, à peine le temps d'un regard, même pas pour tous d'une poignée de main. Mais, il y a comme un air qui circule dans cette maison, une façon d'être. Cette façon d'être a flatté l'ambition, le juste ambition de tant de jeunes gens à l'orée de leur carrière, ceux qui sont venus ici mais aussi combien d'autres qui ne vous ont pas rejoint, comme si vous siégiez à un point de la nation où c'est une sorte de noblesse soit que d'y parvenir, soit que de l'espérer.
- Je vous remercie.\
- Cela vient d'être rappelé, la tradition qui s'est établie veut que le Président de la République rende visite au Conseil d'Etat pendant son septennat. Je tenais à la respecter, et je veux vous dire combien je suis honoré de me trouver cet après-midi dans votre assemblée.
- Monsieur le Vice-président `Pierre Nicolay`, parce que nous nous connaissons, nous nous estimons depuis beaucoup d'années, je ne veux pas manquer, avant d'autres sans doute, de rendre un hommage particulier à celui qui a longtemps servi l'Etat, non seulement dans cette maison, mais aussi à l'extérieur, avec courage et dévouement et un très haut sens du service public, bref du service de la France.
- J'ai bien compris, monsieur le Vice-président, que la perspective de votre prochain départ vous avait conduit à nous présenter, en quelque sorte, l'-état des lieux, la situation, les difficultés, les problèmes, les espérances du Conseil d'Etat et de ceux qui lui appartiennent. C'est bien naturel, quoiqu'une grande part de votre exposé - je veux parler de ses aspects les plus pratiques - relève plutôt - mais vous le savez bien - plus de la compétence du gouvernement que de celle du Président de la République. Mais enfin, le chef du gouvernement `Jacques Chirac` et le garde des Sceaux `Albin Chalandon` sont là, ils vous ont entendu, ce qui ne veut pas dire pour autant que le chef de l'Etat ne soit pas sensible aux préoccupations qui viennent d'être exposées, dans la tradition de vos travaux, mesdames et messieurs.
- A travers vos propos, ressortaient les deux principales attributions, qu'il n'était pas inutile de rappeler, du Conseil d'Etat : celle de conseiller juridique de l'exécutif, celle de protecteur du droit, c'est-à-dire de la liberté.
- L'importance de vos missions n'est plus à démontrer : notre législation, notre réglementation sont devenues tellement complexes, et dans ces conditions votre avis, mesdames et messieurs, est plus que jamais indispensable au pouvoir exécutif.
- Et c'est sans doute aussi parce que législation et réglementation sont complexes, parfois imprécises, que le citoyen a besoin d'un juge qui fixe les limites au-delà desquelles la liberté individuelle, les droits de chacun, les libertés collectives ont besoin d'être définis et donc défendus.
- On comprend dès lors les préoccupations que vous exprimez lorsqu'il vous apparaît que le Conseil d'Etat ne dispose pas toujours des moyens de faire face à sa tâche. Et il est bien normal que vous vous tourniez du côté des pouvoirs publics, c'est ce que vous avez fait d'ailleurs voici plusieurs années, lorsque vous êtes venu m'entretenir de vos difficultés.\
Je retiendrai pour ma part deux idées forces. Pour remplir sa mission, le Conseil d'Etat doit disposer de deux garanties également nécessaires : le respect de son indépendance et les moyens pratiques indispensables pour qu'il puisse correctement remplir ses obligations.
- Respecter l'indépendance du Conseil d'Etat : ne nous lançons pas dans de multiples définitions, cela doit se vivre dans la vie quotidienne de notre démocratie. C'est vrai que la critique est chose naturelle et parfois même nécessaire. Personne ne doit, ne peut être à l'abri de la libre appréciation de ses concitoyens, et il est légitime que vos arrêts soient discutés, qu'ils le soient par des spécialistes du droit administratif, qu'ils le soient même par des justiciables, surtout lorsqu'ils ne sont pas satisfaits de vos décisions. Si tout cela peut figurer dans les chroniques juridiques, dans les revues spécialisées, dans la grande presse même, en revanche vos avis, il serait bien utile qu'ils ne soient pas discutés publiquement, en raison-même de la règle du secret qui les entoure, qui effectivement n'est pas toujours respectée. Règle qui s'impose d'abord au Conseil d'Etat lui-même, comme j'avais eu l'occasion de le rappeler à votre prédécesseur en 1981, mais aussi par quiconque reçoit vos avis.
- Il a toujours été admis que le gouvernement était le premier destinataire de ces avis et leur publicité n'est pas interdite : il en est juge et rien ne limite, à cet égard, le pouvoir d'appréciation du gouvernement. Et cette publicité est destinée à quoi : à prendre place dans la discussion juridique d'un texte, et on ne peut envisager d'en faire un autre usage. J'ajoute que les avis émis par le Conseil d'Etat se résument rarement par un "pour" ou un "contre" : votre maison a suffisamment, extrêmement, le sens de l'Etat, ce qui la conduit à assortir ses réflexions de nuances qui lui permettent le plus souvent d'éviter d'entrer de plain-pied dans un débat politique.
- Quoi qu'il en soit, les autorités de l'Etat, nul n'en discutera, ont le devoir de défendre l'institution, puisque, au demeurant, elle n'a elle-même, ni la possibilité, ni le droit de répondre et de prendre sa propre défense. Mais enfin il ne faut pas examiner ces choses sous le seul angle de l'antagonisme, il faut que les institutions vivent ensemble, se supportent et s'entraident. Nous sommes tous partie prenante de la vie démocratique et nous avons le devoir de comprendre où se trouve l'intérêt public.\
Eh bien ! Il faut en effet que votre institution ait les moyens d'accomplir sa mission. C'est un sujet très difficile, très délicat, et il a fallu qu'on m'explique à diverses reprises quelle était la bonne réponse à apporter, et à qui demander cet avis-là parmi tant d'autres, sinon à ceux qui, quotidiennement, déterminent les choix, et les choix en conscience, fort difficiles à décider, je l'imagine, pour chacun et chacune d'entre vous. Et je pense qu'il y a quelque désolation à constater que l'arriéré s'accumule, et qu'on risque de ne pas disposer du temps nécessaire pour étudier tous les documents dont on a la charge. Mais enfin, ces mesures, nul ne cherche à empêcher votre assemblée d'en disposer. Cela mérite simplement débat et réflexion. Cette réflexion a duré longtemps, il serait bon qu'elle s'achevât. Mais enfin, cela relève de la compétence du gouvernement, mais aussi du débat des assemblées, et en tout cas il ne m'appartient pas de dire exactement ce qu'il convient de faire. Il y a ce que j'ai naguère accepté de soumettre au Parlement : j'ai exprimé mon sentiment à ce moment-là mais on peut avoir en la matière des opinions différentes. De toute façon, il faut accroître les locaux, les matériels, le personnel si l'on veut, bien entendu, écluser tout ce qui s'est accumulé au cours des années et qui risque de s'accroître plus vite encore.
- Notons un peu, limités à cet examen, les moyens à retenir, car cela tient au fonctionnement même des pouvoirs publics. Il faut que le Conseil d'Etat puisse assurer au mieux sa fonction consultative. Et moi, j'ai toujours éprouvé le sentiment, en vous voyant travailler quand même depuis longtemps, que le Conseil d'Etat me paraissait bien armé de ce point de vue. Et que les difficultés sont celles que chacun connaît partout où il se trouve, où il exerce son métier. Mais si l'on en ajoute encore, par exemple des délais trop brefs pour rendre un avis, il y a certainement des façons de faire qui peuvent être améliorées. Et puis je vous assure que certains d'entre vous qui ont vécu beaucoup de temps ici le savent autant que moi : c'est un problème permanent. J'ai appartenu à des gouvernements, il y a, je n'ose plus le dire, mesdames et messieurs, il y a quarante ans, et au cours de ces dix ou quinze années qui ont suivi, j'ai pu connaître l'évolution de la jurisprudence, des méthodes de travail et des façons de faire. Il m'est donné aujourd'hui de les étudier d'une autre façon. Vous le savez bien, ce dont nous parlons aujourd'hui est le propre de tout gouvernement.
- Ce qui montre bien l'urgence d'une réforme. Il faudra bien un jour en sortir. On ne dira pas tel gouvernement, telle personne est responsable. A travers ces décennies, la plainte, le regret, l'observation, la critique sont allés dans le même sens. Simplement, comme le temps passe plus encore, ils sont de plus en plus justifiés.\
Oui, la notion du délai, du délai suffisant pour examiner les textes qui nous sont soumis, qui appellent une très grande vigilance, il est nécessaire que le pouvoir exécutif le sache et y prenne garde. Les textes mal rédigés, monsieur le Vice-président, mesdames et messieurs, c'est également un mal chronique. Personne n'a inventé, au cours de ces dernières années, ou de ces derniers mois encore le français. Disons qu'il s'agit d'une tendance générale. Le législateur, toujours un peu pressé, accablé lui-même d'un amas de textes à examiner, a tendance à négliger la qualité de la rédaction. J'ai regretté par exemple souvent dans les années précédentes, que la commission des lois, les administrations générales, ne soient pas plus souvent mises à contribution, de façon que vous disposiez de lois plus soigneusement élaborées et plus faciles à interpréter ou à mettre en oeuvre, notamment lorsque vous êtes saisis des décrets d'application. Enfin tout cela peut être corrigé. Chacun d'entre nous en est parfaitement capable, les compétences sont également réparties et je vois surtout, dans cette affaire, une question de méthode. Il est normal que le Conseil d'Etat faisant son travail, mette le gouvernement en garde contre toute ce qui l'exposerait à la censure du Conseil constitutionnel qui relève de son examen. Il est possible que des textes très importants comportant des décisions ou des mesures multiples cèdent à l'impréparation. Mais, précisément, le Conseil d'Etat est là pour permettre au gouvernement d'agir dans le sens de l'intérêt général, de l'intérêt de l'Etat auquel contribuent le pouvoir exécutif comme les autres pouvoirs. Il est tout-à-fait possible de dépasser cette confrontation.\
Vous avez suggéré des réformes. Il y a quelques années déjà, on a tenu à ce que l'ancienne commission du rapport et des études fut érigée en section à part entière. C'est une bonne réforme - enfin, je le pense - et elle répondait à l'attente du Conseil d'Etat. Elle était utile. Mais, le principal problème qui préoccupe tous les responsables, c'est en fait essentiellement l'encombrement de la section du contentieux. Là, il ne s'agit plus du domaine que nous venons maintenant d'étudier. Et cet encombrement n'a pas pu être évité, comme d'ailleurs dans la plupart, sinon dans toutes les grandes juridictions du monde, malgré les efforts soutenus, et remarquables, de ceux des membres du Conseil d'Etat qui y sont affectés. Il ne s'agit pas de problèmes de compétence, il ne s'agit pas d'une carence du travail. On peut dire que vous donnez ici-même un exemple remarquable. Il s'agit toujours, et je reviens sans cesse, d'une méthode à définir, et de moyens à mettre en oeuvre.
- Monsieur le Vice-président, vous avez été, dès le début de vos fonctions, très attaché à cette question. Vous savez bien qu'une juridiction de cette qualité doit pouvoir répondre aux questions qui lui sont posées et que le justiciable est en droit d'attendre que la décision qui le concerne intervienne dans un délai raisonnable.\
Plusieurs projets de loi ont été élaborés. Certains sont à l'heure actuelle déposés - vous l'avez rappelé - sur le bureau du Parlement. Celui relatif aux tribunaux administratifs qui apporte à ces juridictions et à leurs membres des garanties d'indépendance qu'ils attendaient depuis longtemps, est adopté, et il est entré en vigueur. L'autre, en revanche, qui touche à la réforme du contentieux est toujours en instance devant le Sénat. Très bien, cela est enregistré. Je suis sûr que les responsables de cette assemblée sauront qu'il convient désormais de déboucher sur une réalité, que ce soit cette réforme, ou que ce soit une autre, cela n'est pas de mon domaine : de toute façon, il en faut une ! Je comprends un peu l'amertume, disons la tristesse, de voir encore bloqués dans les assemblées des textes sur lesquels tant d'espoirs ont été placés. Mais, je suis sûr que vous êtes, et que vous serez entendus.\
Beaucoup de tâches aussi s'imposent à l'attention des membres et des responsables du pouvoir exécutif. Nous souffrons tous du même mal. Il y a tant de problèmes nouveaux, tant de sollicitations, tant d'interférences, tant de contradictions, dans un grand peuple comme le nôtre, qu'il ne faut pas s'étonner si d'une façon constante, il faut que des discussions de cet ordre comme ici-même, cet après-midi, s'engagent entre ceux qui ont leur mot à dire et qui savent quel mot dire.
- Je ne me désintéresse pas, et le gouvernement non plus, du devenir du Conseil d'Etat. Cette grande institution, comment ne pas la respecter ? Son histoire est si riche et si féconde. Elle jouit - vous avez eu raison de le dire - à l'étranger d'un grand prestige. Mais je complèterai : en France aussi ! Cela tient sans doute à la qualité des membres de ce Conseil, à leur disponibilité, aux services qu'ils sont appelés à rendre et qu'ils rendent, partout dans l'Etat, à leur très grande expérience et de cette imagination, dans vos avis et vos arrêts £ tandis que derrière les membres les plus confirmés, les plus anciens de votre assemblée, se pressent des plus jeunes, des jeunes femmes et des jeunes gens, dont vous savez bien que l'Etat est friand, puisque à tout moment, c'est de ce côté-là qu'on se retourne pour dire : l'Etat a besoin d'agir et de se comporter en digne gestionnaire de l'intérêt public.
- Mesdames et messieurs les membres du Conseil d'Etat, vous venez donc nous aider, non seulement par vos avis, non seulement par vos arrêts, vous qui restez ici, mais par votre contribution à notre réflexion, pour améliorer le fini de nos travaux. Cet hommage-là est quasiment permanent, si j'en juge par le va-et-vient assez considérable auquel j'ai assisté depuis que je participe moi-même aux affaires de l'Etat.
- Je dirai que de ce point de vue-là, qui nous éloignera du débat politique, les diverses majorités obéissent habituellement au même mouvement. Et j'observe ces va-et-vient d'une majorité à l'autre sans jamais en mesurer l'ampleur car elle varie selon les circonstances.
- L'Etat et le pouvoir exécutif, dont la mission est éminente, comptent justement sur le -concours du Conseil d'Etat dans son ensemble. Qui que vous soyez, mesdames et messieurs, nous savons bien que vous êtes nécessaires au pays.\
J'ai dit votre prestige. Ce prestige tient tout autant à votre liberté de pensée et à votre liberté de choix, c'est-à-dire à l'indépendance de votre institution, démontrée depuis qu'elle a jeté, voici plus d'un siècle, les fondements de la jurisprudence administrative. Elle a traversé les épreuves du pays en maintenant quelques principes essentiels : dire la vérité au gouvernement, protéger le citoyen contre les abus de l'administration, concilier la liberté avec l'intérêt général. Et, quelles qu'aient été les périodes de notre histoire contemporaine, je veux dire celle de la République, le Conseil d'Etat n'a pas failli, jamais, à sa haute mission. Voilà pourquoi, je pensais en vous écoutant, monsieur le Vice-président, que vos propos montraient à quel point vous restiez tous ensemble attachés à vos traditions.
- Au moment où vous vous éloignez de vos fonctions monsieur le Vice-président, j'ai reçu vos propos comme l'appel de celui qui a toujours espéré dans cette institution. Et vous avez raison. Le pouvoir est habitué à entendre des remontrances, cela fait partie de sa fonction. Je crois que, en remontant à travers tous les temps qui nous amène à ce millénaire qui sera bientôt célébré `987`, la France et les Français n'ont jamais manqué à cette façon d'être qui consiste à remontrer, à rendre justice, à confronter les points de vue et finalement à respecter l'ordre des choses qui veut que les uns conseillent, que les autres agissent, enfin, que d'autres jugent.
- Mesdames et messieurs, j'ai été très heureux de profiter de votre hospitalité pendant ces quelques quarts d'heure, d'avoir pu faire connaissance de la plupart d'entre vous, même très rapidement, à peine le temps d'un regard, même pas pour tous d'une poignée de main. Mais, il y a comme un air qui circule dans cette maison, une façon d'être. Cette façon d'être a flatté l'ambition, le juste ambition de tant de jeunes gens à l'orée de leur carrière, ceux qui sont venus ici mais aussi combien d'autres qui ne vous ont pas rejoint, comme si vous siégiez à un point de la nation où c'est une sorte de noblesse soit que d'y parvenir, soit que de l'espérer.
- Je vous remercie.\