10 novembre 1986 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, publiée dans "Le Point" du 10 novembre 1986, sur les pouvoirs respectifs du Président de la République, du Premier ministre et du Parlement, en matière de défense, de politique extérieure et intérieure.

QUESTION.- Vous avez, par vos déclarations du camp de Caylus, il y a quelques semaines, donné le sentiment que vous vouliez marquer votre terrain dans le domaine de la défense nationale. Qu'en est-il ?
- LE PRESIDENT.- J'ai voulu, alors qu'au sein de l'exécutif commençait l'examen de la loi de programmation militaire et que de multiples interprétations de notre stratégie et de ses instruments avaient cours, cadrer le débat sur les points importants : l'emploi des armes nucléaires dites tactiques et que j'appelle, par souci d'exactitude, préstratégiques, la priorité absolue de notre force nucléaire océanique, la -nature et l'implantation de la composante terrestre.
- QUESTION.- Une question a surgi récemment à plusieurs reprises. Y a-t-il, de quelque manière que ce soit, une discussion entre le Premier ministre et vous-même, sur le nom de celui qui a la responsabilité ultime de déterminer les options de la défense nationale ?
- LE PRESIDENT.- Celui qui a la responsabilité ultime de l'emploi de nos armes et, par là, de la décision dont dépend le sort du pays, c'est le chef de l'Etat. Il doit, dès lors, logiquement, pour assumer cette responsabilité, fixer les grandes options de la défense nationale. Ces deux obligations ne sont pas séparables. Bien entendu, le Premier ministre et le gouvernement prennent une large part à l'initiative, à l'élaboration et au choix des options. A ce stade, rien de plus normal qu'une discussion quand les points de vue différent. Mais la décision finale n'appartient qu'à un seul. Tel est le principe qui découle de l'article 5 de la Constitution.
- QUESTION.- Principe qui n'a jamais été contesté ?
- LE PRESIDENT.- Pas contesté, en effet.
- QUESTION.-En pratique non plus ?
- LE PRESIDENT.- L'article 20 de la Constitution dit que "le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation". On voit, dans l'ambiguïté des textes, où peut se loger la contradiction. Mais en pratique, non.\
QUESTION.- En France, la tradition était que l'effort principal était donné ce qu'on appelle la "première composante", donc les sous-marins, la "force océanique". Est-ce que, sur cette priorité, il y a l'ombre d'un dissentiment entre vous-même et le Premier ministre ?
- LE PRESIDENT.- Non. La composante océanique constitue l'élément essentiel de notre force nucléaire : sous-marins nucléaires lance-engins, sous-marins nucléaires d'attaque, tout un ensemble. Six sous-marins lance-engins existaient ou étaient programmés en 1981. J'ai ordonné, cette année-là, la construction d'un septième, le premier de la nouvelle génération. Ce sous-marin, qui naviguera en 1994, dépassera les normes actuelles et intègrera les techniques les plus avancées.
- Son armement connaîtra la même évolution. L'arme qui a commencé depuis 1985 d'être installée sur nos sous-marins est le missile M4. Chaque sous-marin ré-équipé portera seize fusées M4 à six têtes chacune. On imagine la puissance de feu que représenteront ces quatre-vingt-seize têtes nucléaires. C'est dire qu'il s'agit bien de notre système central. Il est également prévu un nouveau missile plus moderne encore et plus puissant, de huit à douze têtes, le M5, qui sera mis en service à la fin du siècle.
- QUESTION.- Toujours tiré par le sous-marin lanceur d'engins ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Cette priorité est admise par tous. Pour que ce soit plus net encore, j'ai demandé que les M4 ne connaissent aucun retard et que le M5 soit explicitement inscrit dans nos plans.\
QUESTION.- Est-ce que vous avez eu le sentiment qu'il y avait chez le gouvernement la tentation de ralentir ou d'étaler ces efforts `concernant la première composante océanique`, au bénéfice de la deuxième composante, c'est-à-dire du missile qui est, lui, lancé de la terre, du missile terrestre ?
- LE PRESIDENT.- Je ne juge pas les intentions. Seul, le résultat, c'est-à-dire la décision, m'intéresse. Partant de l'idée, qui ne peut être écartée sans réflexion, que les progrès de la détection pourraient permettre à un adversaire éventuel d'annihiler un jour nos sous-marins, il est normal de songer à diversifier nos moyens. Précisons, pour être clair, que nous disposons déjà d'une composante terrestre concentrée au plateau d'Albion, les dix-huit fusées S3, et d'une composante aérienne, les avions Mirage porteurs de missiles - soit une quarantaine de vecteurs. Mais l'une et l'autre seront obsolètes dans dix ans. Nul ne conteste qu'il faille moderniser cet armement. Mon choix est celui d'une composante terrestre qui sera, comme l'actuelle, déployée à Albion. Il est également acquis que pas un franc prévu pour la première composante ne sera distrait au bénéfice de la deuxième, qui recevra ses crédits compte tenu de cette priorité. J'ajoute que si l'on s'interroge sur la capacité des sous-mains à échapper durablement aux techniques de détection, on constate que cette capacité s'accroît, car les techniques de silence et d'invisibilité vont plus vite. Croyez-vous que, sans cela, les Etats-Unis et l'Union soviétique construiraient toujours plus de sous-marins, de plus en plus puissants, de plus en plus volumineux, et pour une durée d'activité de vingt à trente années ? Je considère que là réside, et pour longtemps, notre force principale.
- QUESTION.- Mais sur la deuxième composante ne se greffe-t-il pas d'autres débats ? Par exemple, quel type de missile choisir pour la composante terrestre ? Et le gouvernement ne préfère-t-il pas disperser les missiles sur le territoire national plutôt que de les placer au même endroit ?
- LE PRESIDENT.- Sera préférée l'arme qui paraîtra la mieux adaptée à la mission dévolue à la deuxième composante. On s'oriente vers une trentaine de têtes nucléaires portées par des missiles à trajectoire balistique, comme le M4 ou le M5, mais plus basse, parce que tendue et d'une portée de 3500 kilomètres au moins, le S4.
- les études devront en même temps être poursuivies pour que nous soyons en mesure de construire des missiles air-sol supersoniques à longue portée. Ce n'est pas le cas actuellement.
- Quant au déploiement du S4, j'entends qu'il se fasse à Albion, pas ailleurs. M'objecter qu'Albion peut être détruit, fût-ce par des moyens conventionnels, reviendrait à dénier la stratégie de dissuasion. Chacun, chez nous et à l'extérieur, doit se convaincre qu'Albion attaqué, nous serions déjà dans la guerre. La dissuasion a pour objet de l'empêcher. Restons dans la logique de notre stratégie.
- QUESTION.- Pourquoi ces fusées ne seraient-elles pas mobiles ?
- LE PRESIDENT.- Mon refus de disséminer les S4 placés sur des engins mobiles tient à ce que leur dispersion ne changerait pas les données du problème, tout en désignant aux coups supposés la totalité de notre territoire et en risquant de compromettre l'unité du commandement, qui n'appartient qu'au seul président de la République.\
QUESTION.- Cela nous entraîne à une autre question soulevée récemment, le point de savoir si, entre le gouvernement et vous, il y a, ou non, désaccord sur les conditions d'autorité et d'emploi de la force nucléaire préstratégique, c'est-à-dire, en réalité, les armes nucléaires tactiques, ce qu'on appelle aussi, en simplifiant, l'artillerie nucléaire.
- LE PRESIDENT.- Nous en revenons au point majeur. On ne peut discuter armes et priorités sans référence à la stratégie. Par exemple, je n'apprécie pas les discours, documents, commentaires où il est affirmé ou sous-entendu que l'arme "tactique" pourrait être employée en appui d'une guerre conventionnelle, et non comme l'ultime avertissement d'une guerre atomique. L'arme nucléaire tactique ne peut être détachée de la stratégie nucléaire globale. C'est pourquoi il convient de préférer les termes "armes préstratégiques" à ceux d'"armes tactiques". Pour nous, Français, toute menace atomique est génératrice des mêmes conséquences.
- QUESTION.- Et la bataille de l'avant, celle qui aurait lieu, par exemple, à la frontière des deux Allemagne, ne justifierait-elle pas une intervention nucléaire des Pluton et des Hadès ?
- LE PRESIDENT.- Dans le cas d'une bataille au-delà de nos frontières, une notion prévaut, depuis de Gaulle, qui est celle de l'"intérêt vital", dont l'appréciation, liée aux circonstances, relève du chef de l'Etat. C'est toujours vrai.
- QUESTION.- A "L'heure de vérité", je me rappelle que vous m'aviez dit, sur ces problèmes de défense, justement : "La dissuasion nucléaire, c'est moi".
- LE PRESIDENT.- J'ai dit : "La dissuasion nucléaire, c'est le chef de l'Etat, donc c'est moi". La nuance n'est pas inutile !
- QUESTION.- Ce qui signifie que la dissuasion nucléaire, c'est le président de la République, s'agissant des armes tactiques, ou plutôt préstratégiques, comme du reste de la panoplie nucléaire.
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- En ce qui concerne l'IDS, c'est-à-dire l'initiative de défense stratégique du président Reagan, il y avait avant les élections, visiblement, un dissentiment entre M. Chirac et vous-même.
- LE PRESIDENT.- En effet, ma décision de ne pas faire participer la France, en tant que puissance publique, à l'IDS a été réprouvée par les leaders de l'opposition de l'époque.
- QUESTION.- Est-ce que cette divergence subsiste, ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en entends plus parler. Je pense qu'elle n'existe plus.\
QUESTION.- En ce qui concerne la politique étrangère, maintenant, j'ai été assez frappé d'entendre deux semaines de suite, au "Club de la presse", Claude Cheysson, un de vos anciens ministres des relations extérieures, et l'actuel ministre des affaires étrangères, Jean-Bernard Raimond, qui, dans des termes pratiquement identiques, ont dit que pour l'essentiel la politique étrangère de la France se poursuivait avec les mêmes orientations et le même dessein. Est-ce une opinion que vous partagez ?
- LE PRESIDENT.- Oui, sur les grandes questions, politique européenne, Alliance atlantique, relations avec l'Union soviétique, politique arabe - et particulièrement au Maghreb - politique méditerranéenne, politique africaine, le dessein n'a pas changé. Avec des inflexions, de-ci, de-là, bien entendu. Un peu plus d'Europe, un peu moins d'Europe, etc. Quant au tiers monde, au-delà des mots, il n'y a pas eu de contre-épreuve évidente.
- QUESTION.- Chacun, dans cette affaire, joue le jeu loyalement ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me plains pas quand je vois le Premier ministre, comme le faisaient ses prédécesseurs, développer avec beaucoup de dynamisme la politique qui me convient.
- QUESTION.- Et quand elle ne vous convient pas ?
- LE PRESIDENT.- Alors, je le fais savoir, et j'agis en conséquence.
- QUESTION.- Aujourd'hui, avec le dynamisme qui lui est propre, le Premier ministre, Jacques Chirac, prend-il une part plus grande que MM. Mauroy et Fabius à la mise en oeuvre de votre politique étrangère ?
- LE PRESIDENT.- Dites plutôt : "à la mise en oeuvre de la politique étrangère de la France, continuée ou initiée, selon les cas, par le président de la République actuel". Pierre Mauroy et Laurent Fabius ont pris une part éminente aux choix et aux orientations qui ont marqué les cinq premières années de ma présidence. Mais ils l'ont fait dans le -cadre d'une action que nous menions déjà ensemble dix ans auparavant. Il en va autrement de M. Chirac, chef d'une majorité nouvelle, longtemps très critique, hostile à ces orientations. Il nous faut donc en délibérer davantage aujourd'hui. J'y veille avec attention.
- QUESTION.- En cette matière, estimez-vous tenir de la Constitution un pouvoir prééminent ?
- LE PRESIDENT.- Distinguons. La Constitution m'impose des devoirs. Ces devoirs supposent des droits. J'observe les devoirs. J'en exerce les droits et compétences correspondants. Sur l'essentiel, ils sont prééminents.
- QUESTION.- Voulez-vous parler d'un "secteur réservé" ?
- LE PRESIDENT.- En dépit de ce que je lis tous les jours, je rejette autant que naguère, quand j'étais dans l'opposition, l'idée-même de "secteur réservé". Il n'y a pas de "secteur réservé". Il y a la Constitution et l'intérêt national. Il suffit de s'en tenir là.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y a divergence, ou pas, à propos des relations avec l'Afrique du Sud ?
- LE PRESIDENT.- Au point de départ, oui. Au point d'arrivée, je veux dire au sommet européen de La Haye, la France, d'une seule voix, a été l'un des neuf pays sur les douze de la Communauté à voter les sanctions.
- QUESTION.- Et l'Amérique centrale ?
- LE PRESIDENT.- Quelles que soient nos divergences - qui sont connues - sur le Nicaragua et l'interventionnisme des Etats-Unis, notre politique en Amérique centrale ne peut se situer en deçà des recommandations du Groupe de Contadora et ne le fera pas.
- QUESTION.- Et le tiers monde, dans son ensemble ?
- LE PRESIDENT.- Le fossé entre les pays industriels avancés et les pays pauvres est, avec la menace de guerre atomique, le pire danger que court le monde. Il faut que la France résiste à la tentation du repli sur soi. J'observe que le budget en discussion tient compte de cette donnée.
- QUESTION.- Le Tchad est un sujet sur lequel l'opposition et la majorité ont beaucoup ferraillé. Est-ce que la situation actuelle comporte des divergences, ou pas ?
- LE PRESIDENT.- La politique menée depuis 1981, celle d'empêcher la conquête du Tchad par la Libye, de tenir le seizième parallèle, au nord duquel, sur d'immenses espaces désertiques, il n'y a aucune production et une très faible population, de soutenir les efforts d'unification et de remise en ordre du président Hissène Habré, de contribuer aux ralliements autour du gouvernement légitime, porte ses -fruits. On peut désormais prévoir le retour à l'unité et à l'intégrité territoriales du Tchad, sans avoir commis d'actions irréfléchies, ce que personne, à ma connaissance, ne conteste.\
QUESTION.- Il y a une question importante qui s'est posée et qui va se reposer. La situation politique, disons particulière, de la France ne complique-t-elle pas les choses en ce qui concerne la dimension européenne : n'empêche-t-elle pas la France de donner un élan à la politique européenne ?
- LE PRESIDENT.- Mes engagements européens, ma conviction européenne vont, je vous l'accorde, au-delà de l'environnement dans lequel je me trouve. Mais aucun reproche ne peut être fait à la France sur sa façon d'appliquer les traités et les obligations qui en découlent.
- QUESTION.- Y compris la ratification de l'Acte unique ?
- LE PRESIDENT.- Y compris la ratification de l'Acte unique, qui signifie l'achèvement du marché intérieur entre les Douze, d'ici au 1er janvier 1992 £ y compris l'élargissement de la Communauté à l'Espagne et au Portugal £ y compris l'accord avec l'Allemagne sur l'engagement du projet Hermès, l'avion spatial qui joindra la terre aux satellites et vice-versa £ y compris l'accord avec la Hollande sur la dépollution du Rhin £ y compris l'accord avec nos dix-sept partenaires européens sur Eurêka...
- QUESTION.- Ce que vous aviez fait n'a pas été remis en cause, mais vous souhaiteriez que la France fasse davantage, et, par exemple, prenne des initiatives, fasse des propositions ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite.
- QUESTION.- Vous ne pouvez pas en dire plus ?
- LE PRESIDENT.- Je m'exprimerai là-dessus bientôt.\
QUESTION.- Que pensez-vous de l'attitude du gouvernement vis-à-vis de la Syrie, comme à l'égard de la Grande-Bretagne ?
- LE PRESIDENT.- A l'heure où je réponds à vos questions, la réunion du 10 novembre entre les partenaires européens se prépare et le sort des otages français, une fois de plus, se joue. Je n'ajouterai rien à ma déclaration de Francfort `le 28 octobre 1986`.
- QUESTION.- Approuvez-vous les négociations avec l'Iran ?
- LE PRESIDENT.- Elles avaient commencé du temps du gouvernement Fabius. Je constate que les dirigeants iraniens considèrent qu'ils peuvent attendre davantage du gouvernement actuel et montrent plus d'ouverture. Je me réjouirai tout à fait de ce nouveau climat quand nous saurons ce qu'il en résultera pour la France - dont on ne peut attendre qu'elle renverse sa politique au Moyen-Orient - et pour les Français directement intéressés à l'aboutissement d'un accord.
- QUESTION.- De qui dépend la lutte contre le terrorisme ?
- LE PRESIDENT.- Le gouvernement a la responsabilité de la sécurité publique et de ce qui s'y rattache. Si les décisions mettent en jeu la politique extérieure de la France, j'interviens. En tout -état de cause, je me tiens informé.\
QUESTION.- Quand on vous écoute commenter ce qui est aujourd'hui la politique étrangère de la France et qu'on regarde les points de divergence, on s'aperçoit qu'en réalité ils sont limités. Est-ce que cela signifie qu'il n'y a qu'une politique possible, qui s'impose à ceux qui en ont la responsabilité ?
- LE PRESIDENT.- Il y a de cela, sûrement. Ne croyez pas, cependant, que la pratique soit aisée tous les jours. Mais, puisque l'on doit juger sur les faits, les faits plaident dans ce sens. Cela porte un nom : continuité. S'il en allait autrement, je ne saurais m'y associer.
- QUESTION.- Est-ce que l'on peut dire qu'il y a eu la même continuité entre la politique étrangère que menait votre prédécesseur `Valéry Giscard d'Estaing` et la vôtre ?
- LE PRESIDENT.- En de nombreux domaines, oui. Mais je ne pense pas qu'on puisse l'affirmer pour tout ce qui touche au Proche et au Moyen-Orient. Non plus dans la façon d'aborder le débat avec l'Union soviétique. Et j'en passe. Remarquez qu'entre-temps il y a eu changement de président de la République, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
- QUESTION.- Dira-t-on que les gaullistes approuvent la politique étrangère de François Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Qu'entendez-vous par "gaullistes" ? Nombreuses sont les variétés. Je connais des gaullistes qui le sont pour de bon, des gaullistes qui ne le sont qu'à moitié et des gaullistes qui ne le sont pas du tout ! Ceux qui le sont pour de bon approuvent ma politique dans la mesure où elle continue (du moins dans son esprit) celle du général de Gaulle, ce qui arrive assez souvent. Epargnez-moi le jugement des autres.\
QUES.- En ce qui concerne les institutions, on lit que depuis le 16 mars le pouvoir est passé de l'Elysée à Matignon. Quelle est votre réaction ?
- LE PRESIDENT.- Que vous êtes un peu trop sensible aux chuchotements des propagandes.
- QUES.- Mais encore ?
- LE PRESIDENT.- Un Président élu à l'Elysée par une majorité de Français et un gouvernement à Matignon issu d'une majorité parlementaire, en tous points, ou presque, contraire à la première, cela ne s'était pas vu jusqu'ici, et oblige à appliquer la Constitution dans sa lettre et non plus selon l'usage instauré par le général de Gaulle.
- QUESTION.- Dès ses premières interventions, le Premier ministre a évoqué, avec insistance, l'article 20, comme pour se prémunir contre les empiétements de l'Elysée et opérer le mouvement inverse.
- LE PRESIDENT.- Je vous ai dit ce que je pensais de l'article 20 au regard de la politique étrangère et de la défense. Je raisonne de la même façon pour les grands principes auxquels le préambule de la Constitution se réfère.
- Quant à la politique intérieure, économique et sociale, si le Premier ministre n'y avait pas songé, je lui aurais rappelé l'existence de l'article 20. Je ne suis et ne veux être responsable que des actes dont je prends l'initiative ou que j'approuve. Pour le reste, comme tout citoyen, j'applique la loi que vote le Parlement.
- QUESTION.- Autrement dit, il n'y a pas de cogestion de la politique intérieure par le président de la République et le gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Non.
- QUESTION.- Votre ami Roland Dumas, l'ancien ministre des relations extérieures, déclarait récemment : "En matière de politique étrangère, le premier mot et le dernier mot doivent revenir au président de la République." Accepteriez-vous qu'on applique cette formule à la politique intérieure, économique et sociale : le premier et le dernier mot doivent revenir au Premier ministre ?
- LE PRESIDENT.- Non. Le dernier mot appartient au Parlement, et, s'il le faut, au peuple.
- QUESTION.- Dans votre esprit, vous êtes libre de signer ou de ne pas signer les ordonnances ?
- LE PRESIDENT.- Je crois l'avoir montré.
- QUESTION.- Si je vous pose la question, c'est que ce point est discuté par les juristes.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup m'approuvent. Et, en raison des pouvoirs qui me sont conférés par la Constitution, c'est ainsi que j'ai tranché.
- QUESTION.- Considérez-vous que le président de la République peut refuser l'inscription à l'ordre du jour du conseil des ministres d'une question qu'il ne souhaite pas voir discuter ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Mais à bon escient.
- QUESTION.- Peut-il empêcher le Premier ministre de demander en conseil des ministres le recours au fameux article 49-3 ?
- LE PRESIDENT.- L'article 49-3 est un droit reconnu par la Constitution au Premier ministre. Je ne puis l'en empêcher. Sur le fond, j'ai déjà averti par un message au Parlement que l'abus conjugué des ordonnances, de l'article 49-3 et de la question préalable au Sénat ou que l'abus du seul article 49-3 invoqué dès le début d'un débat à l'Assemblée nationale aboutiraient à la mise en place d'un système destructeur du régime parlementaire. La majorité doit en prendre conscience. Je ne resterais pas moi-même indifférent, s'il le fallait.
- QUESTION.- Pensez-vous que cette expérience de cohabitation, ou, si vous préférez, de coexistence institutionnelle, laissera quelque chose d'indélébile dans le fonctionnement des institutions ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Le pouvoir exécutif était trop faible sous la IIIème République et la IVème République. La pratique de la Vème a conduit à un pouvoir de fait, excessif, du chef de l'Etat. Je n'ai pas cessé de le penser depuis 1958, et d'en tenir compte. La situation présente dessine, avec beaucoup de tâtonnements, une approche qui se perpétuera, même si les majorités présidentielle et parlementaire coïncident de nouveau.
- Cela dépendra du Président, mais aussi du Parlement, qui sont les deux partenaires obligés de notre vie démocratique.\