27 octobre 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la remise solennelle du diplôme de citoyen d'honneur de la ville de Francfort, lundi 27 octobre 1986, sur les relations culturelles franco-allemandes.

Monsieur le Président de la République,
- Monsieur le Chancelier,
- Mesdames et messieurs,
- Croyez que je mesure l'honneur qui m'est fait par la ville de Francfort, en présence du Président et du Chancelier de la République fédérale d'Allemagne, et par vos soins, monsieur le maire.
- Le nom de votre ville évoque la communauté de destin qui, depuis les origines, lie nos deux pays. La référence au peuple franc nous remet en mémoire un grand moment de notre histoire. Et, par delà les divisions et les affrontements qui ont suivi, le souvenir de ce bref âge d'or que fut la renaissance carolingienne, demeure dans nos esprits.
- Francfort est, en Allemagne, un symbole d'unité, vous l'avez rappelé monsieur le maire. Ici étaient élus les empereurs, les rois. Ici se sont tenues de nombreuses diètes du Saint-Empire. Et, ville libre, Francfort apparaît souvent comme un refuge de tolérance, où, même aux pires moments, quand cela n'a dépendu que de vous, les choix fondamentaux ont pu coexister.
- Ces traditions la prédisposaient sans doute au rôle qui fut le sien en 1848, lorsque pour la première fois, les représentants du peuple allemand décidèrent d'affirmer leur marche vers l'unité. Il en reste à votre ville, à la ville de Francfort, et à cette église Saint-Paul, où nous sommes, la gloire d'avoir été, sous les plis du drapeau noir, rouge et or, le berceau de la démocratie allemande.
- Francfort est une ville-carrefour, symbole de dynamisme et d'ouverture, déjà anciens, mais aussi contemporains. Ses foires sont connues depuis bientôt sept cent cinquante ans, et le Roi de France François 1er la qualifiait, en 1519, de "ville de commerce la plus célèbre, non seulement d'Allemagne, mais presque de toute la terre". On sait qu'elle n'a pas perdu cet élan et, aujourd'hui, l'aéroport international, le centre financier, que sais-je encore, sont là pour montrer qu'en ce domaine, votre ville est digne de sa tradition. Je soulignerai, aujourd'hui - et on comprendra pourquoi - que Francfort est, enfin, une ville de culture. Est-il besoin de rappeler qu'elle vit naître Goethe, l'un de ceux qui donnèrent aux lettres allemandes leur dimension universelle. La plus célèbre de ses foires, celle du livre, est l'occasion de contacts intellectuels, de rencontres commerciales aussi. Bref, tout destinait cette ville à accueillir le sommet franco-allemand dont nous avons voulu, le Chancelier Kohl et moi-même, qu'il fût consacré, pour l'essentiel, à la culture.
- Entre nos deux pays, le dialogue des cultures, nourri par des valeurs communes et des échanges permanents, va de soi. Du moins, c'est ce qu'on croit, du moins c'est ce qu'on dit. Et pourtant, il a sans cesse besoin d'être entretenu, sinon encouragé. Au moment où nos frontières s'ouvrent pour laisser librement circuler les hommes et les marchandises, nous devons veiller à ce que l'échange des idées ne soit pas moins intense et fécond, et qu'il ne soit pas moins libre. Nous avons été capables de démanteler les barrières douanières. Que penserait de nous la postérité si nous ne parvenions pas à dépasser les barrières linguistiques, à surmonter les différences dans les modes de pensée, dans les mentalités ? Nous avons été ambitieux en matière d'économie, de coopération politique, de défense. Nous pardonnerait-on de faire l'impasse sur l'essentiel.
- C'est un horizon intellectuel commun qu'il nous appartient de définir, de proposer. Certes, le bilan est déjà appréciable : des millions de jeunes de nos deux pays se sont connus grâce à l'action de l'Office franco-allemand pour la jeunesse. Dans le domaine du livre, du cinéma, de la recherche, les accords de coopération et de coproduction se sont multipliés. Nous avons forgé bien des outils nouveaux.\
Et pourtant, dans le monde où nous sommes, vigilance et ambition n'en demeurent pas moins nécessaires pour que l'élan ne retombe pas. Et, à cet égard, je pense que trois urgences s'imposent. Tout d'abord, l'arrivée de nouvelles générations, peut-être moins sensibles que celles qui les ont précédées, qui elles, ont été trempées dans les épreuves, fortifiées par la réconciliation. Savent-elles ces générations-là, ce qu'il y a de dense et de complexe dans nos relations ? Ensuite, l'innovation technologique, qui ouvre des champs encore inexplorés en matière de recherche, de communication, d'audiovisuel. Enfin, l'impératif européen. Après avoir contribué à édifier une Europe économique puissante, nous devons valoriser ce dénominateur commun que constitue, que doit constituer, une culture ouverte, vivante et foisonnante. Pour cela deux voies prioritaires s'offrent à nous.
- La première est l'apprentissage des langues. Il faut que chacun de nos peuples puisse avoir accès à la culture de l'autre. Goethe disait : "chacun n'entend que ce qu'il comprend". Le risque est grand pourtant que nos descendants soient incapables de se parler sans être tributaires d'une langue tierce.
- L'autre voie est celle des supports techniques de la culture contemporaine. Nous avons parlé de changement rapide des moyens de diffusion de la pensée, de l'information, de la culture. Cela suppose des efforts soutenus, si nous voulons créer, puis transmettre, des oeuvres destinées au plus grand nombre. L'Europe reçoit déjà, elle recevra bientôt plus encore, un flot incessant d'images issues de traditions qui ne sont pas les siennes. Ce n'est pas, en soi, un mal. Au contraire. Mais cela pourrait le devenir si les Européens n'étaient pas capables de produire eux aussi, des images, pour eux-mêmes, et de les diffuser à l'intérieur et à l'extérieur de leur continent. La culture des Européens se transmettra largement par l'image. Il faut le répéter. Elle ne se fortifiera qu'à partir de nos propres racines.
- Déjà, notre coopération nous a permis, grâce à la fusée européenne, de placer en orbite des satellites européens de transmissions. Cette -entreprise excède les moyens de chacun de nous, pris individuellement. Alors, poursuivons-la de la manière qui a été naguère décidée. Evitons que l'imaginaire des jeunes européens soit peuplé exclusivement de références extérieures.
- Fières, à juste titre, d'un patrimoine, que j'appellerai sans égal, l'Europe ne peut se contenter de la contemplation d'un passé glorieux et de la conservation de ses propres vestiges. Travaillons, mesdames et messieurs, que les gouvernements travaillent, ensemble, pour que leurs pays restent présents, dans le mouvement des idées, dans les créations de l'art. Je pense au rêve qu'avait conçu Jean Jaurès, que je cite parce que ce rêve avait été exprimé le 11 septembre 1910 précisément à Francfort : "Ce sera la plus grande joie de ma vie si je vois un jour l'Allemagne démocratique, l'Angleterre démocratique, la France démocratique, réconciliées, coopérer pacifiquement et de toutes leurs forces dans le monde de la culture". La réconciliation de l'Europe, le règne de la démocratie, ont déjà permis de réaliser, pour partie, la vision de Jaurés. A nous, mesdames et messieurs, de faire le reste.\
J'écoutais, il y a un moment, le panégyrique - c'est son nom -, de monsieur le maire de Francfort. J'en étais à la fois honoré et confus. Je rapportais, pour lui donner tout son sens, les paroles prononcées, à l'histoire vécue par vous tous ou presque, depuis trente à quarante ans, ceux qui avaient l'âge de vivre le lendemain de la deuxième guerre mondiale, les premières tentatives de reconstruction d'une Europe au travers de l'amitié franco-allemande. Vous avez bien voulu évoquer, il y a un moment, monsieur le maire, et je vous en remercie, cette première rencontre, ce premier congrès `premier Congrès européen à La Haye en 1947`, où se trouvaient rassemblés les principaux responsables de l'Europe, et d'autres aussi, dont j'étais, jeune parlementaire français. Le sujet de ces rencontres, c'était l'amitié franco-allemande. Et dans chacune de nos familles, vous imaginez bien, on pouvait compter les drames et les deuils. Il fallait donc dépasser cette souffrance pour bâtir l'espérance.
- Je me flatte d'en avoir été. Mais, je n'étais pas seul, et je n'étais pas de ceux qui avaient pris la responsabilité, l'initiative. C'est vers eux, que je reporte aujourd'hui ce que j'ai entendu de votre bouche, monsieur le maire. Au travers la suite des temps, 1947, 1957 et le traité de Rome, 1963 et le traité de l'Elysée et les années qui ont suivi, qui ont vu, sous les présidences du général de Gaulle, de M. Pompidou, de M. Giscard d'Estaing, jusqu'à ce jour, se perpétuer, s'approfondir, s'affirmer la construction, qu'ensemble nous avons -entreprise.
- Oui, ces éloges, je les ressentais, j'y étais sensible et je les appréciais. Qui échapperait aux compliments ? Mais j'avais conscience de n'être qu'un chaînon dans la suite des temps, des temps nouveaux, ceux d'après 1945. Plus encore, sans doute, ceux d'après la création de la Communauté économique européenne, ceux que nous bâtissons en commun. Que la ville de Francfort ait pensé, avec l'assentiment de l'Etat et le -concours des principales personnalités qui dirigent l'Etat, à m'inviter et à me décerner ce titre de Citoyen d'Honneur de la ville de Francfort, parcimonieusement distribué, représente pour moi une étape importante pour mon comportement personnel, pour les convictions qui sont miennes, mais aussi dans la volonté et l'espérance, sans doute partagées, de réussir le couple France - Allemagne. Alors, nous pourrons avoir le sentiment, nous tous et indistinctement, avant que d'autres nous succèdent et décident à notre place, d'avoir contribué à dessiner l'image du monde.
- Monsieur le maire, je vous remercie.\