7 juillet 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au dîner offert au Kremlin au nom du Presidium du Soviet Suprême, notamment sur les relations franco-soviétiques et le désarmement, Moscou, lundi 7 juillet 1986.

Monsieur le Secrétaire général,
- Madame,
- Mesdames et messieurs,
- Il y a moins d'un an, nous avions l'honneur de vous recevoir à Paris, à l'occasion de votre premier déplacement dans un pays occidental au titre de vos nouvelles fonctions.
- C'est avec beaucoup de plaisir et d'intérêt que répondant à l'invitation que nous a adressée le Presidium du Soviet Suprême, nous nous trouvons ce soir à Moscou dans cette salle du Palais des Facettes, somptueux témoignage de l'éclat de votre civilisation.
- Nous vous remercions de nous donner ainsi l'occasion de poursuivre avec vous le dialogue que nous avons noué et auquel je tiens particulièrement, car je le crois nécessaire au bien de nos deux peuples et utile à la marche des affaires du monde auxquelles l'Union soviétique et la France prennent chacune leur part de responsabilités.
- Ce dialogue n'exprime pas seulement un intérêt politique de circonstance, il repose sur une longue tradition, une histoire de dix siècles où nous ne nous sommes jamais perdus de vue, où la sympathie et l'attraction réciproque l'ont le plus souvent emporté sur les crises et les conflits et qui a cumulé enfin dans la fraternité d'armes au moment où notre indépendance était en jeu.
- Nos efforts sont complémentaires. A l'automne se tiendra à Paris, une exposition sur la France et la Russie au Siècle des Lumières que les Moscovites verront à leur tour en 1987. Qu'il s'agisse de l'époque où, à Saint-Pétersbourg, Diderot dressa, à la demande de la Grande Catherine, le plan d'une université pour le gouvernement de Russie, ou de débats actuels sur les notions de patrie, d'Europe, de droits de l'homme, on trouve dans les écrits de philosophes d'alors de fulgurantes anticipations, des aboutissements qui n'ont jamais été dépassés depuis lors.\
Vous avez souligné, monsieur le Secrétaire général, l'intérêt que vous portez à l'Europe. Et là-dessus nous nous rencontrons encore, même si des rivages de l'Atlantique, notre continent n'a pas tout à fait la même configuration que des hauteurs de l'Oural. Il faut que l'Europe, en effet, devienne le sujet, l'acteur de sa propre histoire et qu'elle puisse jouer pleinement son rôle d'équilibre et de stabilité dans les relations mondiales.
- La France n'a pas ménagé ses efforts pour que l'Europe retrouve avec la préservation de la paix l'essor dans la diversité qui est l'essence même de son génie. La réconciliation franco-allemande rendue plus nécessaire par les destructions de la guerre est conforme aux intérêts de nos deux peuples. Dès lors que la démocratie s'instaurait sur les ruines du nazisme, elle a marqué la première étape de ce processus.
- L'édification de la Communauté européenne qui unissait naguère six pays, aujourd'hui douze, a constitué le deuxième volet de cette -entreprise, mais la communauté que nous construisons n'entend pas vivre repliée sur elle-même, elle a un rôle actif à jouer, une contribution à apporter au développement et à la sécurité de notre continent tout entier, au devenir duquel elle reste attentive.
- Sécurité, coopération, confiance : tel est le triptyque autour duquel doivent s'organiser les relations entre nos peuples. C'est l'esprit de la France dans les forum issus du processus de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, et en particulier à la Conférence de Stockholm sur le désarmement en Europe.
- Nous considérons comme un progrès que les trente cinq pays représentés à Helsinki se soient finalement mis d'accord sur une série de principes et de dispositions concrètes. Encore faut-il que les mesures agréées en commun trouvent une application de plus en plus large et que l'oeuvre ainsi -entreprise soit véritablement poursuivie.\
Je vous l'ai déjà dit, monsieur le Secrétaire général, la France est un pays fier de son indépendance, fidèle à ses alliés, très respectueuse des engagements qu'elle a souscrits. Elle tient à conserver une autonomie de décision qui l'autorise à tenir à tous le même langage. La France est un pays pacifique, sa politique de défense n'a d'autre ambition que de dissuader quiconque voudrait s'en prendre à elle. Et ma responsabilité est de veiller à ce que nos forces suffisent en permanence à assurer cet objectif.
- J'ai déjà eu l'occasion de préciser devant vous nos vues sur les questions du désarmement. La France a marqué par des initiatives importantes, je le crois, dans le passé, sa participation active aux travaux des différentes enceintes du désarmement où elle siège, la continuité de ses intentions dans ce domaine. Celles-ci sont inspirées par le souci de voir à la fois réduire les arsenaux surabondants et préserver la sécurité de chacun.
- Faute de mieux nous recherchons l'équilibre des forces. Au moins avancerait-on dans cette voie par des armements eux-mêmes équilibrés à des niveaux beaucoup plus bas que ceux d'aujourd'hui.
- Sans être partie prenante à ces négociations nous suivons, la France suit, avec beaucoup d'attention le déroulement des conversations que votre pays a engagées à Genève avec les Etats-Unis d'Amérique. Je souhaite que les deux plus grandes puissances aboutissent conformément à leurs responsabilités à des résultats significatifs.\
Mon pays n'entend évidemment, et chacun le comprendra laisser à personne le soin de déterminer à sa place le niveau de ses propres forces. Notre dissuasion nucléaire, fondement de notre indépendance, repose sur un arsenal de dimension limitée qui suffit à notre stratégie. J'ai exposé en 1983, aux Nations unies, et j'ai rappelé ici même, il y a deux ans, les conditions auxquelles serait subordonnée une éventuelle acceptation de notre part à participer un jour à des négociations sur les armements nucléaires. Ces conditions n'ont pas changé.
- Comment ne pas poser le problème de l'espace. La France constate que son utilisation à des fins militaires est déjà une réalité. Et, il parait fondamental d'éviter toute nouvelle course aux armements. Mieux vaut donner toutes ses chances à la -recherche de la paix, plutôt que de franchir un seuil supplémentaire dans une escalade sans fin. Ce que je dis là, s'applique à l'un et à l'autre des deux grands partenaires qui tiennent dans leurs mains, en la circonstance le sort du monde.
- J'ai bien retenu les propositions que vous avez faites sur le désarmement conventionnel. Vous les avez présentées le 18 avril dernier et repris par l'appel de Budapest. J'y vois le souci de prendre en compte une préoccupation qui est nôtre. En effet, l'équilibre des forces est une notion indivisible £ il serait artificiel d'isoler l'armement nucléaire en laissant se perpétuer des déséquilibres par ailleurs dans des domaines conventionnels et chimiques.
- La France, qui fut à l'origine de la conférence sur le désarmement en Europe, souhaite qu'elle débouche conformément au mandat qui lui a été confié sur l'adoption à Stockholm d'un ensemble de mesures de confiance qui constituerait un préalable prometteur dans la perspective d'une phase ultérieure de la réduction des armées.\
Monsieur le Secrétaire général, mesdames et messieurs, trop de conflits continuent d'ensanglanter la terre. Trop de violences, trop de souffrances qui ont pour origine la violation des règles internationales. La politique du fait accompli, le simple délit d'injustice à l'égard des populations qui ne demandent qu'à choisir librement leur destin. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la France appuie les efforts des Nations unies, pour dégager ici et là les solutions équitables et durables. Il y a entre nous, selon les cas, convergence ou divergence d'appréciation. La position de mon pays ne varie pas, qu'il s'agisse du Proche-Orient, du Golfe Persique, de l'Afghanistan, du Cambodge, de l'Afrique australe, de l'Amérique centrale, que sais-je encore ?
- Notre souci est de voir préserver des principes qui sont à nos yeux d'application universelle et qui impliquent particulièrement la -recherche de la fin du combat, le respect du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la non ingérence dans les affaires d'autrui.\
Des rencontres comme celle que nous entamons ce soir, sont aussi l'occasion de dresser un bilan de nos relations bilatérales. Permettez-moi à cet égard, de vous exprimer à nouveau les sentiments qu'a éveillés en France la nouvelle de l'accident de Tchernobyl. Nous nous inclinons devant le courage de ceux qui ont été victimes de leur devoir. Nous partageons les souhaits qui ont été émis par les dirigeants de plusieurs pays et par vous-même d'examiner les possibilités d'améliorer les procédures d'information en cas de catastrophe de ce genre. La France est parmi les Etats qui croient en l'avenir de l'énergie nucléaire pacifique, dès lors que sont réunies les garanties de sécurité nécessaires.
- Dans le domaine économique, il importe que les échanges entre nous qui n'ont pas connu d'affrontements sensibles reprennent leur progression, que cette expansion permette de corriger le déséquilibre persistant de la balance commerciale.
- Sur le -plan scientifique des projets marquants sont en cours de réalisation. Je me réjouis de la participation prochaine, d'un astronaute français à un vol orbital de longue durée lancé par l'Union soviétique. Et, je n'en suis que plus sensible, à l'invitation que vous m'avez faite de visiter en votre compagnie la Cité des étoiles.
- En matière culturelle, nous avons enregistré de part et d'autre des manifestations brillantes. Avec la venue en Union soviétique de la Comédie française, de l'Orchestre de Paris, du ballet du Théâtre de Nancy et les passages en France du Théâtre du Bolchoï. Continuons. Il sera bon également de poursuivre les efforts déployés pour la diffusion de nos langues respectives parmi les jeunes générations.\
Ne négligeons pas l'importance des relations entre les personnes en dehors des manifestations officielles. Echanges d'idées, d'informations, de visites d'un pays à l'autre. De tels échanges qui ont fait l'objet d'engagements politiques de la part des Etats ayant participé à la Conférence d'Helsinki, ne peuvent que contribuer à l'établissement entre nos deux pays d'un climat propice, plus propice encore à la coopération sous toutes ses formes.
- Il y a aussi le devoir moral de chaque gouvernement de traiter dans un esprit humanitaire, les problèmes touchant aux droits des personnes. Particulièrement les problèmes familiaux sur lesquels vous avez bien voulu, monsieur le Secrétaire général, à Paris m'exprimer votre façon de voir.
- Nous abordons là des questions de principes auxquels nous sommes profondément attachés. Nous devons veiller toujours à respecter la souveraineté d'un Etat sur ses affaires intérieures. Et il faut éviter sur ce -plan toute confusion. Mais le droit n'a pas de frontière, dès lors qu'il s'agit de biens universels, comme la liberté de vivre, de penser, d'aller et de venir est le fondement.
- Ce qui est vrai des droits individuels l'est également des droits collectifs. Nul n'est juge de l'autre. Recherchons par nos conversations approfondies à élargir, en ce domaine comme dans les autres, notre compréhension mutuelle.\
Monsieur le Secrétaire général, madame. Je garde un vif souvenir - je crois pouvoir m'exprimer au nom de tous les Français - de nos rencontres passées. Votre voyage dans notre pays, y a laissé des traces profondes. Les Français ont vu en vous, monsieur le Secrétaire général, un homme à la fois représentatif au premier chef, à tous égards, d'un des plus grands peuples du monde et tout-à-fait ouvert aux réalités du présent comme aux tâches de l'avenir. J'ajoute le vrai plaisir que j'ai personnellement éprouvé à vous connaître mieux.
- Avant de terminer, comment ne pas penser à l'héroïsme du peuple soviétique qui, il y a plus de 40 ans, s'est illustré par son courage et ses martyrs dans la lutte et la victoire contre l'ennemi commun. Il a, à cette occasion, écrit une grande page de son histoire et enrichi ce que j'oserai appeler notre patrimoine commun.
- Permettez-moi, monsieur le Secrétaire général, en vous remerciant de l'hospitalité que vous nous offrez, de lever mon verre à votre santé, à celle de Mme Gorbatchev, dont la présence à vos côtés a donné de votre pays, chez nous et ailleurs une image renouvelée de charme et de culture, que nous sommes, mon épouse et moi-même, particulièrement heureux de revoir ici. De lever mon verre à la santé de tous ceux qui sont rassemblés dans cette salle, particulièrement à celle de MM. les présidents que nous avons eu l'honneur de rencontrer dans de solennelles occasions. A la prospérité de votre peuple tout entier et au développement des relations d'amitié entre l'Union soviétique et la France.\