3 juillet 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la chaine de télévision américaine "CBS", notamment sur les relations franco-américaines et le rôle de la France dans les relations américano-soviétiques, Paris, jeudi 3 juillet 1986.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous êtes sur le point de faire une visite d'amitié aux Etats-Unis à la veille de notre fête nationale. Qu'espérez-vous communiquer au peuple américain et au Président Reagan ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, je suis toujours très content de me trouver aux Etats-Unis d'Amérique. Depuis quelque 25 ans, et même davantage, j'y vais aussi souvent que je le peux. Bien entendu, actuellement, le protocole, les obligations publiques, officielles m'empêchent de le faire aussi bien et aussi souvent que je le voudrais. Mais là, c'est une très belle occasion : la statue de la Liberté, le lien entre les Etats-Unis d'Amérique et la France, l'Indépendance, le choix que nous avons fait d'un même type de valeur de civilisation. J'ai grand plaisir à me trouver aux Etats-Unis d'Amérique et c'est toujours très utile pour moi, très intéressant de rencontrer le Président Reagan que je crois connaître bien maintenant, depuis cinq ans.
- QUESTION.- Je rentre tout juste de New York où j'ai été étonné de voir qu'il persiste le sentiment profond que la France, et en particulier le gouvernement français est anti-américain. Comment expliquez-vous cela ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas dire que la France, et son gouvernement, soient anti-américains parce qu'il y a désaccord sur une décision, alors que nous sommes d'accord sur tant d'autres et généralement sur l'essentiel. Donc, il faut quand même modérer ce jugement. Quand on interroge les Français, cela se fait de temps en temps, par des sondages, et qu'on leur demande "Que pensez-vous des Américains ?" une très forte majorité (quelques 70 à 75 %) dit qu'elle aime les Américains. Et c'est l'-état d'esprit des dirigeants français. Nous sommes un pays souverain et bien entendu nous ne sommes pas a priori d'accord avec la totalité des démarches, surtout de politique étrangère, des Etats-Unis d'Amérique. Mais c'est normal, entre amis qui se respectent.\
QUESTION.- Une des principales raisons peut-être de ce malentendu entre les deux pays, c'était la décision de la France de ne pas permettre aux avions américains de passer par la France, de traverser la France en route en Libye. Est-ce que vous avez des regrets après cette décision ?
- LE PRESIDENT.- Non, nous n'avons pas de regrets naturellement. Cette décision a été prise en conscience. Vous avez raison de dire que c'est surtout cette décision-là, cette divergence de vue sur ce problème qui a suscité dans la population américaine un sentiment d'amertume, d'être mal comprise et peut-être d'être mal aimée. Mais il faut aussi comprendre que la France, dont je répète que c'est un pays souverain, ami et souverain, est un pays qui se trouve en Europe, pardonnez-moi de dire une évidence, mais aussi un pays méditerranéen, un pays voisin à travers les siècles, du monde arabe et qui a une certaine connaissance de ses problèmes. A partir du moment où le Président de la République et le gouvernement de la République française estiment que c'est une mauvaise approche des problèmes arabes que d'agir de cette sorte `raid aérien sur Tripoli`, eh bien ils le disent, et cela s'est traduit par le refus de survol, c'est-à-dire refus opposé aux avions américains, au gouvernement américain, de faire passer les avions militaires américains dans l'espace qui appartient à la France, c'est-à-dire l'espace qui est au-dessus de notre sol. Je crois que c'est normal, je n'ai pas du tout à le regretter. Ce que je regrette, bien entendu, c'est le sentiment qu'en ont retiré beaucoup d'Américains qui sont pourtant nos amis.\
QUESTION.- Paradoxalement, les sondages en France ont dit que l'image des Etats-Unis n'a jamais été aussi favorable, particulièrement chez les jeunes qui ont de plus en plus accepté les valeurs américaines plutôt que les valeurs françaises.
- LE PRESIDENT.- Ce sont des valeurs communes...
- QUESTION.- Comment expliquez-vous cette contradiction ? Est-ce que ça vous trouble ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont des valeurs communes. Il est vrai que l'expression américaine, à travers les arts, la création, une certaine philosophie de la vie, sont souvent très remarquables. Il y a beaucoup de grands écrivains, il y a beaucoup de créateurs plasticiens, il y a de grands musiciens, il y a une force, une réalité très séduisante pour la France, qui me séduit moi-même beaucoup. Mais cela est puisé dans un fonds commun de civilisation et d'histoire, de telle sorte que nous ne sommes pas, en disant cela, dépossédés de la culture française. Alors, comment expliquer cette influence ? C'est vrai que les Français sont très... très amis des Américains. A propos de cette, comment dirais-je, de ces difficultés, du survol `raid aérien sur Tripoli`, ou du non-survol du territoire français. Les Français eux-mêmes consultés par les mêmes méthodes de sondage, ont dit d'une part qu'ils comprenaient l'action des Américains et, d'autre part, qu'ils approuvaient la décision du gouvernement français. Vous voyez qu'il y a là-dedans non pas une contradiction mais une complexité qu'il faut essayer de comprendre.\
QUESTION.- On a souvent dit que la France est l'un des principaux défenseurs de la politique stratégique américaine en Europe. Cependant, vous ne permettez pas la négociation des missiles français lors de sommets des grandes puissances à Genève, et vous avez toujours refusé les missiles américains sur le territoire français alors qu'il y en a dans d'autres pays européens. Donc, comment expliquez-vous cette contradiction apparente ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'on doit distinguer les questions. Ce qui est vrai, c'est que depuis que la France dispose d'une force nucléaire autonome et qu'elle n'appartient plus, depuis la décision du Général de Gaulle, au commandement intégré de l'OTAN, c'est-à-dire l'Organisation militaire de l'Alliance atlantique, depuis cette époque la France n'accepte pas qu'il y ait des armement étrangers sur son sol. C'est une constance de notre Histoire. Il n'empêche que lorsqu'il s'agit d'adopter une attitude à l'unisson de bon accord avec les Etats-Unis d'Amérique, pour défendre l'indépendance et la liberté de l'Europe, on a pu le voir lors de l'installation des Pershing II en Allemagne, la France n'hésite pas sur son devoir, elle dit ce qu'elle a à dire et prend des risques que d'autres pays, parfois, hésitent à prendre.
- QUESTION.- La France serait-elle prête à laisser entrer dans une négociation ses missiles si c'est nécessaire pour un accord entre les Etats-Unis et l'Union soviétique ? LE PRESIDENT.- Dans l'-état actuel des choses, non, car on ne peut comparer que ce qui est comparable. Il y a quelque 10000 charges nucléaires aux Etats-Unis d'Amérique, autant en Union soviétique, il y en a moins de 200 en France. Et à partir de là, tant que les deux plus grandes puissances n'auront pas considérablement réduit leur arsenal, on ne pourra pas demander à un pays comme la France de réduire le sien. Mais bien entendu, si des négociations générales devaient s'organiser sur une réduction très importante de l'armement, de l'armement nucléaire, la France ne resterait pas absente de ce type de débat. Présentement, à Genève, dans les conditions où se présente cette négociation, c'est un refus de la France, qu'il faut comprendre, qu'il faut admettre, et qui continuera d'être opposé aux demandes soviétiques.\
QUESTION.- Immédiatement après votre visite au Président Reagan, vous allez rendre une visite à Moscou pour rencontrer M. Gorbatchev. Pouvez-vous apporter des éléments favorables pour faciliter un prochain sommet américano-soviétique, en particulier sur les sujets missiles européens ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout-à-fait le hasard du calendrier, des uns et des autres. La date du 4 juillet pour la statue de la Liberté, c'est une date qui s'impose d'elle-même, et je n'avais pas à dire que je viendrai huit jours après, ou huit jours plus tôt. Quant à M. Gorbatchev, je devais le rencontrer initialement au début du mois de juin. Et puis, pour accommoder les emplois du temps, le sien, le mien, ce sera le 7 juillet. En effet, je quitterai les Etats-Unis d'Amérique le 4 juillet au soir et je serai le 7 au matin en Union soviétique. Bon, cela étant dit, si la France peut être utile pour hâter le moment où les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique, en la personne de leur principal responsable, soit en mesure de se rencontrer, de discuter utilement... Ce n'est pas la France qui donnera le signal, il y est déjà donné, il y a des échanges de propos à travers l'univers, il y a aussi des échanges de lettres, il y a des diplomates qui se rencontrent. C'est un travail très bien préparé. Mais, si malgré tout, en raison des difficultés présentes que chacun connaît, la France peut être utile pour hâter le moment où l'on s'entendra sur des modalités de désarmement, bien entendu la France est disponible.
- QUESTION.- Par quels moyens pensez-vous que ce sera possible ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas le dire. Je verrai le Président Reagan dès demain et après demain. Je verrai M. Gorbatchev quelques jours après et je pourrai répondre à votre question peut-être un peu mieux dans dix jours.
- QUESTION.- M. Gorbatchev a déjà apporté des idées à M. Reagan par lettre sur les euromissiles.
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, et les dernières déclarations de M. Reagan sont également fort importantes...
- QUESTION.- Et vous êtes encouragé par cela ?
- LE PRESIDENT.- Absolument, je ne suis pas de ceux qui pensent qu'on ne peut pas aboutir. Quand on a de la bonne volonté, le sens de l'intérêt de son pays et du monde tout entier, alors on avance.
- QUESTION.- Comme le dernier sommet franco-soviétique a précédé le sommet américano-soviétique, quelles sont les chances du second sommet américano-soviétique cette année, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas le prévoir sans risque de me tromper. Une bonne information directe, celle que j'aurai auprès du Président américain puis auprès du Secrétaire général du PC en République soviétique, me permettra d'avoir véritablement une connaissance précise de ces choses. Mais enfin, disons que ce que j'en sais me permet de penser que le moment va venir, et ce moment-là je le souhaite.\
QUESTION.- Les Etats-Unis pensent qu'il ne devrait y avoir aucune concession dans les négociations pour la libération des otages au Liban. C'est un sujet qui concerne nos deux pays évidemment. Etes-vous d'accord ? Et aussi nous avons reçu des informations disant que le 4 juillet, la France va libérer deux terroristes en échange des otages français. Qu'est-ce que vous pouvez nous dire à ce propos ?
- LE PRESIDENT.- Mais la France détermine sa politique elle-même, et ce genre de décision-là se prend à Paris, pas ailleurs. Je ne confirme absolument pas votre information, que vous avez acquise je ne sais où, et qui n'est pas à ma connaissance. La France est un pays qui a été souvent frappé par le terrorisme, et j'ai personnellement engagé une lutte sans merci avec le terrorisme. Je n'entends pas donner raison au terrorisme en lui donnant des satisfactions qu'il attend par le chantage et par le crime. Cela étant dit, il appartient à la France et à son gouvernement de déterminer ce qu'il doit faire.\
QUESTION.- Est-ce que vous avez un message pour le peuple américain ce jour-là ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, j'aurais bien aimé commencer par cela, je vous remercie de me le demander maintenant. Je vous ai dit que chaque fois que je vais là-bas, aux Etats-Unis d'Amérique, que je mets les pieds sur votre sol, j'éprouve un sentiment profond, de me trouver sur une terre prédestinée, forte, prometteuse pour l'avenir des hommes. Et je voudrais dire aux Américains, même à ceux qui se posent des questions, à ceux qui y ont déjà répondu prématurément, qui pensent ou qui croient que la France n'est pas une amie fidèle, je leur dis qu'ils se trompent, et que l'histoire de ces 200 dernières années a été quasiment constante, que chacun des deux pays a agi selon sa conviction, selon ses intérêts aussi parfois, mais, qu'en réalité, la démarche générale, vers le progrès de l'humanité, est une démarche commune, et cela continuera de la même façon pendant longtemps. Alors, je leur dis Bonne chance à vous, Américains, bonne fête, bonne fête de la Liberté, je vous fais les voeux les plus fervents et les plus amicaux.\