22 juin 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision nigérienne, notamment sur la francophonie et l'aide au développement, Paris, dimanche 22 juin 1986.

QUESTION.- Ma première question, monsieur le Président, portera d'abord sur la coopération entre la France et le Niger. Quelle est l'appréciation que vous portez sur la coopération entre la France et le Niger et la situation actuelle de notre pays, en tant que Président de la République française mais aussi en tant que l'un des hommes d'Etat français qui connaît le mieux le Niger ?
- LE PRESIDENT.- Ma première réponse sera celle-ci, elle s'adressera par vos soins au peuple nigérien. Je voudrais lui adresser un salut d'amitié. A quoi s'ajoutera un salut de cordiale bienvenue pour le Président Kountché que nous sommes très heureux d'accueillir à Paris pour une visite officielle d'Etat. Ce sera certainement une rencontre fort utile.
- Deuxièmement, ce que je pense de notre coopération ? C'est une des meilleures. Le gouvernement du Niger et particulièrement l'action du Président Kountché, s'exerce dans un -cadre de grand sérieux, de volonté de gérer ce pays selon ses moyens, en même temps que la bonne façon d'approcher le développement, que les aides et les relations amicales qu'entretient le Niger avec d'autres pays, en particulier la France, au premier rang la France, mais aussi la Communauté `CEE` et quelques autres encore, c'est le sérieux de la gestion qui inspire confiance. Et il n'y a pas de raison de penser que nous pourrions en quoi que ce soit changer de chemin. Cela est dû aux efforts réussis du Président Kountché, cela est dû aussi à la bonne amitié qui existe entre nos peuples, et nos pays depuis déjà longtemps. J'allais dire depuis toujours.\
Je vais vous répondre aux autres questions. Le Niger est un pays qui vit difficilement. Il est situé dans une zone géographique où les rigueurs du climat sont particulièrement sévères. Il lui faut donc affronter à tous moments des difficultés nouvelles. C'est très très compliqué de diriger un pays dont l'économie dépend pour une très large part de ce qui se passe dans le ciel. Y a-t-il de la pluie, n'y en a-t'il pas ? Cela échappe souvent, naturellement, à la bonne volonté des hommes d'Etat et pourtant, il faut bien que ce peuple vive et se développe. Eh bien, en face de ce problème qui ne dépend pas de la volonté des hommes, je constate que le Niger et ses amis, la France, vont tout de même vers le progrès. Le Niger a des richesses naturelles importantes, mais ces richesses sont-elles aussi soumises à d'autres rigueurs climatiques qui sont celles des rigueurs du marché international, parfois de la spéculation. Les cours des matières premières des pays en voie de développement sont trop souvent livrées aux spéculations sauvages des uns et des autres. Nous nous efforcons de corriger cela pour ce qui nous concerne. Voilà ce que je puis vous dire pour l'instant.\
QUESTION.- Monsieur le Président, justement que pensez-vous des efforts que font actuellement nos pays, pour assurer notre autosuffisance alimentaire. A titre d'exemple, je rappelle que le Niger a demandé en 1984 à la France, des semences, ce que nous appelons chez nous des cultures de grande saison, afin de faire face à la disette. Alors, pensez-vous que ce genre d'action soit efficace dans cette -recherche de l'autosuffisance alimentaire.
- LE PRESIDENT.- Mais, monsieur, c'est l'action même qu'il faut mener ! C'est l'action même qu'il faut mener, car l'autosuffisance alimentaire, pays par pays, c'est la réponse à la question. Plusieurs Etats y sont parvenus, à force d'application et de méthodes, et de méthodes scientifiques. Et pour cela, il faut souvent en avoir les moyens, les moyens financiers. Et puis, tous ne sont pas soumis aux terribles conditions qui sont parfois imposées au Niger par la -nature elle-même. Il faudra peut-être plus de temps, mais c'est le même chemin qu'il faudra prendre. Mais, puisqu'il faut parvenir à l'autosuffisance alimentaire, alors vous avez bien raison de me dire, comment va-t-on s'y prendre pour organiser la production, surtout lorsqu'il s'agit de production agricole, avant qu'on examine, mais ce n'est pas indifférent, à partir des productions agricoles la transformation de ces produits.
- Moi personnellement, j'encourage beaucoup, et j'espère que la France continuera d'agir dans ce sens longtemps, les semences, tout commence par là. On apprend qu'il y a une grande famine dans le Sahel. On se mobilise, pas toujours dans les meilleurs conditions. Enfin, la France y a beaucoup participé. Il y a peu de temps, la France était, avec les Etats-Unis d'Amérique, le pays du monde qui a porté sa contribution le plus importante aux pays en -état de famine. Il faut le faire, quand le besoin est là. Il faut même s'assurer que cela se passe dans les meilleures conditions, c'est-à-dire assurer les transports et la distribution. Mais une fois que c'est fait, si les conditions ne changent pas, croyez-vous que le monde sera en mesure tous les 4 ou 5 ans de recommencer des campagnes semblables ? Non. La France le fera parce qu'elle connaît l'Afrique, les Français parce qu'ils aiment le Niger et les Nigériens £ les Nigériens sont nos amis.
- Mais c'est un effort qui risque finalement d'être dommageable. Il faut commencer par le commencement, et donc il faut développer les cultures. Pour développer les cultures, il y a deux nécessités : l'aménagement des sols et l'aménagement des hommes. Il faut qu'il y ait des hommes, des femmes, que les habitants du pays se forment de telle sorte qu'ils soient en mesure de cultiver, de multiplier les cultures, d'avoir même des cultures pluriannuelles. Et en même temps, il faut que le sol étant mieux traité et les hommes étant mieux capables de traiter ce sol, vous ayez des productions adaptées à vos besoins.
- Tout cela est à votre portée. Vous avez les techniciens, vous avez les gens fort capables, fort intelligents, j'en connais plusieurs. Vous avez un gouvernement tout à fait méthodique. Moi je souhaite très vivement que la contribution de la France soit à la hauteur des besoins et j'y veillerai.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le Niger est un pays francophone ami de la France, vous l'avez rappelé si justement tout à l'heure. Le premier sommet de la francophonie s'est tenu ici à Paris. Que pensez-vous que le peuple puisse attendre d'une action commune des pays francophones dans le monde ?
- LE PRESIDENT.- D'abord le fait : cela a été une grande réussite. On a mis longtemps avant d'y parvenir, on y est arrivé. Il fallait régler plusieurs problèmes internationaux, plusieurs problèmes internes, problèmes du Canada, du Québec, de ceci, de celà, enfin on y est arrivé ! Nous avons pu réunir à Paris 41 pays francophones. Parmi ces 41, de très nombreux pays d'Afrique.
- Deuxièmement, la francophonie cela veut dire : le Français, la langue française. La langue française qui se situe parmi les langues les plus importantes du monde, les plus parlées dans le monde. On estime qu'il y a peut-être 130 à 140 millions de personnes dans le monde qui sont en mesure de comprendre le Français. Mais cependant, avec le développement de la démographie, le développement d'autres langues comme les langues anglo-saxonnes ou comme les langues romanes ou de type espagnol, le Français risque de se faire distancer. Alors, unissons nos efforts autour de la langue française.\
`Suite sur la francophonie`
- Troisièmement : la langue française ne doit pas être comprise comme un seul apport originel de la France. Originellement, c'est bien le cas. Oui, mais en cours de route, de siècle en siècle, c'est une langue qui s'enrichit. Pendant longtemps, elle s'est enrichie de l'apport de ses propres provinces et puis de l'apport des termes technologiques dans toutes les spécialités que l'on peut imaginer : la médecine, l'ingénierie, l'agriculture, toutes les formes de science. On a assimilé des mots grecs, on a ajouté, bon très bien .. Le Français est une langue composée d'apports tout à fait différents. Mais l'apport le plus intéressant depuis déjà maintenant de nombreuses décennies, c'est l'apport qui est le vôtre. Apport très différent selon que l'on est à Haïti ou que l'on est à Niamey, selon que l'on est au Québec, ou que l'on est à Tananarive bien entendu, ou bien je dirai même dans les Iles de l'Océan indien l'apport du créole, ou bien dans les Antilles françaises.
- Chacun apporte sa culture. Vous avez votre culture. Ces cultures francophones s'expriment de façon très différente selon les latitudes, selon les civilisations et les origines, et il se crée peu à peu une langue commune qui reste du Français qui est même un enrichissement du Français mais aussi une transformation du Français.
- Il ne faut pas que des intellectuels, des écrivains comme il en existe au Niger ou des artistes aient le sentiment qu'ils sont simplement assimilés à une langue étrangère. C'est leur langue et il faut qu'ils soient absolument sûrs que leur façon de parler le Français doit être admise par les Français. Par exemple l'Académie française dans son dictionnaire vient déjà d'insérer un certain nombre de mots qui sont des mots que l'on pratique à Dakar, ou que l'on pratique à Libreville, ou le cas échéant que l'on parle à Niamey et qui sont d'origine africaine et que peu à peu, les Français doivent apprendre à parler, à assimiler à leur tour. Vous voyez que la francophonie ce sera le rassemblement de tous les modes d'expression culturelles autour d'une langue commune.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous allons maintenant parler de l'Afrique d'une manière générale. Vous savez que l'Afrique est sous développée. Elle est fortement endettée de l'ordre de 170 milliards de dollars. A quelle solution pensez-vous à ce qui paraît actuellement comme une impasse, c'est-à-dire l'endettement des pays qui n'ont rien pour payer ?
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est un problème que je ne peux pas résoudre par une déclaration. Je le voudrais bien d'ailleurs. Ce qui est vrai, c'est que l'endettement global est immense. J'étais il n'y a pas longtemps en Amérique latine, au Brésil : 100 milliards de dollars, la France étant d'ailleurs créancier pour 10 %. Quant à l'Afrique, j'en ai souvent discuté avec vos chefs d'Etat, très récemment encore avec le Président Abdou Diouf, qui est comme vous le savez, le Président de l'OUA pour l'année en cours et nous avons forcément abordé cette affaire.
- Déjà nous considérons comme un certain succès le fait d'avoir obtenu un examen particulier international de la situation de l'Afrique. On n'aurait pas osé y penser il y a un an. La France saisie par plusieurs chefs d'Etat africains s'en est faite un peu l'apôtre et nous n'avons pas été étonnés du succès mais quand même, il a dépassé nos espérances. Nous sommes très contents de cela. Ce n'est pas allé assez loin, en particulier, on n'a pas véritablement appréhendé le problème de l'endettement. Là, la France est intéressée directement puisqu'en raison de ses relations avec les pays d'Afrique, elle se trouve être pratiquement le principal créancier.
- On ne peut pas mettre un trait sur une créance ou sur une dette, cela ne serait pas normal dans les échanges internationaux, la confiance disparaitraît. Mais d'un autre côté le créancier ne peut pas non plus exiger du débiteur, surtout si ce débiteur est un Etat, qu'il se ruine ou qu'il écrase sa population d'impôts, qu'il la réduise à la misère alimentaire simplement puisqu'il faut payer des dettes. Il y a donc un intérêt moyen à trouver entre les dettes qui doivent être payées au besoin avec des moratoires de diverses sortes et d'autre part avec la nécessité pour le créancier d'assurer la vie, le développement bien entendu mais d'abord la vie des populations qui se trouvent endettées.
- Alors quelle solution ? Je n'imposerai pas de techniques. J'y ai pensé souvent bien entendu, c'est mon rôle. La notion de moratoire ne doit pas être confondue avec la notion d'effacement des dettes, mais on peut examiner des délais, des conditions de paiement, la façon de développer un certain nombre de productions. D'autre part, cela ne peut être possible qu'au niveau de la société internationale. Aucun pays ne peut isolement résoudre ce problème. Alors je pense que dans les conférences internationales prochaines, nous pourrons aborder cette affaire sous son aspect le plus concret. Comment vivre avec les pays en voie de développement sans les écraser de charges qu'ils ne peuvent supporter et comment va-t-on pouvoir relancer l'économie de ces pays pour qu'ils puissent assumer leurs responsabilités ? On va le dire dans un délai raisonnable.\
QUESTION.- Une dernière question, monsieur le Président. Il semble que vous, vous avez préconisé lors de la conférence de Tokyo que les pays les moins avancés soient informés des décisions prises lors des rencontres des pays riches. Croyez-vous qu'il soit possible d'instaurer un dialogue Nord-Sud qui puisse déboucher véritablement sur un système acceptable dans les relations internationales ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant il n'y a pas de vrai dialogue. Il y en a eu, il n'y en a pas, voilà. C'est le grand souci de la France. A chaque conférence internationale et particulièrement aux sommets des grands pays industriels - Tokyo maintenant, l'année dernière c'était Bonn, l'année d'avant c'était Londres, etc... - je rappelle la nécessité pour les pays industriels d'envisager le problème du développement dans son ensemble. Et pour cela, non pas de décréter quand ils sont ensemble, de décider tout seuls mais d'engager un dialogue, une conversation bien étudiée avec les pays du tiers monde et donc avec les organisations qui les représentent.
- J'ai même demandé à Tokyo - c'était la deuxième fois, j'avais déjà demandé à Londres - que les dirigeants de ces grandes organisations ou institutions soient entendus, qu'ils puissent venir là où sont réunis les grands pays industriels pour qu'une information immédiate et en même temps un début de discussion ait lieu.
- Il ne s'agit pas d'avoir des positions arbitraires mais enfin, le Président en exercice de l'OUA, c'est une personnalité qu'il faut absolument consulter, le Président des Pays non-alignés, le Président de la Conférence de l'Asie du Sud-Est, etc.. A partir de là, quand nous nous séparerons, à la fin de ces sommets des grands pays industriels, tous les participants auront une vue différente de leurs responsabilités. Ils auront entendu les gens qui vivent cela, qui sont les principaux responsables des pays grands ou petits du tiers monde. Ils les auront entendus. Et je souhaite qu'à partir de là, se créent des relations organiques.
- Un jour, j'ai entendu parlé d'une réunion précipitée du GATT, la conférence mondiale sur le commerce, et j'ai constaté - c'était l'année dernière à Bonn au sommet des pays industriels - qu'on n'était même pas d'accord avec les grands pays du tiers monde. Même des pays comme le Brésil ou l'Inde on protesté en disant : "non, on n'est pas prêts, vous n'en tenez pas compte". J'estime que tout cela doit être décidé en accord avec eux.
- Ce que je dis du Brésil et de l'Inde vaut pour d'autres pays comme le votre. Voilà comment je vois les choses. Je ne suis pas du tout pessimiste, il faut se battre dans la vie. On arrivera à faire passer ces idées-là mais la solidarité entre nous, vous, d'autres, est la condition-même du succès.\