28 mai 1986 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à l'"International Herald Tribune", notamment sur les grandes écoles, les projets de privatisation, le rôle et les pouvoirs du chef de l'Etat, Paris, mercredi 28 mai 1986.

QUESTION.- Nous sommes très heureux d'être là, de passer un peu de temps avec vous aujourd'hui, monsieur le Président, car nous avons consacré un numéro spécial à la France.
- Plutôt que de faire une sorte de rapport sur l'actualité politique, économique et sociale dont nous allons parler en passant, nous avons décidé d'essayer de voir la France avec un peu de recul, de voir la France d'ici l'année 2000 £ et avec un peu de recul, de voir aussi le passé. Au-delà des institutions, des problèmes d'éducation, de la famille, des structures, des défis, le thème principal que nous voulons essayer de traiter, c'est la France. Où est l'avenir ? Est-ce que la France est capable de faire face au défi technologique, social, économique ?
- En 1970, un rapport de l'Hudson Institute annonçait que la France allait dépasser l'Allemagne comme deuxième puissance européenne. A l'époque cela a frappé beaucoup de gens. Voici donc ma première question : dans une perspective à plus long terme, est-ce quelque chose de réalisable ? C'est-à-dire, quelle sera la puissance économique de la France, comparée à celle de l'Allemagne et peut-être à d'autre pays en Europe ?
- LE PRESIDENT.- La France ne s'est pas mis en tête d'engager une compétition avec l'Allemagne mais avec tous les grands pays en expansion. Elle se situe déjà dans un bon rang : quatrième pays exportateur, cinquième puissance économique, troisième puissance militaire. Il est vrai que sur deux de ces -plans l'Allemagne est encore mieux placée. L'Allemagne est un grand pays et son peuple tout à fait remarquable par ses qualités de travail, d'organisation, de volonté nationale.
- La France et les Français aussi. Mais nous sommes partis de plus loin. Nous avons tardé plus longtemps que l'Allemagne à organiser notre industrie, à sortir d'une société à dominante rurale. Un gros effort de modernisation et d'équipement public et privé a été entrepris. Nous avons maintenant une incustrie dont les exportations sont très actives. Nous avons battu nos records ces dernières années avec des excédents fort importants.
- Mais certains secteurs traînent. Nous avons besoin d'aller plus vite. L'informatique par exemple : premiers pour les logiciels, pour le contenu de l'ordinateur, nous sommes derrière beaucoup d'autres pour le contenant. A l'heure actuelle, la plus sensible défaillance à mes yeux est que bon nombre d'entreprises ne se sont pas dotées d'un réseau commercial suffisant : on aime chez nous fabriquer de beaux produits, on y arrive et on ne s'occupe pas toujours de leurs débouchés.
- Résultat, l'Allemagne a, pour les exportations, une avance sérieuse sur nous. Je pense que cet écart ira diminuant. La natalité française, quoique faible, reste la plus forte d'Europe. J'aperçois un peu partout chez nous un besoin d'activité, de réalisations, de créations, une vitalité remarquables. Je crois en la réussite de la France.
- Ne raisonner que par -rapport à l'Allemagne serait une vue partielle des choses £ car, avec l'Allemagne, nous et d'autres, nous avons à faire, ensemble, l'Europe. La France et l'Allemagne associées, cela représente quelque 110 à 115 millions d'habitants, remarquablement pourvus de moyens de toutes sortes. A douze la Communauté peut prétendre acquérir un rang comparable à celui des plus grandes puissances. Vous me demandez de fixer quelques grands objectifs pour l'an 2000. Je place l'Europe en première ligne.\
QUESTION.- Précisément, regardons vers l'an 2000 : dans quels domaines ou quels secteurs croyez-vous que l'on puisse espérer voir des percées, de véritables mouvements en avant pour la France ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que la première richesse d'un pays tient à sa formation, à son éducation, à son instruction, à son savoir £ et si ce savoir s'applique aux grandes technologies modernes, alors la France supportera la comparaison avec les meilleurs. On m'a montré, il y a quelque temps, un sondage assez significatif sur les jeunes Français qui se trouvent aux Etats-Unis d'Amérique : on a constaté que ces jeunes Français, au début de leurs études supérieures, atteignaient une moyenne supérieure à celle des jeunes Américains et que, en cours de route, à mesure qu'ils approchaient de la vie professionnelle, ils perdaient cette avance. Comme s'il y avait une moins bonne adéquation entre les études théoriques et leur mise en valeur. C'est ce passage qui devra être franchi par nos jeunes. Il l'est par beaucoup.
- QUESTION.- Mais là vous parlez des individus, peut-être des personnalités qui ont bien réussi £ mais les Américains qui essaient de comprendre la France sont très frappés par le fait que le système d'éducation ne favorise par l'innovation.
- LE PRESIDENT.- On s'est attaqué, surtout depuis 1981, à cette adaptation avec énergie.
- Alors quel sera le véritable avenir de la France ? Où se feront les percées ? Quand on sait qu'en peu d'années - on me dit cinq ans - plus de la moitié des objets que nous utilisons ne seront plus les mêmes qu'aujourd'hui, il faudra une très grande mobilité des connaissances. J'aimerais que la France gagne en souplesse : ses structures sont trop rigides. Dans un pays très centralisé, le savoir et la responsabilité doivent être beaucoup plus largement diffusés.
- Développer la connaissance, l'initiative, la responsabilité individuelles, cela est déterminant. Celui qui vous dit cela est socialiste. Je suis en effet partisan de l'initiative individuelle. Mais il ne suffit pas de créer la richesse, il faut la répartir. Il n'y a pas de contradiction dans ce que je vous dis, libérer les énergies commande de mieux organiser la société, d'accroître la justice sociale.
- Vous m'avez interrogé sur les secteurs où la France pouvait espérer une percée. J'allais vous répondre, tous les secteurs. Je noterai pour l'instant que mon pays est en mesure de détenir dès maintenant de fortes positions dans l'espace, le nucléaire, les télécommunications, le logiciel, les biotechnologies, la médecine, l'agro-alimentaire et j'en passe. Et dans ce qu'on appelle la culture, passage obligé pour les conquêtes de l'esprit - qui précèdent les autres conquêtes.\
QUESTION.- Je suis très frappé comme chaque étranger qui passe quelque temps dans votre pays, par le poids des grandes écoles. Partout, dans le nouveau gouvernement comme dans l'ancien, on voit les "anciens élèves". Est-ce que ce système des grandes écoles n'est pas un facteur de blocage ?
- LE PRESIDENT.- Oui et non. Ces grandes écoles fournissent le principal du personnel qui dirige la nation. Cela implique des rigidités, c'est vrai, je l'ai dit. Mais également une belle discipline intellectuelle et une maîtrise du savoir.
- Le mode de recrutement est démocratique. N'importe quel jeune homme ou jeune fille peut, en principe, accéder aux grandes écoles par concours, mais pour les enfants de paysans, d'ouvriers, de gens modestes, c'est quand même plus difficile que pour les enfants des familles traditionnellement placées au haut de la société, car dès l'enfance, il leur faut franchir plus d'obstacles. Pour corriger cela nous avons besoin de faire de grands progrès. Malgré tout, si cette pesanteur sociale continue d'être trop lourde en France, le mouvement est lancé pour que cela change. En considérant les défauts du système on ne peut pas dire que les grandes écoles soient facteur de blocage. Le blocage se trouve en amont, dans les structures sociales.
- Les grandes écoles nous rendent d'évidents services. Mais avec le tempérament français, qui est un tempérament centralisateur, quel que soit le régime - avec Colbert sous la monarchie, avec les Jacobins sous la première République, avec Napoléon Ier, etc..., il y a un danger d'étouffement. Aussi l'Etat doit-il veiller à redistribuer les moyens d'accès aux responsabilités. Les Français ont des difficultés à partir d'un savoir souvent remarquable, à devenir des professionnels, connaisant la pratique des choses.
- Vous ne devez pas opposer l'université et les grandes écoles. Beaucoup d'élèves des grandes écoles sortent des universités. L'université est moins spécialisée, mais enseigne une culture générale, absolument nécessaire. C'est notre "péché mignon", à nous, la culture générale, et nous négligeons parfois les cultures particulières, et d'abord celle qu'apporte la maîtrise d'une technique. Je dis cela, je disais cela il y a vingt ans, il y a dix ans. Cela commence à devenir faux. Nous formons des ingénieurs, des experts, des chercheurs, des cadres qui, non seulement disposent d'une vaste ouverture d'esprit mais d'une capacité professionnelle très précise, très pratique. On rend les gens plus pragmatiques. C'est vrai que l'Etat relève à l'excès du domaine de l'ENA et de quelques autres grandes institutions. J'y vois le danger de l'uniformisation. Trop d'anciens élèves des grandes écoles parlent de la même façon, écrivent de la même façon. Et ils ont entre eux une connivence qui met la puissance publique et les grands intérêts privés sous leur coupe.
- QUESTION.- Que faire ? Comment peut-on changer, améliorer ?
- LE PRESIDENT.- Diversifier les creusets, élargir les recrutements, décentraliser les formations, démultiplier les centres de décision et les contrôles démocratiques.\
QUESTION.- On parle beaucoup, pas seulement aujourd'hui, de la nécessité absolue de créer l'esprit d'entreprise en France, de créer un esprit de compétition dans les entreprises et surtout de réduire le rôle de l'Etat. Ce n'est pas nouveau, je sais...
- LE PRESIDENT.- Avant ces dernières années, l'Etat se mêlait trop de tout.
- QUESTION.- De tout ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr, bien sûr. La bourgeoisie, qui se dit libérale est, par -nature et par éducation, dirigiste. Le dirigisme est la marque-même de la France à travers les âges. Mais, voilà, le corset est devenu trop étroit. La victoire des socialistes en 1981 c'était à cet égard, un risque car, chez les socialistes, il y a autant de centralisateurs que chez les autres. Je suis intervenu avec beaucoup de constance et Pierre Mauroy et Gaston Defferre ont joué un rôle décisif dans l'affaire pour que soient créées de nouvelles structures. Nous avons décentralisé les institutions et fait accéder à la décision beaucoup plus de gens qu'auparavant. Mais il faut du temps pour tout mettre en oeuvre.\
`Suite sur le rôle de l'Etat`
- Sur le -plan industriel, les entreprises publiques, une fois fixé le -cadre général de leurs objectifs, devaient avoir, pour prospérer, des dirigeants libres de mener leur action. Ils l'ont été. Aujourd'hui, les sociétés nationales qui couraient à la faillite du temps des propriétaires privés, sont en bonne santé, ou en voie de guérison.
- QUESTION.- Renault ?
- LE PRESIDENT.- Renault ? Renault a été nationalisée en 1945 et l'entreprise a besoin de se remettre à niveau de la concurrence internationale. Elle le fera. Des sept groupes nationalisés en 1981 et en 1982, un seul d'entre eux était déjà bénéficiaire : la CGE. Tous les autres souffraient. Certains même étaient en situation de catastrophe, comme Rhône-Poulenc, Bull, et même Thomson. Cela prouve qu'il n'est pas fatal d'échouer quand on est une entreprise publique, comme cela est si souvent répété dans certains milieux, à la condition que les dirigeants de ces entreprises puissent se sentir personnellement responsables.
- QUESTION.- Mais ces entreprises vont être privatisées. Il n'y a plus qu'à faire leur évaluation ?
- LE PRESIDENT.- Elles valent aujourd'hui deux, trois, cinq fois plus qu'en 1980. Ceux qui veulent les acheter devront les payer à leur prix.\
QUESTION.- La question la plus importante de notre entretien : est-ce qu'actuellement, à votre avis, la France se trouve au début d'une expérience tout à fait révolutionnaire ? Y a-t-il le début de quelque chose qui va transformer les choses, la -nature des rapports entre l'Etat et le secteur public ?
- LE PRESIDENT.- Depuis les dernières élections ? `élections législatives du 16 mars 1986`
- QUESTION.- C'est ça, enfin depuis le 16 mars.
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Une révolution ? Je n'ai pas aperçu cela. Non. Mais, en effet, il y aura des transformations.
- QUESTION.- Regardez les déclarations : on a l'impression de changer d'intentions...
- LE PRESIDENT.- Tout le monde a de bonnes intentions.
- QUESTION.- Il y a au moins un exemple ou deux : que pensez-vous des déclarations sur l'audiovisuel.
- LE PRESIDENT.- Dans un passé récent, je ne me suis pas contenté d'intentions. J'ai créé le secteur privé de la télévision et de la radiodiffusion. Mais dans mon esprit, cela était complémentaire de l'existence d'un secteur public audiovisuel, que je crois nécessaire et qui a réalisé un magnifique outil.
- QUESTION.- Sur le -plan économique, sur la réforme soi-disant annoncée par le gouvernement, la plupart des observateurs, dont les Américains, pensent que c'est une sorte d'extension des travaux que M. Bérégovoy et M. Delors avaient commencés.
- LE PRESIDENT.- Oui, sur certains points. Non, sur d'autres. Mais il s'agit de deux systèmes de pensée différents.
- QUESTION.- Est-ce que vous sentez que la France va changer de direction ? Parce que c'est la question que tout le monde se pose à l'extérieur...
- LE PRESIDENT.- La politique d'aujourd'hui est, dans ses intentions, comme vous dites, très différente de celle d'hier, naturellement. Mais on ne peut fixer à un pays comme seul objectif de revenir en arrière. Je pense que le gouvernement s'efforcera de faire autre chose, de s'attaquer à l'avenir. A sa façon, naturellement. Mon rôle n'est pas de le critiquer mais de le mettre en garde et les Français avec lui, sur les conséquences de ses actes, chaque fois que j'ai le sentiment que telle ou telle couche sociale ou ethnique, tels ou tels droits individuels, pourraient en souffrir, ce qui nuirait à l'unité profonde du pays. Il y a, au pouvoir, des gens intelligents et patriotes. Je ne partage pas leur façon de voir. Du débat parfois public que j'ai avec eux, je souhaite que les Français tirent profit.
- QUESTION.- Une question que l'on peut se poser également : va-t-on vers une sorte de retour en arrière où la France se retrouverait au moment où vous avez pris le pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Je vous ai dit ce que j'en pensais. Je n'entends pas pousser plus loin cette analyse, surtout dans un journal étranger. Je fais toujours confiance à la France.\
QUESTION.- Depuis les années 1960, on essaye de voir quelles sont les percées possibles vers les réalités européennes concrètes. Pour vous quelles sont-elles ?
- LE PRESIDENT.- Il y a déjà l'agriculture et la pêche. Se développent les transports, la monnaie, l'environnement et surtout la décision prise à Luxembourg, il y a quelque temps, du "marché unique". Réaliser une communauté sans douanes intérieures, sans barrières protectionnistes dans tous les domaines de l'économie, cela devient sérieux. Donc, il faut considérer cela comme une grande novation. Sans oublier l'existence de la Commission, du Conseil européen, du Parlement, d'une Cour de Justice, d'institutions multiples et d'un noyau politique commun.
- QUESTION.- J'ai quand même l'impression que les choses se freinent beaucoup.
- LE PRESIDENT.- Toute action provoque mille et une réactions. Oui il y a des freins et parfois des reculs. Mais au total nous avançons. Quand j'ai eu la charge de la Communauté en 1984, il y avait dix-sept contentieux que nous n'avions pas pu dominer depuis cinq ans. Eh bien ils ont tous été réglés. Après cela, nous avons fait l'élargissement à l'Espagne et au Portugal, nous avons fait l'Acte Unique de Luxembourg, nous avons créé des disciplines communes pour certaines productions agricoles comme le vin et les fruits et légumes, engagé les programmes méditerranéens : c'est-à-dire des programmes de développement régional pour éviter trop de disparités entre les zones pauvres du Sud, et les régions riches du Nord.
- Donc cela avance, mais avec des hésitations. C'est souvent décevant. Les progrès ne sont possibles que si, en même temps, on améliore l'institution. Ainsi en va-t-il du vote à l'unanimité : à douze pays c'est l'échec assuré. Nous avons donc amélioré l'institution en rendant possibles les votes à la majorité dans la plupart des cas. Auparavant, un seul non et tout était paralysé. A Luxembourg on a débloqué la machine.
- QUESTION.- Vous sentez-vous isolé aujourd'hui, en tant que socialiste, en Europe occidentale ?
- LE PRESIDENT.- Pas vraiment. Sur les douze dirigeants de la Communauté européenne, il y a toujours quatre ou cinq socialistes. Mais précisons. Les Européens convaincus se recrutent aussi bien chez les libéraux que chez les socialistes ou bien chez les communistes italiens. Et n'oublions pas que chacun a pour devoir de représenter les justes intérêts de son pays. Les affinités idéologiques et les affinités nationales apprennent à faire bon ménage.\
QUESTION.- De quelle manière l'équilibre du pouvoir a-t-il changé en France depuis les élections ?
- LE PRESIDENT.- L'alternance a joué pour la deuxième fois depuis mon élection à la Présidence de la République. La première fois elle m'a donné une majorité. La deuxième fois elle me l'a retirée. Mon action politique s'en trouve modifiée. Mes compétences constitutionnelles sont les mêmes.
- QUESTION.- Et votre rôle ?
- LE PRESIDENT.- Je le répète : lisez la Constitution. Vous y trouverez la réponse. Avec la loi écrite et les usages instaurés en 1958 et 1962, plus une majorité parlementaire, le Président exerce une influence sans véritable partage. Sans la majorité il garde les pouvoirs, les prérogatives de la loi constitutionnelle. Les usages qui excèdent les textes tombent. Et l'on voit réapparaître une fonction arbitrale qui avait disparu.
- QUESTION.- Dans quelle mesure pensez-vous que votre pouvoir peut changer l'équilibre actuel ?
- LE PRESIDENT.- Je peux dissoudre l'Assemblée nationale, organiser des élections présidentielles ou un référendum. Pour le reste, je dois respecter la majorité parlementaire, ce qui ne m'interdit pas de faire connaître au pays, sans me livrer à une petite guerre qui ne serait utile à personne, mon opinion sur les grands problèmes qui engagent l'intérêt général, à l'intérieur comme à l'extérieur. Vous n'ignorez pas non plus le rôle prééminent du Président dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, de la sécurité, du respect des Droits de l'homme. Cela n'est pas à la merci des variations électorales.
- QUESTION.- La France évolue-t-elle vers un système de gouvernement à l'américaine ?
- LE PRESIDENT.- Le système américain présidentiel a du bon. J'en vois les avantages, il doit bien avoir quelques inconvénients. La France, elle, vit en régime parlementaire, même si les usages en vigueur depuis 1958 et 1962 ont dominé la lettre de nos institutions. Le texte prend sa revanche aujourd'hui. Une évolution de ce texte est probable. Ce n'est pas pour demain. A l'expérience, il faudra tirer les conséquences de la situation actuelle.
- QUESTION.- Mais qui est l'arbitre, en dernier ressort, en cas de conflit entre l'Assemblée nationale et le Président ?
- LE PRESIDENT.- C'est le peuple. Il faut alors le consulter.\
QUESTION.- Vous venez de rentrer de votre sixième sommet annuel des dirigeants du monde. Quel peut être l'avenir de ces rencontres ? Dans quelle mesure sont-elles utiles ?
- LE PRESIDENT.- J'ai auparavant exprimé des réserves à l'égard des sommets, d'abord parce que je craignais qu'ils ne se transforment ou ne prétendent se transformer en directoire politique mondial. Prendre des décisions concernant l'économie mondiale quand d'autres pays, tant industrialisés qu'en développement, sont absents, ne serait pas raisonnable. La tentation existe. J'ai sonné l'alarme. Mais les sommets ont progressé heureusement, ainsi que Tokyo l'a montré, je crois.
- QUESTION.- Dans quels domaines ?
- LE PRESIDENT.- En matière de coopération monétaire, surtout. Depuis 1985, nos principaux partenaires, et en particulier les Etats-Unis, ont reconnu que le désordre qui régnait était dommageable pour tous. Une politique monétaire plus cohérente, tel est le but que poursuit la France depuis longtemps et l'idée commence à avoir du succès. Les sommets fournissent aussi une excellente occasion de discuter des problèmes de l'heure, comme le terrorisme. A Tokyo, il a été utile de parler avec le Président Reagan que je reverrai le 4 juillet à New York.\
QUESTION.- On n'entend plus beaucoup parler du dialogue Nord-Sud, un concept que vous avez aussi activement défendu.
- LE PRESIDENT.- Je soulève la question à chaque sommet. Un peu seul sans doute. Dans le passé, j'ai connu des discussions très vives, très intéressantes, notamment à Ottawa et à Cancun, en 1981. Mais il n'y a pratiquement plus de dialogue Nord-Sud. Soyons justes, la Communauté européenne est très présente en ce domaine. Sa voix se fait entendre et c'est très positif. La France se range résolument parmi ceux qui pensent que la relation Nord-Sud commande le présent, tout autant que les -rapports Est-Ouest.
- QUESTION.- Que pensez-vous du plan Baker `secrétaire américain au Trésor` qui est destiné à alléger le fardeau de la dette des pays en développement ?
- LE PRESIDENT.- Ce plan va certainement dans la bonne direction. Mais il ne constitue qu'une esquisse de réponse. Il est compréhensible que les Etats-Unis aient été déçus par les échecs du développement et par une certaine ingratitude à leur égard. Mais je sais leur peuple capable d'embrasser les grandes causes, les grandes idées du temps présent.\
QUESTION.- Pendant des siècles, la famille...
- LE PRESIDENT.- La structure de la famille française est solide. Les gens qui s'aiment aiment aussi vivre ensemble, quel que soit leur statut, parents, enfants, collatéraux, la famille quoi ! Mais, vraiment, comment voulez-vous que la famille ne souffre pas des conditions de la société urbaine, du chômage, de la crise du logement, des grands ensembles sans espace et des inquiétudes qui occupent le monde, guerres, pollution, haines raciales, misères morales et matérielles ? Une civilisation est à bâtir et la famille ira mieux. Ne redoutons pas l'audace des réformes. Défendre par exemple les droits de la femme dans sa vie, dans la vie, notamment son droit au travail, servira, en fin de compte, la famille. Ce n'est pas un paradoxe. Un peuple jeune et nombreux a les atouts de tout grand peuple.\