27 mai 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au "Club de la presse" La Croix - l'Evénement - France-Culture, diffusée sur France-Culture et publiée dans "La Croix" le 27 mai 1986, sur le rôle culturel et politique de la langue française dans le monde.

QUESTION.- "Francophonie et opinion publique". Le thème choisi par le Haut Conseil est explicite : les Français s'intéressent peu à la question.
- LE PRESIDENT.- L'opinion ne se sent, en effet, pas encore concernée par la francophonie. Mais elle peut le devenir. Pour employer une expression consacrée, je dirais même qu'il s'agit d'un thème porteur. Nous ne sommes pas seuls détenteurs de notre langue : elle représente un facteur de rayonnement dans le monde auquel les Français sont d'ailleurs sensibles. Ils n'ont peut-être pu, par contre, prendre suffisamment conscience de la francophonie en tant qu'organisation. Après tout, celle-ci a mis très longtemps à se concrétiser : la création du Haut Conseil ne remonte qu'à 1984. Et le fameux sommet, depuis si longtemps attendu, n'a pu se tenir que cette année `Sommet des pays francophones du 17 au 19 février 1986`. Nous n'en sommes, d'une certaine façon , qu'au début.
- QUESTION.- La francophonie semble pourtant une nostalgie : un regret de l'époque coloniale ?
- LE PRESIDENT.- Non. Il ne s'agit pas de nostalgie mais, au contraire, d'ambition pour l'avenir. Les francophones ont le sentiment d'une force véritable qui peut porter ses effets dans tous les domaines : culturel, politique et même marchand. C'est une forme de puissance, car le langage et la culture sont une puissance. Les Français peuvent comprendre, doivent comprendre, comprennent peut-être déjà la francophonie comme une marche vers l'avenir.\
QUESTION.- Vous faites, en effet, beaucoup pour la francophonie, mais d'un autre côté on a souvent l'impression, sur le terrain, d'une distorsion entre les grands principes et la réalité : centres culturels sans moyens, lycées qui ferment. Cela dans des zones traditionnellement francophones, alors que l'on dépense de l'argent dans des pays qui n'ont aucune chance de devenir francophones : à Singapour, au Kenya, en Australie.
- LE PRESIDENT.- Les progrès du français sont réels, mais à côté des progrès il y a - c'est vrai - de nombreux reculs. Le front n'est pas continu : c'est une guerre de mouvement sur un terrain où le relief est accusé. Alors il y a des endroits où nous avançons et des endroits où nous marquons le pas. Il faut donc quelques bons stratèges et des moyens d'observation pour savoir où il convient d'avancer et où, par contre, il convient d'avoir la sagesse sinon de reculer, du moins de s'accrocher au sol, en évitant d'avancer partout à la fois. Comme le terrain où se mène cette campagne est la planète tout entière, il convient aussi d'envisager les aires non francophones. Car la francophonie n'a pratiquement jamais franchi les barrières derrière lesquelles se trouvent les plus grandes masses humaines du monde. Il faut du français au Japon, en Chine, bref en Extrême-Orient ou bien en Indonésie, là où vivent des milliards d'êtres humains.
- On me dit souvent : pourquoi s'occuper de certains pays d'Afrique anglophones ou lusophones, pourquoi nous porter vers l'Amérique latine alors que l'on pourrait concentrer tous les efforts dans les pays d'origine francophone ? Moi, j'ai une position plus souple. Je craindrais que la France fût absente définitivement de l'endroit où vivront les hommes, et j'essaie donc de contribuer à la présence de la langue française partout où je le peux.\
QUESTION.- Que dire tout de même de notre recul au Liban, dans le secteur chrétien où les Français, pourtant, n'ont jamais été agressés ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème politique, ce n'est pas un problème de la langue proprement dite. Ces positions peuvent donc se reconquérir, par une politique qui permettrait notre retour au Liban. J'ajoute : retour en force. Le terrain n'est pas pour l'instant perdu, et ne doit pas être considéré comme perdu.\
QUESTION.- De tout cela il semble ressortir que la francophonie est aussi un projet face à l'influence prépondérante de la culture anglo-américaine. Les Etats-Unis sont parfois tentés de la considérer comme une attaque indirecte, la France désignant leur culture comme dangereuse pour le reste du monde, et cherchant à mener une politique concurrente dans les pays en voie de développement.
- LE PRESIDENT.- Vous savez bien que le français a souffert un peu partout dans le monde du poids de la civilisation anglo-saxonne. Le fait que l'Angleterre ait vu sa langue dominer dans l'immense ensemble de l'Amérique du Nord représente, pour le monde anglo-saxon, une grande force dans les relations entre les hommes. Aussi notre réflexe paraît-il légitime : nous nous donnons des chances - nous francophones - face aux Anglo-Saxons. Mais nous ne sommes animés ni par un sentiment de revanche ni par un sentiment de concurrence. Nous voulons simplement que le français ne disparaisse pas.
- A vrai dire, nous avons même de quoi nous rassurer, car je crois qu'au siècle prochain - c'est-à-dire dans quinze-vingt-cinquante ans - les langues romanes devraient devenir majoritaires dans le monde, avec une force démographique exceptionnelle des hispanophones, des lusophones et des francophones. L'hégémonie des langues anglo-saxonnes n'est donc pas forcément assurée, et le français doit jouer sa partie dans l'orchestre roman.
- QUESTION.- Cet intérêt n'est donc pas seulement culturel, mais aussi politique.
- LE PRESIDENT.- Ceux qui s'occupent de francophonie ne le font pas en pensant que si beaucoup plus de gens dans le milieu des affaires parlaient français, ce serait plus facile de vendre nos avions et nos automobiles ! Ce n'est pas la raison première, car la francophonie présente un effet d'aller et retour plus important. Les Français sont détenteurs d'une langue dont ils se croient encore un peu trop propriétaires, en oubliant que leur grandeur et leur force viennent maintenant d'être en copropriété avec une grande diversité de gens, avec des dizaines et des dizaines de pays, avec des centaines de peuples qui doivent nous apporter, à nous, des valeurs qui, originellement, n'étaient pas les nôtres.
- Les Français se replient un peu trop sur eux-mêmes. Ils doivent au contraire savoir qu'ils sont installés dans le monde. Et ce n'est donc pas parce qu'on veut vendre plus d'automobiles que l'on voudra que le français soit mieux parlé et compris...\
QUESTION.- Votre ouverture vers les pays africains non francophones depuis le début de votre septennat semble suivie maintenant, du fait des orientations du nouveau gouvernement, d'un repli sur le seul pré carré francophone.
- LE PRESIDENT.- Nous n'avions pas abandonné dans la législature précédente la priorité à l'Afrique francophone. Pas du tout. Les crédits, par exemple, ont été augmentés, non pas diminués, en particulier pour l'enseignement. Nous avons élargi les collaborations bilatérales ou multilatérales à certains pays d'Afrique, lusophones, hispanophones, anglophones, non pas au détriment du "pré carré", mais parce que cela nous semblait indispensable. Il fallait un appel d'air.
- Lorsque le Mozambique ou l'Angola se tournent vers nous pour dire : "On a besoin de vous" £ lorsque certains pays anglophones viennent dire : "Moi, je voudrais me rattacher à la zone franc", je pense que tout cela est très bon pour le français.
- Mais il ne faudrait pas pour autant exagérer la critique contre le nouveau gouvernement et moi je ne la porte pas. Le nouveau gouvernement a dit : Nous porterons nos crédits de préférence (cela, c'était le côté politique - polémique) vers l'ancienne Afrique francophone, qu'on a un peu trop abandonnée (ce qui n'est pas exact). On n'en retrouve pas moins dans la compétence du Quai d'Orsay - qui dispose d'une énorme direction des affaires culturelles - la plupart des pays sur lesquels nous nous étions ouverts. Disons qu'avec quelques inflexions pour sembler modifier une ligne de politique étrangère dans le domaine culturel, cela revient à peu près au même, et je m'en réjouis.\
QUESTION.- Fallait-il créer un secrétariat d'Etat à la Francophonie ? Est-ce un gadget ?
- LE PRESIDENT.- Mon rôle ne consiste pas à critiquer le gouvernement, même si j'exprime des réserves sur des points que je juge essentiels, vous le savez. On ne pouvait, avant le sommet francophone, créer de secrétariat d'Etat puisque la francophonie n'avait pas d'existence institutionnelle au plus haut niveau. Maintenant que la francophonie existe en tant que telle, l'Etat vient s'en mêler. Ce n'est pas plus mal. Je n'ai rien contre. Parler de gadget est en cela exagérément critique. Il s'agit d'un secrétariat d'Etat. Mme Michaux-Chevry en est titulaire. Eh bien, elle doit faire ses preuves. On ne peut, pour autant, préjuger d'un échec ni tenir d'emblée pour inutile la structure. Elle peut fort bien être utile. Moi, je jugerai sur pièces.\
QUESTION.- L'expérience de la francophonie est rarement évoquée lorsque l'on parle de l'assimilation des étrangers en France. Or, l'emploi du français est probablement le premier instrument d'assimilation de ces étrangers. On ne l'a pas dit assez...
- LE PRESIDENT.- Mais si on ne l'a pas dit assez, c'est qu'on ne l'a pas fait assez. Il faut le faire davantage.
- C'est un problème énorme pour le ministère de l'éducation nationale. Il faut avoir des écoles adaptées pour que les petits Portugais, les petits Algériens, ou les enfants de souche algérienne puissent parler un français comparable à celui des petits Français d'origine. Si l'on ne trouve pas ce type d'école suffisamment répandu malgré tout, on y a beaucoup veillé au cours de ces dernières années, et je pense que ce problème ne se posera plus en termes aigus d'ici quelques années.
- Mais c'est simplement à compter du moment où un enfant d'immigré ou un immigré lui-même parle le français - et leur propre langue - couramment, usuellement, facilement et souvent même élégamment - y compris dans le langage un peu vert... - que l'on peut parler d'une communauté française.\
QUESTION.- On a pourtant le sentiment que ce sont les Français eux-mêmes qui parlent de plus en plus mal leur langue et qu'ils se réfèrent, pour la plupart de leurs conduites, en particulier culturelles, à des modèles anglo-saxons ?
- LE PRESIDENT.- Les Français parlent, certes, leur langue depuis si longtemps qu'ils finissent quelquefois par oublier qu'elle est un dépôt sacré. Et je suis partagé. Il y a des jours où je me dis : ce langage se franglise, il absorbe toutes les modes étrangères sans distinction, il en fait un pot-pourri.
- Et puis, d'autres fois, je me dis que c'est un enrichissement. Après tout, la langue dite classique est déjà un composé d'origines qui n'étaient pas faites pour s'assembler. Je crois cependant qu'il faut défendre le français contre certains ratés de l'éducation ou contre un manque de maîtrise qui ne sauraient être imputés à l'anglais ou à d'autres langues.\
QUESTION.- La question ne serait-elle pas alors de savoir si la France possède encore un dynamisme propre, original ?
- LE PRESIENT.- Ce sont des formules qu'on entend : le Français n'a pas la tête épique, il ne connaît même pas la géographie ! Il y a du vrai, naturellement, mais ça change. Il n'a peut-être pas la tête épique, mais il a eu des actions qui l'ont été. L'histoire de France est, en soin, une épopée. Et puis, je ne crois pas que la France soit aussi repliée sur elle-même qu'elle le fut jadis.
- Nous pensions nous contenter de nos propres ressources. Nous n'avions pas besoin de l'apport extérieur. Nous découvrons le contraire : nous sommes installés dans le monde, et faire la francophonie, c'est faire que la France soit plus présente encore qu'elle ne l'était hier.
- Quant au dynamisme, il me semble que nous marquons des points sur le front de l'éducation ntionale. Par contre, j'ai le sentiment que nous avons plutôt perdu du terrain pour ce qui est du rayonnement de notre littérature.
- Sur le -plan scientifique, il en va différemment. Là, nous avançons dans le domaine de la biologie, dans le domaine de l'informatique. Là, le français commence à avoir ses propres techniques pour inventer une langue nouvelle qui est la langue technique de l'ordinateur.\