16 mars 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien informel accordé à la presse par M. François Mitterrand, Président de la République, à Château-Chinon le dimanche 16 mars 1986, publié dans "Libération" le 17 mars 1986.

QUESTION.- Le 10 mai 1981, vous avez dit : enfin, les ennuis commencent.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de période paisible. Ca n'existe pas. On parle de la belle époque alors que la guerre de 1914 était en gestation. Il n'y a pas de moment tranquille.
- QUESTION.- Est-ce vrai que ça va être plus compliqué demain ?
- LE PRESIDENT.- Ca pourrait être plus compliqué. C'est plus simple quand on s'adresse à des amis.
- QUESTION.- Avez-vous plusieurs fers au feu ?
- LE PRESIDENT.- On dit toujours ça de moi, ça fait partie des schémas. Rien n'est écrit d'avance.
- QUESTION.- Vous avez votre idée ?
- LE PRESIDENT.- J'ai mon idée. Oui. Elle peut être corrigée, car je ne suis pas sectaire. Je ne vois pas ce que le dogme aurait à faire en ces moments, quel dogme d'ailleurs ? Finalement, il y aura un gouvernement et un Président.
- QUESTION.- On a dit que vous pourriez démissionner ?
- LE PRESIDENT.- J'ai vu ça, oui. Chaque fois qu'on parle dans les journaux des "proches du Président", si vous n'étiez pas liés par le secret professionnel, je vous demanderais des noms. Les "proches du Président" sont d'un bavard ! En plus, ils ne savent rien. De toute façon, moi, je ne démens jamais. C'est un conseil que m'a donné il y a fort longtemps Paul Raynaud. Je laisse "mes collaborateurs" dire ce qui leur passe par la tête et il leur passe beaucoup de choses. Mais il n'y a pas eu de confidence et personne ne peut parler en mon nom.
- QUESTION.- Quelles sont vos hypothèses ?
- LE PRESIDENT.- Vous les connaissez par coeur. Le plus difficile est d'en choisir une.
- QUESTION.- Que ferez-vous demain ?
- LE PRESIDENT.- Je passerai une journée tranquille. La journée ne commencera que vers 9 h. A partir de là, les affaires sérieuses vont commencer.
- QUESTION.- Aura-t-on changé de gouvernement demain soir ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien.
- QUESTION.- Le programme de l'Elysée comporte un conseil des ministres pour mercredi.
- LE PRESIDENT.- Quel programme ? Je n'en sais rien.\
QUESTION.- Comment pourra-t-on éviter des tourments dans cette période ?
- LE PRESIDENT.- En 78, j'avais dit qu'il faut que chacun y mette un peu de sagesse. C'est une très bonne recette, la sagesse, le calme intérieur. Le Président est le Président et il n'y a pas de raison de le bousculer. Je ne sais pas ce que feront les autres.
- QUESTION.- C'est quoi, la sagesse ?
- LE PRESIDENT.- C'est éviter de mettre de l'huile sur le feu. Il y a des institutions, qui valent ce qu'elles valent. Tant qu'elles ne sont pas changées, on les applique. Elles ont le mérite essentiel d'être la loi reconnue.
- QUESTION.- Et la cohabitation ?
- LE PRESIDENT.- Certes, la première sagesse serait d'avoir un Président de la même couleur que la majorité. Seulement, c'est un conseil un peu tardif... Je continuerai d'envisager cette hypothèse jusqu'à 8 h du soir. J'ai refusé de commenter l'autre hypothèse, mais je ne suis pas aveugle. Même si le PS remporte un certain succès, il ne dispose pas des alliances qui lui permettent d'avoir une claire majorité. Pourtant il monte sans cesse. Moi, je n'ai jamais pu dépasser avec lui 23 % - un record, puisque Léon Blum avait atteint 21 %. Aux présidentielles, j'ai fait 26 %. Ce soir, ce sera plus haut. On ne peut pas compter les législatives qui ont suivi les présidentielles, qui étaient une sorte de référendum. Le socialisme en France - comment disait-on... - est une idée qui fait son chemin. Evidemment, plus on monte, plus on s'essouffle. Il faut garder de l'énergie.
- QUESTION.- Pourriez-vous faire appel à des ministres techniciens ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai jamais évoqué ce genre d'hypothèse. Je pourrais ne pas l'exclure mais je ne l'ai pas évoquée.
- QUESTION.- Vous avez l'intention de parler aux Français prochainement ?
- LE PRESIDENT.- Il faudrait que j'y pense, tiens...
- QUESTION.- Vous croyez qu'il y aura des projets de loi au prochain conseil des ministres ?
- LE PRESIDENT.- Vous me prenez de court.\
QUESTION.- On dit que vous êtes meilleur dans la bagarre. C'est vrai ?
- LE PRESIDENT.- C'est le cas de tout homme d'action. Mais l'histoire contemporaine s'est chargée de m'éviter toute espèce de sclérose. Vous savez, je n'ai jamais eu beaucoup de temps de m'endormir. Si j'en avais eu le goût, les bruits assourdissants, la traversée de cette crise avec tout ce que cela suppose de misère et d'angoisse m'aurait réveillé. Il faut faire un effort sur soi-même pour s'imposer une ligne politique dure mais saine. Tout cela ne m'a pas beaucoup laissé en repos.
- QUESTION.- Avec qui vous entendriez-vous bien ?
- LE PRESIDENT.- Il y a les affinités politiques et les affinités personnelles qui ne collent pas toujours. Mais, vous savez, le gouvernement de la France ne dépend pas de ça. La démocratie est faite pour que les gens vivent ensemble, dans les mêmes institutions. Le mot de cohabitation n'a pas été bien choisi : il laisse supposer une sorte d'arrangement politique. On peut vivre dans les mêmes institutions tout en restant soi-même.
- QUESTION.- C'est là qu'intervient la sagesse ?
- LE PRESIDENT.- Il faut être plusieurs pour être sage. Ce sera intéressant de voir les réactions de l'opinion publique qui, présentement, comme toujours, est oecuménique. Dans mon camp de prisonniers, la plupart de mes camarades pensaient que de Gaulle et Pétain étaient d'accord. Quand, en 1974, Giscard a été élu, un chauffeur de taxi m'a dit : "Alors, vous allez être Premier ministre"... Beaucoup de Français sont convaincus que, même avec une majorité de droite, il restera des socialistes au gouvernement. Ils n'ont pas réalisé que, dans la pratique, cela ne se pose pas dans les mêmes termes. Mais c'est un réflexe sage. Mon devoir sera d'en tenir compte.\