12 décembre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la séance solennelle à l'Académie française à l'occasion du 350ème anniversaire de l'Institut, Paris, jeudi 12 décembre 1985.

Mesdames et messieurs,
- Je suis venu célébrer avec vous un anniversaire dont, plus que personne, vous avez compris la signification.
- Votre compagnie `Académie Française` est née avec l'Etat moderne : abattre les féodalités, rassembler les forces vives, donner aux créateurs le moyen d'inventer et de projeter les richesses de l'esprit, épouser le temps présent, et percevoir son contenu d'avenir, bref, affirmer haut et fort la grandeur de notre pays, telle fut la pensée de votre fondateur, le Cardinal de Richelieu.
- Chaque époque a ses tâches, mais l'ambition reste la même : servir la France en tant que Nation certes, mais aussi en tant que vecteur de civilisation, source de pensée universelle. En 1635, il fallait édifier un Etat, 1945 reconstruire une Nation déchirée, meurtrie. Aujourd'hui, on luttera pour que la France accède aux dimensions que requiert la prodigieuse révolution scientifique et technique qui, en un siècle, a tranformé les rapports de puissance entre les groupes sociaux, les forces économiques et les sociétés politiques... jusqu'à la relation de la planète et de l'espace, de l'homme et de son moi.
- Je traiterai devant vous d'un sujet qui apparaîtra bien réduit auprès de ces réalités et des perspectives qu'elles ouvrent : du langage. Un sujet réduit ? Je n'en suis pas si sûr. Qu'est-il de plus important que ce qui touche aux structures de l'être ?
- Votre compagnie a été instituée pour rendre la langue française - je cite - "non seulement élégante, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences". Je me pose cette question : qu'en est-il, après trois cent cinquante ans ? Notre langue peut-elle encore traduire les apports de la science, définir les signes, désigner les objets hier encore inconnus, que dis-je ? non-existants ? Quant à l'élégance, même s'il faut faire la part du temps et se garder de rejeter les nouveaux bonheurs d'expression, quant à l'élégance, est-elle encore un "beau souci" ?
- Près de cent millions d'hommes et de femmes ont le français pour langue maternelle. En outre, plus de quarante millions l'utilisent comme langue seconde ou langue de travail. Et pourtant, mesdames et messieurs, la langue française est menacée. Comme tout moyen d'expression la langue française est mortelle.
- Créer les mots à mesure que s'accroissent les connaissances, faire que le français tienne sa place dans le dialogue de l'homme et de la machine, réunir les virtualités de l'univers francophone pour qu'elles résistent au déferlement concurrent, tels sont les axes de réflexion que je vous propose. Il ne s'agit pas de nostalgie, mais d'avenir : "la France, c'est d'abord la langue française", disait Fernand Braudel. Sa pensée, je veux dire sa présence, demeure parmi nous.\
Que pouvons-nous, que devons-nous faire aujourd'hui pour notre langue ? D'abord, assurément l'enrichir et l'enrichir sans cesse. Sait-on que la production d'un prototype d'avion, par exemple, ou d'une centrale nucléaire entraîne l'invention de plusieurs dizaines de milliers de mots ? Que l'ensemble des lexiques spécialisés d'une langue moderne dépasse le million de termes - chiffre atteint par les grandes banques terminologiques du Japon, d'Allemagne, du Canada et du Québec ?
- Cette création terminologique doit s'accompagner d'un double travail de définition et de traduction afin d'assurer une communication permanente entre les grandes langues internationales. Ces relations constantes entre les langues représentent en même temps la seule vraie garantie de leur vitalité, car chacune s'enrichit d'abord à ses frontières.
- L'invention, la définition, la traduction d'une grande quantité de mots constituent ce que le Commissariat général de la langue française, que j'ai institué voilà dix-huit mois, transforme peu à peu en impératif national : la terminologie.
- Un impératif que vous connaissez bien, mesdames et messieurs, puisque telle est l'une de vos tâches principales depuis trois siècles et demi, comme l'avait voulu votre fondateur. La reconnaissance de cette nécessité ne date donc pas d'aujourd'hui.
- En 1972, à l'instigation de Georges Pompidou, le gouvernement a pris un décret créant des commissions de terminologies, elles sont au nombre de seize actuellement. Nous avons décidé de poursuivre cet effort, notamment avec l'-institution d'un Groupement d'intérêt public. Centre national de terminologie et de traduction, il rassemble non seulement plusieurs ministères, des universités, des écoles de traduction, mais aussi des entreprises, industrielles ou commerciales. Il commencera ses activités dès le début de l'année prochaine, et je souhaite que vous soyez régulièrement informés de ses travaux et de ses productions.
- Philippe de Saint Robert a même proposé de lui donner le nom d'un homme auquel la langue française doit beaucoup : Jacques Amyot. A l'époque, comme aujourd'hui par l'anglais, le français était menacé par une autre langue, c'était la vague italienne. Il ne peut résister que par une politique consciente et générale de néologie et de traduction.\
Une autre urgence est celle qui découle des nouvelles technologies, de la rencontre entre la linguistique et l'informatique, du dialogue entre la voie humaine et la machine.
- Le traitement informatique des langues progresse à vive allure. Des ordinateurs de taille moyenne rendent aujourd'hui possible la traduction informatique instantanée de textes techniques. Le système TITUS de l'Institut Textile de France, utilisant une syntaxe contrôlée, donc limitée, fonctionne déjà depuis plusieurs années en quatre langues pour la documentation spécialisée et l'agronomie tropicale. Au prochain Salon Expolangues, qui aura lieu à Paris en février 1986, sera présenté le prototype industriel du système GETA beaucoup plus complet et rapide, conçu à l'université de Grenoble par une équipe du CNRS.
- La rencontre des nouvelles techniques de l'informatique et de la linquistique transforme une discipline jusque là seulement "littéraire" - ce qui n'est pas si mal - en une science appliquée, la linguistique automatique, qui donne naissance à tout un secteur industriel présentant déjà un nombre impressionnant de produits commercialisables. Dès maintenant, ces techniques d'avant garde touchent les métiers traditionnels et surtout ceux de l'édition, de la presse, de la bureautique, avec des machines à traitement de texte qui apportent des gains de productivité considérables : on sait combien la tentation d'aller vite est présente dans notre société.
- D'autres secteurs seront atteints, leurs méthodes de travail bouleversées. L'assistance de l'ordinateur divisera bientôt par 10 le temps nécessaire pour traduire les 100000 pages de la documentation technique d'une centrale nucléaire.
- Déjà, les premières synthèses de la parole nous permettent de commander à des ordinateurs ou d'interroger par téléphone les banques de données... Une véritable industrie des langues naît sous nos yeux. Même pour ceux qui sont amoureux du langage, ce n'est pas un sujet de préoccupation amer. Bien au contraire, une façon de renouveler tout en conservant, bien entendu, l'essentiel, c'est-à-dire la richesse des mots, attachée à ce que nous sommes nous-mêmes. Mais je vous pose quand même cette question qui n'est pas indifférente : devrons-nous traduire en anglais tous les ordres que nous donnerons aux machines ?
- Nous nous trouvons à un point fort important de l'histoire de notre langue : - ou bien elle saura maîtriser l'informatique, - ou bien, en peu d'années, elle cessera d'être l'un des grands moyens de communication dans le monde.
- C'est la raison pour laquelle sera lancé en janvier prochain un programme de recherche et de développement sur l'industrie de la langue qui unira une fois encore l'Etat, les universités, les entreprises, les institutions internationales. L'Académie française ne restera pas indifférente. Un pays qui sait construire ARIANE a-t-il le droit de laisser perdre sa langue ? Ce n'est pas Hubert Curien qui me contredira.\
Ces conditions nouvelles de la compétition linguistique ne sont pas évidemment propres à la France. Bien d'autres pays, francophones d'abord, mais aussi hispanophones, lusophones, font face à de mêmes menaces. Des solidarités comment à se manifester. Il ne faut pas oublier que vers l'an 2000 - du moins si j'en crois de bons experts et même si l'on doit attendre cinquante ans supplémentaires, la belle affaire ! vers l'an 2000 les langues romanes seront parlées par autant de gens que l'anglais. Et longtemps en sommeil, la coopération francophone prend, ces temps-ci, un élan nouveau.
- Lundi dernier, j'ai présidé à l'Elysée la deuxième session du Haut Conseil de la Francophonie, qui réunit vingt-huit personnalités venues de quatorze pays et de tous les univers professionnels, les sciences, les arts, la presse, l'industrie... Je salue, à cette occasion, ici présents, deux de ses membres, le président Senghor, et M. Alain Decaux. Ensemble, nous avons réfléchi aux meilleures méthodes pour améliorer l'enseignement du français. Des recommandations sont prêtes. Elles seront, du moins pour notre pays, suivies d'effets immédiats.
- La semaine prochaine, le principal outil de cette solidarité, l'Agence de coopération culturelle et technique, réunira sa conférence général à Dakar. La France qui contribue déjà largement au financement de cette organisation, y assumera des responsabilités plus fortes encore que par le passé.
- Quant au sommet francophone, cette idée simple d'inviter ensemble tous les chefs d'Etat ou de gouvernement des pays francophones avait pris des allures d'arlésienne : on en parlait toujours, il n'arrivait jamais, pour des raisons tout à fait indépendantes de notre volonté. La France le demandait, le Sénégal aussi. Pour accorder les compétitions internes dans d'autres pays, je pense au Canada, il a fallu attendre jusqu'à maintenant. La patience et la ténacité françaises ont triomphé finalement de la -nature des gouvernements ou de l'orientation de leur politique.
- Bref, ce sommet se tiendra à Paris en février prochain. Tous les accords sont donnés.
- Au-delà de dialogues toujours utiles, je souhaite qu'il soit l'occasion de décisions pratiques, précises, pour la diffusion de l'information scientifique et technique, comme le réclamait le 3 décembre dernier de façon pertinente M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, mais aussi pour les banques de données, les satellites, les échanges interuniversitaires, les coproductions audiovisuelles, que sais-je encore.
- Je souhaite que l'Académie française soit associée très étroitement à la préparation de ces rencontres. M. le ministre de l'éducation nationale `Jean-Pierre Chevènement` recherchera avec vous les voies d'une collaboration, d'un travail en commun que j'espère fructueux. Nous avons, dans le -cadre européen, lancé un mouvement Eurêka, qui prend chaque jour de l'ampleur. Dix-huit pays européens, donc six de plus que la Communauté, y prennent part. Les demandes viennent de tous côtés. Je recevais récemment la candidature du Canada, du Brésil, de l'Argentine et même de certains pays venus de l'Extrême-Orient. Ces demandes restent à examiner. Mais c'est assez dire l'intérêt que ce mouvement suscite.
- Pourquoi ne pas utiliser pour la francophonie une méthode de cet ordre, toute de pragmatisme ? On définit un projet, y participe qui le souhaite, chacun y met sa part, le besoin s'impose. Il est toujours des esprits qui se passionnent pour les grandes contructions. On peut faire confiance à l'esprit d'invention, à l'intelligence et à la volonté.\
Si la France s'est montrée, de tout temps, plus ouverte que d'autres aux cultures du monde, permettez-moi cette réflexion, c'est parce qu'elle ne doutait pas de son identité, ni de sa propre culture, ni de son propre langage. Elle ne doutait pas d'elle-même. Et comment accéder à l'universel sans être d'abord soi-même ? Question que nous nous posons, chacun d'entre nous, dans notre vie personnelle, à tout moment. On connaît la belle expression de Paul Claudel : "l'essentiel de ce que l'homme peut apporter de mieux au monde c'est lui-même".
- Si la civilisation industrielle oubliait cette sagesse, les langues se réduiraient vite à de tristes sabirs et se perdraient bientôt en des amalgames, uniformes, désséchants, dépersonnalisés.
- Au moment de conclure, je pense à cette mise en garde de Pierre Jean Jouve préfaçant Segalen "Le divers décroît. Là est le vrai danger terrestre".
- Où pouvais-je prononcer ces mots mieux qu'ici, mesdames et messieurs ? Je saisis l'Académie française, qui ne m'avait pas attendu pour s'en préoccuper. Encore pourrait-il être utile de constater cette conjonction d'efforts et d'attentions pour défendre la langue français. Toutes les institutions qui concourrent à ce bord doivent s'unir, toutes celles qui participent d'une façon ou d'une autre au développement de la pensée et de la communication à la richesse du langage.
- En simplifiant le propos, on pourrait dire : il n'est pas d'autre richesse. Entretenons la, veillons-y. Une telle vigilance fait partie de votre obligation dès lors que vous êtes admis dans cette illustre assemblée, votre obligation, votre devoir d'Etat et, sans doute aussi, votre conviction profonde. Alors ensemble dessinons un avenir qui paraîtra à nos successeurs si facile à vivre, si naturel, qu'ils ne comprendront pas qu'au mois de décembre 1985, nous nous soyons seulement posés la question.\