5 décembre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie de La Trinité en Martinique, notamment sur le problème de la commercialisation du rhum, jeudi 5 décembre 1985.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Je me retrouve avec plaisir dans cette commune, dans cette ville. J'y retrouve la beauté des lieux, tandis que derrière moi la plage, la mer, le vent, les collines avec cependant ce qui est tout à l'avantage de la municipalité des réalisations que je ne connaissais pas et qui montrent bien l'effort d'urbanisme et de logement.
- Cher monsieur Branglidor, nous nous connaissons depuis longtemps, nous n'avons jamais cessé d'entretenir des relations d'amitié très proche. Comment aurais-je pu venir en Martinique, et ne pas venir vous voir ici, entouré de l'affection et du respect des vôtres qui savent l'énergie, la ténacité, le travail qui ont fait de vous l'élu presque permanent de la population.
- Oui c'est vrai, je suis venu naguère, je ne représentais pas la République française, simplement l'un des grands courants d'opinion `PS` qui traverse la Nation et j'avais déjà trouvé ici la chaleur de l'accueil et la possibilité de débattre sérieusement des grands problèmes qui se posent à la Martinique tout entière. Ce ne sont donc pas pour moi des problèmes ignorés, sans oublier non plus la relation constante que j'ai aussi entretenue avec certains d'entre vous qui viennent me voir en métropole. Vous avez vos problèmes particuliers. Les problèmes généraux de l'île, j'en ai parlé hier devant les Corps constitués. J'ai pu, ici et là, au gré de mes visites, parfaire mon opinion sur tel ou tel point. Et ici, j'ai bien entendu les quatre ou cinq motifs d'inquiétude qui justifieraient une intervention des pouvoirs publics au niveau de la capitale et par concertation avec les élus régionaux et locaux. C'était déjà noté avant que je ne vous entende mais ce que vous en avez dit est clair, explique et fait mieux comprendre la passion qui vous anime et qui est celle du bien public.\
Je ne peux pas et je ne veux pas égrener, au travers de mon périple en Martinique toute une série d'engagements qui ne relèvent pas de mon autorité, qui sont de la compétence ou bien du gouvernement ou bien, par le phénomène de la déconcentration, du commissaire de la République ou bien le plus souvent, de l'Assemblée régionale. On n'a pas toujours assez noté parce qu'il faut longtemps avant que cela rentre dans les moeurs que la régionalisation décentralisée représente une véritable révolution institutionnelle. Et les esprits n'y étant pas encore exactement faits, on assiste à une demande sur place et tournée du côté de Paris qui ne tient pas compte de la répartition des compétences et des financements.
- Mais, M. Branglidor est un trop ancien et trop expérimenté élu de la population martiniquaise pour ignorer ces choses. C'est pourquoi c'est à vous mesdames et messieurs, que pour l'instant je m'adresse afin de bien faire comprendre que toute une partie des problèmes qui ont été évoqués devant moi sont du ressort de la région. Seulement voilà, c'est arrivé tout d'un coup, après 1981 et combien de communes se trouvaient en situation dépassée, qui avaient un immense retard à rattraper. Et elles ne voudraient pas voir figer dans la répartition interne à ce département les avantages acquis tandis que ceux qui avaient pris du retard ne pourraient pas le rattraper. Alors, on se retourne du côté de l'Etat, et on nous dit "aidez-nous pour assurer la transition" et je trouve cette demande légitime sauf que bien entendu on ne peut agir contrairement à la loi. Mais enfin, le commissaire de la République, le commissaire adjoint connaissent bien ces questions, ils sauront parfaitement démêler ce qui est de leur ressort et ce qui est du ressort des assemblées locales et l'Etat ne se désintéressera pas du sort de vos communes et particulièrement, laissez-moi vous dire parce que j'aime votre commune, de La Trinité.\
Il y a le problème, par exemple, des fameux cinquante pas et c'est vrai qu'il y a là un transfert qui ne s'est pas opéré. Il y a eu, comme vous l'avez dit, squatérisation et c'est fâcheux. C'est fâcheux pour ceux qui s'y sont installés puisqu'ils vivent en -état d'insécurité et pas toujours dans d'excellentes conditions.
- C'est aussi fâcheux pour la commune qui ne peut pas développer comme elle le voudrait le site et donc le tourisme mais c'est fâcheux également pour une population qui ne peut pas voir régresser l'habitat sans que les foyers qui se fondent, celles et ceux qui cherchent à s'installer ne s'inquiètent de la raréfaction que signifierait le retrait des cinquante pas. Alors c'est une discussion qui doit avoir lieu et je vous dis tout de suite que personnellement, j'incline à ce que ce transfert se réalise, car nul n'est plus qualifié pour traiter de ces choses que ceux qui vivent sur le terrain, que ceux qui habitent et que ceux qui travaillent, étant bien entendu que les intérêts de l'Etat représentant de la collectivité nationale doivent être défendus. Un peu de bon sens et de bonne volonté répondront à votre question, monsieur le maire.\
Les inquiétudes que vous nourrissez pour la production du sucre et, donc, pour commencer, sur la production agricole, sur la production de la canne à sucre, m'ont été soumises déjà à diverses reprises et, j'observais, cependant, qu'au cours de ces dernières années - spécialement au cours de ces deux dernières années - qu'un progrès fort important avait été réalisé, puisque l'on peut déjà planifier le moment à brève échéance, où la Martinique s'autosuffira. Et quand on pense à la situation où elle se trouvait il n'y a pas si longtemps, on voit bien que l'économie, sur ce -plan là, repart.
- Seulement, voilà, vous avez cité un problème qui dépasse la question du simple investissement, du simple équipement. Vous avez évoqué la -nature même de vos produits. Pourquoi le rhum, ce rhum dont la qualité est peut-être la première au monde, pourquoi se vend-t-il moins ? Eh bien, il se vend moins parce que le goût a changé. C'est cela la vérité ! Et nous aurions beau lui donner toutes les appellations contrôlées du monde, si la clientèle se détourne de ce rhum, le meilleur, mais plus riche, plus fort, pour aller vers des rhums plus légers, que l'on produit ailleurs - même souvent altérés - il est difficile de lutter contre.
- Le problème est donc que vous préserviez la qualité unique de votre produit et que vous sachiez l'adapter au goût de la clientèle, assez, en tout cas, pour écouler votre production.
- Voilà le problème principal. J'ai eu, naguère, lorsque j'étais jeune, l'occasion de connaître des problèmes de ce type, car je suis né dans la région de Cognac, dans l'ouest de la métropole et j'ai vu de quelle façon les propriétaires locaux et les négociants, des propriétaires qui transformaient par leurs alambics, les négociants qui achetaient, ont été déstabilisés - le mot est à la mode - par l'arrivée du whisky. Et, lorsque la clientèle disait que c'est le whisky que l'on veut prendre, ah il est peut-être moins bon, et de moins bonne qualité, mais nous c'est ce que l'on veut, il était difficile de leur dire : eh bien, nonobstant, nous continuons !\
Il faut continuer, en s'adaptant. C'est un phénomène, mesdames et messieurs, que l'on retrouve sur tous les -plans. On le retrouve dans l'industrie où l'on pourrait continuer dans la sidérurgie française de faire ce que l'on a fait jusqu'en 1982, c'est-à-dire des produits d'acier que personne ne demande, ou bien si on le demande, qu'on trouve à bien meilleur marché du côté de l'Extrême-Orient. Il fallait s'adapter, il fallait moderniser, il fallait transformer, produire des aciers de même qualité, plus adaptés au goût de la clientèle.
- Je pourrais continuer longtemps. Vous me donnez l'occasion de dire ici que l'effort de modernisation entrepris par le gouvernement de la République est certainement l'un des choix les plus audacieux, mais en même temps les plus nécessaires qui ait été entrepris depuis 1981. Cela crée souvent l'inquiétude, car devant un instrument de travail qui se transforme, devant l'automatisation - là je parle du secteur industriel - la robotisation, n'y aura-t-il pas de graves pertes d'emplois ? Et, il est vrai que dans une première phase, cela se produit le plus souvent. Mais, n'oublions pas que ce sont les pays comme les Etats-Unis d'Amérique et le Japon, qui pratiquent le plus les techniques ou les technologies les plus modernes de l'automation, qui en même temps ont le moins de chômage. Cela veut dire que si l'on rapproche les deux bords de la plaie, l'impréparation industrielle et le chômage, en infusant une dose suffisante de modernité et d'adaptation des travailleurs par une formation aux métiers d'aujourd'hui - c'est-à-dire aux métiers de demain - alors on y arrivera et nous sommes sur la bonne voie.\
Alors, pourquoi ne le ferait-on pas, monsieur le maire, mesdames et messieurs, pour le rhum ? Gardez votre qualité. Produisez, nous vous aiderons. Que se diffusent dans la population martiniquaise le nombre d'artisans, de petites entreprises, parfaitement capables de produire ce qu'il faut produire. Et veillons avec les experts, les laboratoires, les offices particuliers, à modifier peu à peu le produit, de telle sorte qu'il retrouve les grands courants du commerce international.
- Votre chance, c'est d'abord de disposer d'un produit de grande qualité, ensuite d'avoir des travailleurs, des commerçants et des négociants qui valent les meilleurs du monde. Avec cet instrument, comme l'intelligence ne manque pas, et le goût de l'audace, en Martinique, avec toute une jeunesse qui ne demande que cela - faire mieux, travailler davantage, produire, échapper à la crise - Comme il y a des intelligences formées par des écoles, ici particulièrement, des cités scolaires fort importantes, des écoles déjà de qualité supérieure, réunissons tous les efforts et nous y parviendrons.
- Voilà, je voulais m'attarder un peu ce matin sur ce problème du rhum pour ne pas me répéter toute la journée d'aujourd'hui, et, le cas échéant, demain. Je n'ai pas pu en parler bien longuement, hier, parce que tous les sujets m'assaillaient en même temps. Mais à Trinité, je voulais vous livrer ces réflexions. C'est comme toujours, une France moderne qui gagnera et elle est en train de gagner, mesdames et messieurs.\
Et maintenant, dépassons, si vous le voulez bien, les affaires pratiques du moment et songeons que nous avons la chance d'être ensemble ce matin. En tout cas, moi que j'ai cette chance là.
- Je vous vois devant moi, j'observe vos réactions, j'ai ressenti la chaleur, l'amitié de votre hospitalité. Je crois avoir discerné la confiance du peuple martiniquais au travers de cette foule amassée ici, sur cette plage, sur cette place. Je connais vos traditions, je sais la fermeté de vos convictions. Vous n'avez jamais manqué d'audace y compris quand vos convictions n'étaient pas au goût du jour.
- Eh bien, sachez, monsieur le maire, et vous mesdames et messieurs, que le Président de la République, quand il vous aura quittés, c'est-à-dire dans quelques minutes, gardera ce souvenir présent dans son esprit et qu'il ne relâchera pas sa présence affective, il ne relâchera pas la présence aussi, de l'Etat dont il a la charge pour que le gouvernement et ceux qui le représentent, multiplient les tentatives qui aboutiront à la sauvegarde d'une île battue par tous les flots de la crise, où la désespérance qui commence par la jeunesse risquerait d'emporter les meilleures énergies.
- Oui, appel à la jeunesse, que tous se mobilisent, pouvoirs publics et assemblées, pour que les 27 % de chômeurs, surtout les jeunes, cessent d'aborder la vie en ayant le sentiment qu'ils y sont refusés par les générations précédentes.
- Croyez-le, chers amis, c'est mon souci majeur et qui passe bien avant les inévitables difficultés de la gestion quotidienne.
- Merci en tout cas.
- Vive votre commune Trinité,
- Vive la Martinique,
- Vive la République,
- Vive la France !\