18 septembre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au dîner offert en l'honneur de M. le Président de la République argentine et de Mme Raul Alfonsin, notamment sur les droits de l'homme et l'aide au développement, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 18 septembre 1985.

Monsieur le président,
- Madame,
- Vous redirai-je combien vous êtes, ainsi que la délégation qui vous accompagne, les bienvenus en notre pays ? L'Argentine et la France ont tissé trop de liens, depuis l'aube des luttes américaines pour l'indépendance, liens de l'histoire, des idées et des hommes, pour que ce discours d'accueil ne soit pas, avant tout, un discours d'amitié.
- Pour m'en tenir à quelques moments forts, je citerai l'Encyclopédie, qui a très vite traversé l'Atlantique et rencontre un profond écho chez les pères fondateurs de votre république £ j'évoquerai les grandes étapes de l'émancipation de l'Europe du XIXème siècle, au moment où la jeune Argentine batissait ses propres institutions. Interaction significative. Sept généraux français ont suivi le "Libertador" San Martin, dans la légendaire armée des Andes, lors des combats du Chili et du Pérou.
- Des dizaines de milliers de nos compatriotes sont partis défricher des terres lointaines £ et leur espérance avait nom Argentine. Leurs descendants sont aujourd'hui fiers, tout à la fois de leurs aïeux de France et de leur citoyenneté argentine. A la fin de l'an dernier, vous avez vous-même, monsieur le président, rappelé leur histoire en célébrant le centenaire de la petite ville de Pigue, fondée par des paysans aveyronnais.\
En sens inverse, nous avons admiré, venant de chez vous, le "Don Facundo" de Sarmiento, nous avons chevauché dans la Pampa avec "Martin Fierro", parcouru les estancias avec "Don Seguindo Sombra", dont Ricardo Guiraldes a esquissé les traits à Paris. De tout temps, notre capitale a reçu avec joie vos écrivains, vos peintres, vos sculpteurs, vos musiciens, vos savants, vos chercheurs. Aujourd'hui le regretté Julio Cortazar dont j'ai signé le décret de naturalisation française, et ce maître qu'est Jorge Borges comptent parmi les auteurs familiers de nos compatriotes. J'ai reçu les uns et les autres, ici, officiellement au Palais de l'Elysée, de même que j'ai invité Ernesto Sabato et j'ai souvent plaisir à rencontrer un homme comme Miguel Estrella sans oublier celles et ceux qui sont présents dans cette salle que je ne citerai pas mais qu'ils soient citoyens argentins ou d'origine argentine, ils illustrent toutes les formes d'expression de l'art et de la culture, pas simplement française, pas simplement argentine, mais l'expression universelle. Pendant cette visite, l'inauguration d'une exposition de peintres argentins de Paris, à la fondation Thiers, illustrera ces échanges.
- Aussi on ne s'étonnera pas que, dans les grands moments de notre histoire, nos coeurs aient battu à l'unisson. Comme par exemple, le 24 août 1944, quand eut lieu spontanément à Buenos Aires, une gigantesque explosion de joie à l'annonce de la libération de Paris, ou comme le 10 décembre 1983, l'allègresse du peuple de France quand le peuple argentin retrouva les voies de sa liberté.\
Eh bien, c'est la deuxième fois, monsieur le président, que nous nous rencontrons. Vous êtes venu ici il y a un an en visite de travail et j'ai souhaité au nom de la France, vous recevoir avec plus de solennité, pour tout ce que vous représentez, un noble pays, la démocratie retrouvée, et pour ce que vous êtes. Je sais l'ampleur de votre tâche et les difficultés qui sont vôtres. Porté par le vote de vos concitoyens à la tête de l'Etat, vous avez dû affronter le poids d'un douloureux passé.
- Je tiens à saluer à ce propos la décision courageuse que vous avez prise, en créant, dès le lendemain de votre installation à la Casa Rosada, une commission sur la disparition des personnes, présidée par celui que je citai tout à l'heure Ernesto Sabato. Les Français ont pris d'autant plus intérêt à la lecture de son rapport que quinze de nos compatriotes ont été engloutis dans les ténèbres d'une trop longue nuit. La justice argentine va maintenant faire son oeuvre. Les hommes libres se tournent vers elle et suivent avec émotion le déroulement de son action, qui n'a pas de précédent en Amérique latine.
- Sur tous les terrains internationaux, votre diplomatie est présente et active, écoutée aussi, parce que sa force a nom démocratie. Nous portons un vif intérêt à votre action, chaque jour plus influente, pour le rayonnement des pays non alignés comme ce fut le cas à la conférence de Luanda.
- Vous avez, avec quelle volonté et quelle passion, multiplié les efforts pour resserrer les liens entre les nations latino-américaines et fait prévaloir les principes de son intervention, de liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, de non ignorance dans les affaires intérieures d'un autre pays, de respect des droits de l'homme.
- Sur ces sujets, la France pense comme vous. Je me souviens de l'avoir affirmé, dès mon premier voyage au Mexique, à l'automne de 1981 : les problèmes latino-américains doivent être résolus par les latino-américains eux-mêmes.
- C'est vrai en particulier des difficultés que connaît l'Amérique centrale : la France n'a cessé, depuis le premier jour d'appuyer la démarche de paix du groupe de Contadora. La récente réunion tenue à Cartagène, à l'issue de laquelle vous avez, avec le Brésil, le Pérou et l'Uruguay, tous pays démocratiques, décidé de coordonner vos efforts avec les pays de ce groupe, va dans le sens que nous souhaitions.
- J'ai été très sensible au salut qui m'a été adressé dans la résolution de Cartagène. C'était un nouveau message de l'Amérique latine à la France. De même, la signature d'un traité de paix avec le Chili, après un différend territorial qui a failli à plusieurs reprises évoluer en conflit armé, souligne une action de sagesse.\
La paix est au coeur de vos préoccupations. La France vous comprend lorsque, avec d'autres pays respectables et respectés, qui sont aussi nos amis, vous jetez un cri d'alarme contre le surarmement.
- J'ai dit à l'Assemblée générale des Nations unies et je le répète ici, que la France s'associera à toute démarche qui, tenant compte de l'-état des forces et des contrôles nécessaires choisira la voie du désarmement. J'ai proposé qu'un rapport direct soit établi entre le désarmement et le développement et je continue de souhaiter qu'une conférence préparatoire se réunisse à ce sujet dans les plus brefs délais. La France est une puissance nucléaire dont la stratégie purement dissuassive n'a pour objet que de contenir les menaces et d'interdire les agressions. Qu'un plan et une méthode de diminution des tensions soient reconnus par tous et la France aussitôt, s'y joindra.
- Parlant au nom de mon pays, je veux rappeler ici, très brièvement, pour répondre à vos interrogations, quelques principes de notre politique étrangère.
- Vous vous inquiétez de la paix du monde. Je le déclarais, il y a quelques instants : que les deux superpuissances donnent le signal de la désescalade, et la France agira en conséquence.
- Vous pouvez faire confiance sur ce sujet en particulier à un pays comme le mien, qui a connu deux guerres mondiales et perdu des millions d'hommes.\
Un autre point est au coeur de la politique française et de ses relations avec le monde alentour : la construction de la Communauté européenne `CEE`, pour nous fondement de la paix et qui exige de ses membres une solidarité attentive.
- Notre situation dans cette Communauté m'autorise à déclarer ici que nous approuverons toute initiative qui permettra une solution négociée entre Argentins et Britanniques au sujet des îles Malouines. Oui, j'en suis convaincu, il n'existe aucune solution hors de la négociation, sans aucun interdit sur aucun sujet. Refuser de s'y prêter ne fera que retarder l'heure de la paix.
- Vous savez aussi que la Communauté, notamment par son commissaire chargé de ces questions, Claude Cheysson, joue un rôle très actif dans votre développement, que je crois essentiel à l'ordre économique mondial.\
Vous êtes inquiet, monsieur le président, comme moi, du décalage croissant entre le Nord et le Sud. Comme vous, je pense qu'il n'y aura pas de prospérité sans une politique mondiale capable de multiplier les liquidités, de garantir les échanges, d'assurer partout où cela est nécessaire, l'équilibre entre la consommation, la production et les échanges. Comme vous, je pense qu'il faut mettre fin à ce scandale que constitue l'absence de réponse coordonnée, organisée, à la famine qui frappe de nombreux peuples. Comme vous, je crois que la justice sociale est à l'échelle de la planète, l'une des clés du progrès.
- Obtenons, par une concertation active, que baissent durablement les taux d'intérêt, qui exercent une pression intolérable sur nous tous et que les pays en voie de développement retrouvent accès à des financements suffisants.
- Insistons pour que soient corrigés les déficits et l'instabilité monétaire, notamment dans les plus puissants pays du monde auxquels nous sommes liés par ailleurs par des attaches fortes, amicales et durables mais notre devoir est de dire ce que nous pensons pour que nous soyons en mesure d'aborder autrement les temps nouveaux. Rétablissons les bases d'une croissance stable des échanges internationaux et agissons pour que se déroulent à cet effet les discussions financières, commerciales et monétaires indispensables.
- Réduisons le poids de la dette : que les pays créanciers acceptent de renégocier avec les pays endettés de manière coordonnée leurs créances quand celles-ci provoquent des difficultés insurmontables pour les débiteurs.
- Bien entendu, les débiteurs doivent aussi comprendre que les créanciers sont en droit d'attendre, sur des bases négociées que leur soit rendu ce qu'ils ont eux-mêmes accordé. Mais tout cela doit être fait de telle sorte qu'il n'y ait pas de rupture et que les uns et les autres aident à ce que les quelques années qui viennent soient finalement dominées. Pour cela, il faut s'attaquer aux causes et pas seulement aux effets de la dette £ il faut s'attaquer aux racines mêmes du sous-développement ou pour des pays qui ne sont pas sous-développés, ce qui est le cas du vôtre, et qui ont connu des crises, des difficultés particulières doivent laisser le temps de respirer. On peut être sûr qu'avec les qualités du peuple argentin, on trouvera très rapidement la situation qui était la sienne avant les drames de ce dernier tiers de siècle.\
Mettons en place une action d'urgence pour remédier au manque de ressources alimentaires des pays les plus démunis.
- Je souhaite à ce sujet qu'une réunion des dirigeants des pays les plus riches d'est et d'ouest et des représentants des pays les plus pauvres du tiers monde arrête enfin un plan réalisable et concret contre la famine, organise les transports de vivres, prépare une action de longue durée pour parvenir à l'auto-suffisance alimentaire, et réfléchisse aux problèmes financiers qui en résulteront. Pour ce qui concerne la France, je suis tout à fait disposé à prendre une initiative à cette fin.
- Sur ce problème, nous avons donc alerté sans cesse l'opinion mondiale, pour ma part, que ce soit à la conférence de Cancun, au sommet de Versailles, Londres, Bonn, aux Nations unies, devant les Parlements de 20 pays et nos représentants le répètent aux réunions de la Banque mondiale et du FMI, ce que je fais ici de nouveau. Oui, il convient de lancer un appel aux pays développés pour qu'ils prennent conscience de la gravité de la situation. Il faudra bien qu'on nous entende, c'est dans l'intérêt des deux parties et non pas seulement dans l'intérêt d'une seule. Le monde dit développé ou industrialisé parviendra à dominer sa propre crise par la multiplication des échanges.\
Votre nation, fière de son passé, peut regarder l'avenir. Et nous, nous avons besoin d'une Argentine forte et libre, active, présente dans les forums internationaux. Nous nous réjouissons de voir son grand retour sur la scène du monde. Notre confiance est grande de la savoir dirigée par un homme dont le patriotisme ardent est associé à un sens aigu de l'universel.
- J'ai rappelé au cours d'une conversation récente, monsieur le président, que lorsque j'étais étudiant j'avais préparé, comme chacun, des diplômes dits d'études supérieures, pour ce qui me touchait, il s'agissait de droit international public, j'avais choisi pour sujet que j'ai mené à bien la trace, le sillon tracé par les jurisconsultes argentins spécialement en droit maritime qui ont été sans doute pendant une période du XIXème et XXème siècle, les maîtres à penser des jurisconsultes du monde. J'avais acquis une petite spécialité dont je me suis un petit peu éloigné par la suite, qui a l'avantage au moins de me permettre de rappeler ce souvenir, c'est-à-dire l'attrait que pouvait éprouver un jeune homme d'avant la guerre mondiale pour cette République argentine qui frappait mon imagination et dont le meilleur de ses fils avait acquis une conscience qui pouvait être perçue et comprise partout dans le monde, parce qu'il exprimait des idées générales en même temps qu'il esquissait une forme de droit qui reste encore aujourd'hui une donnée majeure dans la connaissance du monde.
- Je rappellerai, pour conclure, ce mot indispensable de José San Martin : "les grandes -entreprises sont le fait d'hommes courageux". C'est vrai que le courage par définition c'est même le même mot, c'est une vertu et de cette vertu, les Argentins n'en manquent pas. Nous trouverons, monsieur le président, madame, pour tous les combats qu'il convient de mener, démocratiques, de redressements, de développements, nous trouverons la France à leurs côtés. Monsieur le président, madame, heureux de vous recevoir en notre capitale, honoré d'une visite qui s'inscrit dans les riches heures de notre histoire, je vais maintenant lever mon verre selon la tradition, à votre santé, à celle de votre famille et de vos compagnons de voyage, citoyens argentins qui me faites l'honneur d'être à cette table. C'est une façon pour moi de boire à la santé de la république argentine, à la santé du peuple argentin dont je souhaite la prospérité dans la paix.
- Vive l'Argentine,
- Vive la France.\