16 janvier 1985 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à Antenne 2 lors de l'édition spéciale du journal télévisé, notamment sur la Nouvelle-Calédonie, la situation économique et financière de la France, le chômage, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 16 janvier 1985.

QUESTION.- Monsieur le Président, bonsoir. Merci d'avoir accepté l'invitation d'Antenne 2. Christine Ockrent, Paul Amar, Philippe Gallard, d'Ouest-France, et moi, nous allons vous interroger pendant à peu près une heure, en commençant, si vous le voulez bien, par la Nouvelle-Calédonie.
- Est-ce que la flambée de violence des derniers jours ne compromet pas le bon déroulement du plan proposé par M. Edgard Pisani ?
- LE PRESIDENT.- Elle le complique. Elle ne le compromet pas de telle façon que le plan puisse être poursuivi.
- QUESTION.- Pourtant, pratiquement, monsieur le Président, M. Pisani n'a plus d'interlocuteur, le RPR local et le FLNKS récusent son plan en l'-état.
- LE PRESIDENT.- Ca ne va pas jusque là. Vous avez raison, ils l'ont récusé de la façon la plus claire, mais ils n'ont pas récusé la phase intermédiaire £ rendez-vous a été pris devant les électeurs, précisément, les électeurs de cette Nouvelle-Calédonie, et chacun de ses partis, chacune de ses fractions, chacun des individus aura certainement à coeur de participer au scrutin.
- QUESTION.- Et le calendrier ne vous paraît pas trop rapide ?
- LE PRESIDENT.- Il paraît rapide à certains £ serait-il bon pour la France et pour la Nouvelle-Calédonie de faire durer trop longtemps cette controverse ?
- QUESTION.- Si le scrutin se déroule dans de bonnes conditions, ce sera déjà un progrès, mais est-ce qu'il réglera le problème ? Avez-vous la certitude que les vaincus respecteront le résultat du scrutin ?
- LE PRESIDENT.- C'est précisèment là le problème, monsieur Amar, vous avez mis le doigt dessus. Voyons, il y a là-bas deux communautés, bien circonscrites, et une 3ème fraction de population assez mêlée. La première de ces communautés, la plus ancienne, ce sont des Mélanésiens, les Kanaks.
- La deuxième, plus récente mais qui, cependant, a pris racine depuis plus d'un siècle : ce sont des Français d'origine, des Européens, des blancs.
- Et la troisième ce sont des personnes qui sont venues de l'immensité du Pacifique, qui ont traversé les mers, qui habitaient dans d'autres îles, qui ont cherché à vivre là.
- Les premiers représentent environ 62, 63000 habitants les deuxièmes en représentent 53000, les troisièmes, à eux tous - Polynésiens, Wallisiens, Vietnamiens, et d'autres encore - environ 30000. Voilà des intérêts dont il est évident qu'ils sont contraires, faut-il même dire contradictoires.
- Et puis, il y a les intérêts de la France. Si l'on veut réussir - quiconque à ma place voudrait servir les intérêts de la France, bien entendu, et chacun l'a cherché, c'est mon rôle aujourd'hui, - comment accorder ces populations hostiles en cherchant à répondre à chacune des communautés et à chacun des intérêts ? C'est ce qu'a fait le plan de M. Pisani, dont il faut bien imaginer qu'il a été proposé après avoir été examiné par le Premier ministre `Laurent Fabius` et par moi-même.
- Un peu plus, un peu moins, c'est l'objet même de la négociation puisqu'une négociation est ouverte, a été interrompue, peut reprendre. Mais beaucoup de choses en moins ... beaucoup de choses en plus ... et c'est de nouveau l'explosion. Vous me direz : c'est déjà l'explosion.
- QUESTION.- Justement, monsieur le Président, dans ce difficile compromis entre l'ordre et la négociation, est-ce que la mort d'Eloi Machoro est politiquement néfaste ou est-ce que, paradoxalement, elle pourra aider à une négociation ?
- LE PRESIDENT.- Non, je pense qu'elle est tout à fait déplorable, et elle ancre la fraction canaque dans un refus qui n'est pas simplement un refus verbal : visiblement, on sent que c'est une population frappée au coeur. Mais la nécessité de servir les intérêts de l'Ile et de sa population, dans son ensemble prévaudra chez les vrais responsables.\
QUESTION.- Alors, vous étiez vous-même ministre de l'intérieur d'un gouvernement qui a commencé la guerre d'Algérie. Aujourd'hui pour la Nouvelle-Calédonie, vous préconisez l'indépendance-association. Y aurait-il donc des leçons d'histoire ?
- LE PRESIDENT.- Il y a des leçons d'histoire, assurément. C'est en 1956, vous venez de le rappeler, que le gouvernement de l'époque, auquel j'appartenais - mais je n'étais pas l'auteur de cette proposition, c'était M. Gaston Defferre - a institué un système qui promettait beaucoup et qui a beaucoup promis dans l'ensemble des autres territoires d'Outre mer, l'Afrique en particulier. Cela consistait à créer un gouvernement, un gouvernement territorial, local, dont le chef était le gouverneur ou le haut commissaire, et dont les responsables avaient pratiquement compétence sur tous les problèmes de l'île.
- QUESTION.- Mais pour la Nouvelle-Calédonie ...
- LE PRESIDENT.- C'était en 1956. Mais, madame, je tiens à dire quelque chose, parce que ceux qui nous écoutent doivent bien comprendre ce drame, indépendamment des antagonismes, des éléments de racisme qui existent un peu partout. En 1956, on avait réussi à créer une situation qui avait parfaitement accordé les différentes fractions en présence. 1956, cela va faire trente ans .. En 1958, il y a eu le vote d'une constitution, la Constitution de la France, de la République française, et chacun de ces territoires, la Nouvelle-Calédonie entre autres, a pu choisir communauté ou indépendance. Elle n'a pas choisi l'indépendance.
- QUESTION.- Oui, mais, monsieur le Président, tout est bloqué aujourd'hui...
- LE PRESIDENT.- Je vais revenir à aujourd'hui,£ mais on doit comprendre le passé pour saisir l'exaspération des forces en présence et aussi les erreurs graves du passé. L'exaspération trouve sa racine dans le fait qu'en 1956, on avait fait un immense progrès, qu'en 1958, on le confirme : c'est le général de Gaulle qui cherche à avoir la coopération de la Nouvelle-Calédonie pour qu'elle reste française, alors qu'elle a le choix de l'indépendance et les dirigeants qui sont kanaks à l'époque, disent : oui, on reste à la condition que vous nous gardiez ce statut. Oui, naturellement ! Le ministre de l'époque s'y rend, donne toutes les garanties et dit même : ce sera mieux ! Et cinq ans plus tard, en 1963, on supprime tout, on rend toute l'autorité au gouverneur, fonctionnaire d'autorité venu de la métropole. On expulse les ministres locaux. C'en est fini. On n'a donc pas cru, on ne croit plus d'une certaine façon à la parole de la France.\
QUESTION.- Compte tenu de l'-état des relations entre les différentes communautés, si le non à l'indépendance l'emporte en juillet, que se passera-t-il ?
- LE PRESIDENT.- Il y aura une décision populaire. Mais il est certain que si l'équilibre des intérêts, tel que l'a présenté M. Pisani au nom du gouvernement de la République, est rompu, on se trouvera devant une nouvelle situation qui ne pourra pas échapper à l'affrontement. Mais bien entendu, le rôle du gouvernement sera de veiller à ce que, le vote étant acquis, les dispositions soient prises pour que toutes les chances qui resteront de la conciliation puissent encore être jouées.
- QUESTION.- Qu'est-ce qui garantit au cas où le référendum pencherait en faveur de l'indépendance ...
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas dire cela, le projet est un bloc. Il comporte d'une part non pas le terme d'indépendance - ceux qui sont là bas diront ce qu'ils voudront - mais la reconnaissance d'un fait de souveraineté, de souveraineté fondée sur l'origine.
- QUESTION.- Justement.
- LE PRESIDENT.- Deuxièmement, il y a des sécurités, des garanties, des droits acquis par ceux qu'on appelle les "caldoches" qui sont les Français d'origine et qui sont toujours Français.
- QUESTION.- Mais qu'est-ce qui peut garantir qu'un Etat calédonien devenu souverain maintiendra ces droits ?
- LE PRESIDENT.- D'abord la réussite de la mise en place de cet accord, car il y a un troisième terme, vous m'avez interrompu avant que je ne l'expose. Premier terme, celui qui concerne les kanaks £ deuxième terme, celui qui concerne les caldoches, les habitants d'origine européenne et leurs descendants £ et troisièmement, l'intérêt de la France. L'intérêt de la France, selon le plan, est affirmé de telle sorte qu'elle garde une capacité de décision dans le domaine de la sécurité, de la défense, dans le domaine des affaires étrangères, dans le domaine de la justice, dans le domaine de la sécurité intérieure. C'est une combinaison qui ressemble fort avec quelque évolution, à celle d'il y a trente ans. On ne peut donc dire l'indépendance £ on doit dire indépendance-association avec la présence de la France. Et il serait sage que chacun de ceux qui m'écoutent - car on nous écoute pour l'instant là-bas, ou on nous écoutera dès que cela sera possible de nous entendre - il est important que chacun sache que les intérêts fondamentaux des uns et des autres seront préservés - et cela ce n'est pas un miracle qui le prouvera - et que tout le reste risque, vous l'avez dit, d'être pire.
- QUESTION.- La gravité de ce dossier, qui risque de dominer la vie politique française pendant de longs mois, ne va pas vous obliger à prendre cette affaire directement en main ?
- LE PRESIDENT.- Comment ! Mais je l'ai prise depuis le premier jour !
- QUESTION.- Mais peut-être plus que vous ne l'avez fait jusqu'ici ?
- LE PRESIDENT.- Encore plus ! C'est un souci quotidien que partage le Premier ministre `Laurent Fabius`, dont le Premier ministre a pris directement la responsabilité dans l'action quotidienne mais, bien entendu, il m'informe.
- QUESTION.- Est-ce que vous iriez jusqu'à aller en Nouvelle-Calédonie ?
- QUESTION.- Vous êtes allé au Liban ...
- LE PRESIDENT.- Mais oui, madame, j'irai en Nouvelle-Calédonie.
- QUESTION.- Quand ?
- LE PRESIDENT.- Demain.
- QUESTION.- Demain jeudi ?
- LE PRESIDENT.- Demain jeudi.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous croyez au risque de contagion de l'affaire calédonienne sur la Polynésie française dont le chef d'état-major des armées a encore souligné hier l'importance stratégique ?
- LE PRESIDENT.- Oui, bien que cette intervention ait été interprétée de façon abusivement polémique car le général Lacaze, que je vois très souvent, avec qui je parle de ces choses, qui est un homme très responsable, que nous venons de proroger dans ses fonctions de chef d'état-major des armées - il en a la qualité - faisait de la prospective et situait son analyse sur les années de l'an 2000. Oui, il est évident qu'il est fort important pour la France de disposer un peu partout dans le monde d'un certain nombre de points où la population fait confiance, où elle est en mesure de défendre son rayonnement, ses intérêts, sa présence.
- Alors, la contagion, madame, vous avez raison de vous poser la question, qui ne se la poserait pas ? Je me la pose aussi... comment est-ce que je la résous dans mon esprit ?
- Je pense que nous sommes là dans une situation très particulière. Les trois groupes dont nous venons de parler, s'opposent, sur le -plan racial, avec toute une série d'aspects qui ont été traités, il faut le dire, avant notre arrivée et nos responsabilités du pouvoir. Le drame de 1963, j'en ai parlé tout à l'heure. Mais à partir des années qui ont suivi, on a essayé du côté de Paris, du côté du gouvernement, du côté du Président de la République, de rattraper les fils qui avaient été arrachés et c'est ainsi qu'au cours du dernier septennat des dispositions prises en 1976, puis en 1979 et 1981 ont restitué au gouvernement local bien des attributions qui lui avaient été enlevées.
- QUESTION.- Et c'est ce que vous direz demain aux néo-calédoniens.
- LE PRESIDENT.- Nous, nous sommes allés un peu plus loin, mais il y a ces trois communautés, rien ne changera à ce fait là.\
`Suite réponse sur le problème calédonien`
- Or, dans les autres territoires et plus encore dans les autres départements - vous pensez sans doute à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Réunion, c'est normal et on peut dire, certains disent la Corse - il faut que le gouvernement ait bien conscience, et il l'a, que le problème doit être posé en termes extrêmement précis. En Nouvelle-Calédonie, il n'y a pas un peuple à la base il y a les kanaks, et puis un autre d'origine française, si je puis dire, qui a pris une conscience collective, et c'est là que se situe le drame. Dans les autres territoires, les fonctionnaires, les Français d'origine sont très peu nombreux : la population de la Guadeloupe, par exemple, ou de la Martinique, est une population essentiellement antillaise, créole, bien que le terme soit inexactement employé.
- QUESTION.- Ce sont des départements français !
- LE PRESIDENT.- Ce sont des départements français, c'est-à-dire que leurs droits, que leur situation juridique est différente, mais c'est un seul peuple et ce seul peuple s'est exprimé, s'exprime, s'exprimera dans de très nombreuses circonstances. Les élections ne manquent pas en France et dans les territoires lointains de la France. Dans toutes ces circonstances, jusqu'alors, tous ceux qui se sont réclamés de l'indépendance ont été électoralement écrasés £ ils ne représentent pas grand chose : une force de violence, mais limitée, et pas une force démocratique d'expression, de telle sorte qu'on doit faire une différence très profonde. La contagion doit être refusée parce qu'un peuple qui s'exprime et qui conclut à chaque occasion qu'il veut rester français, sa volonté doit être respectée. Le problème de la Nouvelle-Calédonie - nous en parlons depuis quelques minutes - je crois que chacun l'a compris, c'est que la victoire électorale, à quelques milliers ou centaines de voix près, ne résoud pas, à elle seule, le problème. Voilà ce qui fait la gravité de cette situation sur laquelle il me semble que les responsables français, l'opinion française, devraient chercher une certaine harmonie car cela nous concerne tous.
- QUESTION.- Et c'est dans ce but que vous y allez ?
- LE PRESIDENT.- C'est dans ce but que j'y vais. J'y vais pour dire ce que je crois être la raison et j'y vais pour soutenir les efforts du Haut-Commissaire, du délégué du gouvernement, M. Pisani.
- QUESTION.- Le référendum est prévu en Nouvelle-Calédonie. Est-ce qu'il vous est arrivé de penser appeler les Français, tous les Français, à se prononcer sur le destin de la Nouvelle-Calédonie par référendum ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait parfaitement constitutionnel. Je crois qu'il faut que les Français, en tout cas, prennent conscience de la difficulté, de l'ampleur, de la gravité de ce problème, pour que chacun des Français se fasse son opinion. Il serait désastreux que ce soit l'indifférence qui prévale.
- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire que vous pourriez l'envisager, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Je pourrais le faire. L'envisager, c'est une autre affaire.\
QUESTION.- Vous avez, l'été dernier, voulu organiser un autre référendum sur l'extension du domaine du référendum. Ce référendum n'a pas pu avoir lieu.
- Est-ce que vous envisagez, pour les mois qui viennent, un autre thème possible sur lequel vous appelleriez les Français à se prononcer ?
- LE PRESIDENT.- Je peux le faire. Je ne l'ai pas envisagé. Je ne souhaiterais pas que la pratique du référendum tombât en désuétude, mais je ne veux pas non plus créer un artifice. Je ne cherche pas à tout -prix à avoir un scrutin, un vote favorable des Français sur telle ou telle question.
- QUESTION.- On vous prête parfois l'intention de l'organiser sur le mandat présidentiel et sa durée.
- LE PRESIDENT.- Mais, on me prête beaucoup de choses, et avec usure, monsieur Du Roy ! Moi, je vous réponds ici : je pourrais le faire, il est possible qu'il soit bon de le faire, je n'ai pas pris de décision dans ce sens.
- QUESTION.- Ce n'est pas forcément un artifice, monsieur le Président, cela permet peut-être de faire le point avec les Français.
- LE PRESIDENT.- Ah, non, non ! Je n'ai pas dit que ce serait un artifice. J'ai dit que je ne ferai pas d'artifice. Je ne poserai pas de question arbitraire, ou simplement pour des besoins de tactique politique intérieure. Si cela touche aux intérêts de la France et s'il est bon que la France se prononce, je le ferai.
- QUESTION.- Et la Nouvelle-Calédonie pourrait entrer dans cette catégorie ?
- LE PRESIDENT.- Elle entre dans cette catégorie. Ce n'est pas un problème d'une gravité extrême, mais enfin juridiquement, constitutionnellement, c'est ...
- QUESTION.- Dans l'histoire de la Vème République, le référendum a parfois, pour ne pas dire souvent, servi à restaurer un climat d'adhésion et de confiance au Président de la République...
- LE PRESIDENT.- Vous voulez parler de quel référendum ?
- QUESTION.- Un certain nombre de référendums du temps de général de Gaulle, notamment ...
- LE PRESIDENT.- Vous pensez au référendum sur l'Algérie, peut-être ?
- QUESTION.- Il y en a eu un autre ...
- LE PRESIDENT.- Oui .. Ils n'ont pas tous été très concluants.
- QUESTION.- Est-ce que ce serait un moyen pour vous ...? Vous êtes, dans les sondages, impopulaire ...
- LE PRESIDENT.- Impopulaire, vous permettez .. Mettez cela entre guillemets. Il est certain qu'il y a une majorité de Français qui n'approuvent pas la politique que nous menons et que je mène donc. De là à parler de popularité ou d'impopularité ... attendez la suite.
- QUESTION.- A propos de suite ...
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait prêt, moi, à aborder cette phase, et on verra bien le résultat.
- QUESTION.- Vous vous apprêtez ...
- LE PRESIDENT.- En plus, moi, je n'attends rien, je ne demande rien. Je demande simplement à remplir mon devoir. J'ai été élu pour sept ans, je remplirai mon devoir pendant le temps qui m'est donné. Pour le reste, et au-delà, ce ne figure même pas dans mon subconscient. Je cherche à servir la France et les Français.\
QUESTION.- Alors, dans votre conscient, monsieur le Président, vous vous apprêtez à modifier le mode de scrutin dans quel sens ? Allez-vous instaurer la proportionnelle intégrale, ou un système plutôt mixte ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez prononcé une expression très juste : dans le sens de la proportionnelle, sans aucun doute, et j'infuserai, à des degrés divers, de la proportionnelle dans la plupart de nos élections, qu'elles soient locales - on l'a fait pour les municipales - ou qu'elles soient législatives. Cela existe déjà pour le Sénat, dans de nombreux départements et d'ailleurs, sur le -plan régional, ce sera ainsi. Chaque fois que nous aurons l'occasion de commencer à instiller de la proportionnelle dans nos modes de scrutin actuels, ce sera bien.
- QUESTION.- Vous n'instaurez pas la proportionnelle, vous l'instillez ...
- LE PRESIDENT.- Non, c'est variable. J'ai dit : dans toutes les élections, il y aura une part de proportionnelle.
- QUESTION.- Parlons des législatives.
- LE PRESIDENT.- Si l'on parle précisément des législatives, c'est le débat dont le gouvernement se charge, ce n'est pas mon travail, mais ce sera certainement un scrutin dont la finalité sera proportionnelle.
- QUESTION.- Mais il y aura quand même une part de scrutin majoritaire ?
- LE PRESIDENT.- Voilà. J'ai dit "finalité" exprès, cela ne m'est pas venu à l'esprit comme çà ...
- QUESTION.- Vous avez un exemple ?
- LE PRESIDENT.- ... Il peut y avoir un processus majoritaire, mais finalement il faut que les formations politiques se retrouvent.
- Une considération dont j'ai la charge. Si vous lisez bien la Constitution - je crois que c'est dans l'article 3 - vous verrez que, parmi les obligations qui sont les miennes, il y a le fait que le suffrage est universel et qu'il est égal. Or, il y a des circonscriptions - une circonscription en tout cas qui me vient à l'esprit - de 160000 personnes, et d'autres de 26000. Est-ce que c'est égal ? Eh bien, non. Le citoyen de cette circonscription n'est pas l'égal de celui de la première celui des 160000 n'est pas l'égal de celui des 26000.
- Il faut donc retoucher cela. Pas trop retoucher, comme on dit "pas trop charcuter", mais si on ne veut pas "trop charcuter" les circonscriptions qui, alors, voteraient pour les députés d'une façon majoritaire, il faut que cela se rattrape quelque part, et c'est cela, la proportionnelle.
- QUESTION.- Vous imaginez le reproche de l'opposition à votre égard ! Vous allez peut-être mettre fin - je parle des législatives - à la stabilité de la Vème, les majorités pourraient se faire et se défaire au rythme des crises ...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas où vous placez l'instabilité !
- QUESTION.- Qui vous profite ...
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait pour la stabilité, mais quand vous dites : "Vous allez instaurer l'instabilité", j'ai l'impression qu'on me promet l'instabilité si jamais l'opposition l'emportait au mois de mars 1986 !
- QUESTION.- Monsieur le Président, en ce qui concerne le mode de scrutin, d'une façon un peu schématique, on dit : le scrutin majoritaire assure la stabilité et le scrutin proportionnel la justice. Entre les deux, il faut trouver un moyen terme.
- LE PRESIDENT.- Eh bien, voilà, c'est ce à quoi je travaille, monsieur du Roy .. Vous seriez un très bon conseiller dans cette affaire !\
QUESTION.- Vous parlez de 1986, monsieur le Président. Que ferez-vous si l'opposition gagne ? Vous avez évoqué cette éventualité ?...
- LE PRESIDENT.- Mais moi, je me refuse à examiner cette hypothèse. Je ne me place pas dans cette hypothèse. Je fais mon travail, je le fais vraiment, je crois, avec conscience, selon les convictions que j'ai. Ces convictions peuvent choquer tels et tels Français, mais je les respecte £ j'espère qu'ils me respectent aussi. Cela, c'est le jeu démocratique, c'est normal. Je crois à la politique que je mène, je crois à la politique qu'à l'heure actuelle conduit le gouvernement, et je crois à l'intelligence, à la générosité et au courage des Français. Tout cela réuni peut faire que votre pronostic soit finalement infirmé.
- QUESTION.- Alors, vous, qui avez une grande expérience de l'opposition, est-ce que vous considérez...
- LE PRESIDENT.- Oui ! Je pourrais donner de très bons conseils !
- QUESTION.- ... Justement, est-ce que vous considérez que la droite est sur le bon chemin pour gagner en 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! Si vous appelez "le bon chemin" un énoncé de thèses, de thèmes, de programmes ou d'idées, j'attends de les connaître. Pour l'instant, on ne propose rien de très particulier aux Français, sinon un "remake" - comme on dit en franglais -, une ressucée de ce que l'on a déjà connu. S'il s'agit des personnes, je pourrais dire un peu la même chose... mais enfin, il y a des personnes éminentes, et elles ont parfaitement capacité à assumer la responsabilité de la France.
- QUESTION.- Si vous aviez à accorder un Prix de la meilleure tactique, entre MM. Barre, Chirac et Giscard d'Estaing...
- LE PRESIDENT.- Non, non, je m'y refuse. Je regarderai tout cela à l'arrivée et, à ce moment-là, si vous voulez, je vous dirai ce que j'en pense. Pour l'instant, je ne me mêle pas de cela. J'ai beaucoup d'estime pour la plupart de ces dirigeants, de l'estime personnelle quant à leurs capacités, quant à leurs quantités, même si je n'accepte pas leurs choix politiques... Nous ne sommes pas dans une guerre civile, nous ne sommes pas retournés aux Guerres de Religion ! Cependant, je refuse de me placer dans cette hypothèse, parce que je crois que le gouvernement et que ceux qui le soutiennent peuvent démontrer qu'ils ont bien travaillé pour la France et pour les Français.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez encore à l'Union de la Gauche et à son avenir ?
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien, je me place sur un -plan un peu différent aujourd'hui. Je veux dire que, depuis trois ans et demi, je suis Président de la République. Je suis, je le crois, très fidèle à ce que je suis moi-même, aux combats que j'ai menés auparavant, je n'ai pas changé d'options, je n'ai pas changé de conception, mais j'ai en charge la France et je ne veux pas non plus faire le travail d'un chef de parti. Je ne suis pas le chef d'un parti.
- Une majorité de Français s'est prononcé en ma faveur en 1981 £ elle m'a fixé la durée de mon mandat, et je n'entends pas me mêler des accords entre les partis, de savoir qui ferait partie de la future majorité. Ce n'est pas mon affaire. Mais j'appellerai les Français à se prononcer sur un certain nombre de thèmes et je crois les Français assez raisonnables, assez responsables et assez courageux pour admettre avec moi qu'il existe, en dépit de tout ce qu'on peut croire, de larges bases. Il existe une majorité - cela paraît tout simple, cela paraît presque tout bête de le dire - sur les valeurs démocratiques, sur la République, sur la justice et, en particulier, sur la justice sociale...
- QUESTION.- Mais tout cela ne fait pas une majorité électorale ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais c'est le combat démocratique normal et, de cela, je ne me mêle pas.
- Les choix présidentiels sont des choix qui touchent aux intérêts généraux de la France dans sa politique intérieure, dans sa politique extérieure : l'indépendance, la souveraineté de la France partout défendue, le prestige ou les rayonnements de la France £ et puis ce sont aussi un certain nombre de thèmes que j'ai appelés démocratiques, par exemple le refus du racisme, le désir ou la volonté de développer le sens de la famille... Toutes ces valeurs-là, ce sont celles dont j'ai la garde. Quant au débat électoral, eh bien ce sont d'autres qui le mèneront.
- QUESTION.- Monsieur le Président, ces valeurs communes, dont vous parlez, pourraient-elles servir de ciment à une majorité qui comprendrait, par exemple, des socialistes et des forces actuelles de l'opposition ?
- LE PRESIDENT.- Qui voudra choisir une direction pour s'y rendre en commun, qui voudra et qui pourra, c'est-à-dire ne sera pas en trop grave contradiction avec ces objectifs, sera le bienvenu. Où prend-on les militaires, sinon parmi les civils, ai-je dit autrefois ?
- QUESTION.- Est-ce que vous allez vous engager personnellement dans la campagne législative de 1986 ?
- LE PRESIDENT.- En tant que campagne proprement dite, non. En tant que direction à définir, oui.
- QUESTION.- Oui, c'est cela, vous indiquerez ce qu'on a appelé en d'autres temps le bon choix.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon langage.\
QUESTION.- On a parfois l'impression d'une inversion des rôles actuellement quand on voit la vie politique entre un Premier ministre `Laurent Fabius` qui essaie d'apparaître au-dessus de la mêlée, traçant des objectifs à long terme, et un Président de la République, vous-même, qui êtes dans l'arène.
- LE PRESIDENT.- Nous y sommes tous les deux, nous y sommes ensemble et en parfait accord. Cela, c'est une vue un peu abstraite.
- QUESTION.- Comment supportez-vous que le Premier ministre fasse beaucoup mieux que vous dans les sondages ?
- LE PRESIDENT.- Je trouve cela très bien, je trouve cela très bien. S'il en était au même point que moi, ce serait dommage pour lui et ce serait dommage pour la France. Pour moi, personnellement, je pense que ce n'est pas tout à fait la part que je mérite, mais enfin, cela, c'est une vue qu'on appellera d'amour-propre peut-être, mais je crois que c'est véridique. Je souris, disant cela, mais je crois que c'est véridique. Je crois que le travail et ses résultats seront constatés par les Français. Enfin je souhaite que le Premier ministre puisse apparaître aux Français comme une valeur sûre et durable.
- QUESTION.- Vous avez le sentiment, vous, d'être incompris ?
- LE PRESIDENT.- Cela m'arrive. Je considère souvent que les jugements qui sont portés sur mon action sont injustes, naturellement - il y a la part du jugement personnel, qui mérite d'être critiqué -. J'accepte le débat, mais j'ai la conviction profonde que l'action que nous menons est nécessaire au pays, et nous allons en parler, parce que je suppose que, quand nous allons examiner les problèmes économiques et sociaux, avec des éléments extrêmement précis, on va bien voir que nous sommes engagés sur le bon terrain, et de la façon qui convient, mais que c'est dur et que rien ne remplacera la résolution, l'énergie, le courage et l'ambition.\
QUESTION.- A propos du jugement personnel, que ressentez-vous quand vous entendez certaines critiques : "Le Président de la République est omniprésent, c'est un pouvoir quasi monarchique", quel est votre sentiment quand vous lisez ou entendez ces critiques ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas juste non plus, mais je comprends qu'on puisse s'y méprendre. Ce n'est pas tellement ainsi que sont les institutions adoptées en 1958. C'est une constitution qui a modifié le régime parlementaire. Quand le Président de la République a été élu en droit à partir de 1962, en fait à partir de 1965, au suffrage universel, le général de Gaulle qui était le Président de cette époque a défini, en termes très élargis, les pouvoirs de la Constitution, non pas tels que la Constitution le disait, mais tels qu'il les comprenait.
- Donc, un usage s'est créé et cet usage est allé très loin, pendant vingt ans, de telle sorte que l'administration, même les citoyens, ne sont quand même pas fâchés d'avoir quelqu'un qui se trouve là et qui puisse trancher un certain nombre de choses. C'est d'ailleurs son devoir en matière de politique étrangère et de défense, mais il n'a pas les mêmes obligations dans les autres domaines.
- Moi, je considère que cela devrait être modifié et je le modifie tous les jours £ dans ma pratique, je n'ai pas changé de mode de vie. Je suis le Président de la République, mais je n'ai pas changé de mode de vie, et je suis totalement insensible au charme de la monarchie. Mais c'est vrai que le Président de la République a un grand pouvoir, et ce pouvoir, je l'exerce.
- QUESTION.- Est-ce que ce pouvoir, sous votre septennat, ne s'est pas encore accru dans son usage ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Je défie quiconque d'en apporter la démonstration.\
QUESTION.- Monsieur le Président, voilà deux ans et demi - nous allons passer aux problèmes économiques et sociaux - que le maître mot de la politique gouvernementale, c'est la rigueur. Est-ce qu'on ne va pas faire payer à la majorité socialiste le -prix politique de cette rigueur dans les mois qui viennent ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas discuter sur les mots, surtout avec mes propres amis qui ont employé le mot "rigueur", mais il est certain que, seule, une gestion rigoureuse, stricte, parfois dure, permettra de donner à la France les chances qu'elle avait dissipées, je ne veux pas dire qu'elle avait perdues, parce que la France ne perd pas ses chances. Elle les a, elle est solide, quels que soient ceux qui la dirigent. Voilà ce que je peux vous répondre là-dessus. Je suis convaincu, en effet, que la politique que je mène - nous allons en parler d'une façon tout à fait précise maintenant - répond à l'intérêt de la France.
- QUESTION.- Il ne faut donc pas s'attendre à un changement de politique économique ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a aucune raison de changer. Il faut au contraire persévérer. A peu près tous les paramètres économiques montrent que les résultats arrivent, les bons résultats arrivent après avoir connu une période difficile.
- QUESTION.- Prenons d'abord le plus spectaculaire, l'indice des prix. Il est bon, mais il n'empêche que pour l'écart de la hausse des prix entre la France et l'Allemagne - vous aviez fixé un objectif pour 1984 qui a été doublé - au lieu de deux points nous sommes arrivés à quatre points. Quelle conséquence allez-vous en tirer ?
- LE PRESIDENT.- Je vous en prie, monsieur Gallard ...
- QUESTION.- Dans une interview à "Libération", vous aviez fixé comme objectif un écart de deux points entre la hausse des prix en France et en Allemagne. Il n'y a 4 points, même si l'indice est encore une fois très bon.
- LE PRESIDENT.- C'est mon objectif, on y arrive par paliers. Qu'est-ce que cela veut dire ? On abuse souvent de ce genre de documents. Je vais m'expliquer d'une façon très simple. Ici, ce sont les années. On a commencé en 70, 71, 72, 73 jusqu'en 1984 et 1985, mais la ligne est encore en pointillé si j'ose dire. Cela, ce sont les pourcentages : de combien les prix en France augmentent-ils d'une année sur l'autre ? Ils étaient très bas, les prix, en 1970 £ ils ont insensiblement monté pour atteindre, en 1974 15 % £ c'est énorme. Et puis ensuite, c'est monté, c'est descendu, c'est toujours resté au-dessus de 9 %. C'est monté en 1980 et 1981, qui a été notre plus mauvaise année c'est-à-dire au moment de la fin du dernier septennat, au moment où je suis arrivé ici à l'Elysée. Nous sommes montés à cette pointe, et cette pointe a continué à s'accentuer pendant 2, 3, 4 mois, et notre action a commencé là, à peu près là. A partir de là - c'était 1982, 1983 - c'est 9,7 puis 9,3. Nous en sommes aujourd'hui, comme on l'a proclamé à 6,7, c'est à dire que c'est l'augmentation la plus faible depuis 1971.
- QUESTION.- Mais personne ne le nie.
- LE PRESIDENT.- Personne ne le nie, mais je préfère le dire.\
LE PRESIDENT.- Monsieur Gallard m'a posé une question. Je le connais, c'est un journaliste très honnête, mais il ne faut pas non plus qu'il soit trop habile. En perspective, nous avons fixé, pour 1985, environ 4, 4,5 à peu près. Quand on regarde cette courbe, on s'aperçoit que, depuis le début de la crise - la crise, c'est 1973 - 74 - nous avons obtenu les meilleurs résultats, ce qui prouve - et c'est ce que je voulais dire - que notre politique commence à produire ses -fruits. Alors, vous me dites : mais les autres ?
- QUESTION.- L'inflation a été divisée par 3, pendant que la nôtre était divisée par 2.
- LE PRESIDENT.- Personnes ne comprend rien à ce que vous dites. Ce que je veux expliquer ici, c'est qu'en dehors d'une année - peu importe laquelle, personne ne cherchera à chipoter là dessus - une seule année, nous venons d'atteindre cette fois-ci l'écart le plus faible entre l'Allemagne et la France. Pourquoi parle-t-on de l'Allemagne ? Pourquoi en avez-vous parlé ? Parce que c'est notre principal client, notre principal fournisseur, notre principal concurrent, notre voisin et un pays puissant. C'est une très bonne comparaison. Le maximum de l'écart a été, dans ces mauvaises années là, de 8 et un peu plus. Aujourd'hui, c'est écart est de...
- QUESTION.- ... 4
- LE PRESIDENT.- Un peu plus : 4,7. Donc, nous avons réduit l'écart. Lorsque vous multipliez par 2, par 3, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
-QUESTION.- L'écart reste important, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Trop important, madame, mais ce que je veux expliquer, ce n'est pas que tout va bien, ce serait ridicule de ma part, je veux dire que nous avons beaucoup fait, mais qu'il reste beaucoup à faire. Je ne suis satisfait d'aucun résultat. Quand on aura réduit l'inflation à 4 %, ce sera bien. On est à 6,7 % ce n'est pas bien. Quand on aura réduit le déficit du commerce extérieur à zéro, ce sera bien. On est encore - on va en parler tout à l'heure - entre 20 et 25 milliards. C'est trop. Ce n'est pas bien. Il nous reste beaucoup à faire, mais cela va dans le bon sens, monsieur Gallard, et aujourd'hui, nous en sommes à l'écart le plus faible avec l'Allemagne que vous citez, précisément...
- QUESTION.- Qui vous pose encore un petit problème.
- LE PRESIDENT.- Et cela me pose, cela nous pose un gros problème évidemment. C'est pourquoi il ne faut pas relâcher notre action. Il faut persévérer.\
LE PRESIDENT.- Et l'an prochain, nous aurons les Allemands en point de mire. Nous approcherons aux alentours de 4 et demi. Les Allemands seront peut être à 2 ou 2 et demi, 3. Ils ont un petit "boom", enfin un faible "boom" de croissance. Ils auront un peu plus de difficultés à tenir l'inflation. On va se rejoindre.
- QUESTION.- On pourra éviter un réajustement monétaire par -rapport au mark ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de pronostic, madame. Ce que je peux vous dire, c'est qu'on en a subi, des coups, avec l'affaire du dollar, et que le franc se porte très bien. Nous avons accru nos réserves en devises. Nous avons plus de dollars et de devises de toutes sortes en réserve à l'heure actuelle, plus qu'on n'en avait avant mon arrivée.
- QUESTION.- En particulier pour tenir le mark aussi.
- LE PRESIDENT.- C'est beau d'avoir cela en réserve...
- QUESTION.- Il y a le double mouvement...
- LE PRESIDENT.- Le mark, pour l'instant, a été plus attaqué par le dollar que le franc, mais il est évident que la relations franc - mark reste une grande préoccupation, car dès lors que le dollar subirait des fléchissements, il faudrait redoubler d'énergie pour supporter la concurrence. Mais j'y suis prêt et les Français avec moi, j'en suis sûr.\
QUESTION.- Monsieur le Président, allez-vous en profiter pour libérer cette année tous les prix ?
- LE PRESIDENT.- Non ... C'est possible, mais je ne peux pas en dire plus : nous libérerons les prix industriels à mesure que l'inflation baissera. On en a déjà réduit 70 %, mais il en reste. Je souhaite vraiment revenir à la liberté des prix industriels. Je ne le ferai pas imprudemment. Je ne veux pas mettre par terre ce travail que les Français ont payé, qu'ils ont fait. C'est dur, cette course à la chute de l'inflation, c'est dur, c'est payé même en pouvoir d'achat...
- QUESTION.- Justement.
- LE PRESIDENT.- ..... de sorte que je ne veux pas casser cela, alors que cet effort des Français va être récompensé, casser tout d'un coup une mécanique si difficilement mise en place.
- QUESTION.- Ce ralentissement de la hausse des prix, les Français le mesurent dans les étiquettes de ce qu'ils achètent, mais pas encore dans leur pouvoir d'achat. Le pouvoir d'achat recule, et ils tirent en ce moment sur leur épargne, pour essayer de tenir. Quand pensez-vous pouvoir redonner un peu de pouvoir d'achat ?
- LE PRESIDENT.- Il faut bien s'entendre sur la notion de pouvoir d'achat. Il y a des comparaisons qui ont été faites encore aujourd'hui sur le salaire horaire, dont la progression s'est ralentie. L'inflation est finalement, à l'heure actuelle, encore plus forte avec 6,7 % que ne l'est la progression du salaire horaire. Voilà une comparaison. Mais il y en a une autre. Il y a ce qu'on appelle le revenu disponible des ménages. On ne va pas ennuyer ceux qui nous écoutent avec des mots technocratiques. Cela veut dire qu'une famille, un citoyen gagne un salaire, un traitement, et a des prestations sociales s'il en a besoin. Cela veut dire que d'un autre côté, il paie des impôts, des charges sociales, des cotisations. Si on compare les deux, il y a depuis 1981 un gain de pouvoir d'achat qui dépasse 5 % et si l'on compare la France à l'Allemagne, à l'Angleterre et aux autres pays européens, on s'aperçoit que c'est la France qui a eu la plus grande progression sur ce -plan là. Mais il n'en reste pas moins - je reviens toujours au même sujet - que ce n'est pas assez, parce que les gens souffrent, et moi, je ne peux pas supporter que les gens souffrent de cette rigueur sur la consommation qui fait qu'au lieu de profiter comme ils le devraient des progrès économiques de la France, qui sont réels, nous en parlons, ils sont encore en arrière de la main. Beaucoup d'entre eux souffrent et je travaille pour que, dans les mois qui viennent, nous parvenions au moment où l'évolution du pouvoir d'achat des salaires et du revenu disponible soit plus heureuse qu'aujourd'hui.
- QUESTION.- Vous pensez avant la fin de l'année ?
- LE PRESIDENT.- Cela ira en s'améliorant tout le long de l'année.\
QUESTION.- Est-ce que c'est lié à la baisse des impôts que vous avez décidée ?
- LE PRESIDENT.- La baisse des impôts prendra sa part à partir du moment où les Français auront à payer nettement moins d'impôts sur le revenu, à partir du moment où ils auront été libérés de ce qui pesait sur le revenu et qui était le coût de la Sécurité sociale, à partir du moment où les entreprises, les sociétés se trouvent allégées, il est évident qu'il va y avoir, si vous y ajoutez les taux d'intérêt de l'argent - c'est au cours de ces derniers jours qu'on a encore baissé d'un demi-point - il est évident qu'on va retrouver de l'oxygène.
- D'ailleurs, je voudrais le montrer. Vous me parliez de l'épargne. Voyons ce qu'il en est de l'épargne populaire. Cela, c'est un tableau qui représente le livret A. Beaucoup de gens ont un livret A, mais le livret A a un peu pâti de la concurrence du livret rose, qui est un livret qui est encore mieux rémunéré que le livret A. Mais le livret A, c'est le brave livret de la Caisse d'Epargne que tout le monde connaît bien.
- Voyez : en 1974, il y a eu une très forte inflation et la rémunération était de 6,3 pour le livret d'épargne, pour l'épargne populaire - c'est comme cela qu'on l'appelle. En 1981, c'était 14, au moment où je suis arrivé, et la rémunération était de 7,7.
- Aujourd'hui, et c'est la première fois depuis douze, treize, quatorze ans, depuis que l'inflation existe, depuis la crise du pétrole et depuis la crise du dollar, aujourd'hui nous avons une rémunération de l'épargne populaire supérieure à l'inflation. Il n'y a pas eu une perte d'épargne, comme il y a eu une perte de pouvoir d'achat. Celle-ci au total, n'a pas atteint un chiffre impressionnant, et sur quatre ans on retrouve un gain.
- Si vous preniez le livret rose, cela viendrait jusque-là, parce que c'est 8,1. Ceci veut dire que l'épargne populaire se porte bien.
- QUESTION.- Le taux a un peu baissé.\
QUESTION.- Cela dit, le problème central de notre économie, c'est le rétablissement de notre équilibre extérieur. On est également sur la bonne voie, mais l'endettement continue, par contre, lui, sur la mauvaise pente, c'est à dire cette année encore une légère aggravation. Comment va-t-on rembourser cette dette ?
- LE PRESIDENT.- Oui, l'endettement ! On s'apperçoit que, puisque le reste va bien, on se rabat sur l'endettement, pour dire : on a payé les dépenses sociales en s'endettant, on paie aujourd'hui ce qu'on prétend être la réanimation de notre industrie en s'endettant !
- QUESTION.- Mais l'endettement extérieur s'est fortement accru, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Bien sûr. Je vais vous donner le chiffre. L'endettement extérieur était de 27 milliards de dollars en 1981. Il est aujourd'hui de 54 milliards.
- QUESTION.- Donc, il a doublé en dollars ?
- LE PRESIDENT.- Exactement.
- QUESTION.- Et en francs, triplé ?
- LE PRESIDENT.- En francs, triplé. Cela dépend de la variation du dollar, mais pour l'instant, en effet, le dollar est très cher. Alors, voulez-vous faire une comparaison maintenant ? Savez-vous dans quelle situation se trouve la France par -rapport aux autres pays ? Savez-vous ce qu'empruntent les autres pays ? Savez-vous que la signature de la France est aujourd'hui l'une des trois meilleures signatures du monde ? Savez-vous que les gens se bousculent pour nous prêter de l'argent ?\
`Suite réponse sur l'endettement extérieur de la France`
- QUESTION.- Il s'agit aussi de le rembourser.
- LE PRESIDENT.- Mais naturellement. Cela représente quoi ? 5 % à peu près de nos exportations sur une année...
- QUESTION.- Qu'il faudrait avoir un excédent ?
- LE PRESIDENT.- Ce problème doit se poser pour les Japonais, pour les Allemands, pour les Américains, pour les Anglais, pour tous, car en dehors d'un seul pays, l'endettement, - moins les réserves de change -, est plus lourd chez les autres que chez nous, et notre endettement intérieur est un des plus faibles. Savez-vous, madame Ockrent, et vous, monsieur Amar qui posez une question là-dessus, ce que pense l'OCDE - la grande organisation qui représente je ne sais plus combien de pays, vingt-trois, vingt-quatre, peut-être plus, c'est une organisation économique de l'Ouest, il faut ajouter le Japon et quelques autres, mais enfin disons le bloc des pays qui sont associés dans la conduite de leur économie - savez-vous ce que l'OCDE a écrit il n'y a pas très longtemps, en parlant de l'endettement de la France ? Elle a dit : c'est modeste.
- Et savez-vous ce qu'écrit l'American Express, une des rares banques à établir des bilans comparés sur l'endettement extérieur ? Cette banque dit que la situation de la France est bonne. J'ai dit tout à l'heure que si nous avions ces 54 milliards de dollars qui représentent à peu près 470 milliards de francs, - cela varie naturellement, chaque jour, selon le coût du dollar -, nous avons aussi des réserves qui représentent une somme à peu près égale. Nous avons une réserve d'or - il ne s'agit pas d'en user - mais pour quelqu'un qui prête, c'est agréable de savoir qu'il y a cela, et, surtout, nous avons nos devises qui sont considérables. Tous les calculs faits sur l'endettement extérieur et faits par tous les spécialistes, par les institutions internationales, le sont sur la base suivante : combien d'argent a-t-on emprunté et combien a-t-on de devises ?
- Quand quelqu'un de l'opposition dit qu'on est endetté presque autant - pas autant mais qu'on est juste derrière, - que le Brésil, on s'effraie, on se dit qu'on est près de la faillite. Ce qu'on oublie, c'est que la situation de nos réserves est très supérieure à celle des autres. Alors, je dis que la situation de l'endettement est parfaitement supportable. Et cela sert à moderniser notre industrie, ce n'est pas négligeable.\
QUESTION.- Justement, monsieur le Président, tous ces éléments de redressement que vous citez se paient d'un mot : le chômage. L'objectif numéro un du gouvernement, actuellement, c'est la modernisation. Il me semble que dans l'esprit de beaucoup de Français, "modernisation = accroissement du chômage", alors, comment les mobiliser ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait exact. Votre analyse se révèle juste si l'on ne prend pas la précaution, quand on a la responsabilité du pays, de faire marcher les choses de pair, c'est-à-dire si l'on ne prévoit pas les conditions d'une modernisation rapide. Alors, entre le moment où s'effondrent et disparaissent les vieilles structures et où apparaisssent les nouvelles, il y a un hiatus pendant lequel le chômage s'accroît puisque les usines se ferment et qu'il ne s'en crée pas d'autres.
- QUESTION.- Et cela va durer longtemps ?
- LE PRESIDENT.- On n'en est pas là. La France a pris, selon moi, environ une dizaine d'années de retard. Le chômage, en France, est une cruelle souffrance. Ceux qui souffrent le plus, non seulement dans leurs moyens matériels mais, aussi dans leur dignité, dans leur façon de vivre, dans leur façon d'être avec leur voisinage, avec leur famille, dans leurs sentiments personnels, ce sont les chômeurs.\
Je vais vous montrer une autre statistique qui est quand même très intéressante - ce sera la dernière car je ne veux pas en abuser - concernant le chômage en Europe, car c'est un phénomène européen de l'Ouest, c'est un phénomène européen. Vous avez là, la ligne de la France....
- QUESTION.- Et cette fois, il y a l'Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Elle se situe environ - c'est le chiffre qui est cité - 2400800.
- Le chiffre moyen de l'Europe, c'est-à-dire de nos partenaires de l'Europe, est là, il est légèrement supérieur, ce qui veut dire que la plupart de nos partenaires ont un chômage plus cruel encore que celui de la France, et que le seul qui se trouve dans une meilleure situation bien que fort difficile - c'est l'Allemagne, que vous voyez là, et qui a 120000 chômeurs de moins que nous. Etant bien entendu qu'en 1979 ou 1980, il y en avait 500000. Mais 120000, c'est encore beaucoup trop, l'Allemagne pouvant servir de modèle.
- Le Danemark a un meilleur chiffre que nous, le Luxembourg aussi. Pour tous les autres, c'est moins bien, ce qui veut dire, non pas que cela nous exempte d'explications ni de luttes pour guérir le chômage, mais cela veut dire que c'est un phénomène européen.
- QUESTION.- Tout le monde se pose la question, monsieur le Président : quand, en France, cette courbe va-t-elle décroître ?
- QUESTION.- Vous donnez deux chiffres, mais il y a la tendance : toutes les deux minutes, il y a un chômeur qui vient s'ajouter aux 2400000 auxquels vous faites allusion.
- LE PRESIDENT.- Monsieur Gallard, la courbe continue de s'accroître, et je vais répondre à votre question. Elle s'accroît moins vite qu'elle ne s'est accrue pendant les années qui ont précédé mon arrivée aux responsabilités, c'est-à-dire que peu à peu s'épupise, heureusement, la capacité de destruction de l'économie française. Pourquoi ? Parce que la modernisation commence de produire ses effets mais pas assez. Nous sommes - monsieur Amar, vous m'avez posé la question au bon moment tout à l'heure - encore dans ce qu'on a appelé le fossé, c'est-à-dire entre le moment où la modernisation ne parvient pas encore à substituer de nouveaux emplois à ceux qui disparaissent, et le moment où enfin les industries nouvelles vont produire ce qu'il faut. Quand je dis "industries nouvelles", je veux dire aussi les industries anciennes qui ont su se moderniser.
- QUESTION.- Vous dites souvent, monsieur le Président : la modernisation permettra de créer les emplois de demain, et les Français ont besoin de savoir : demain, c'est quand ?
- LE PRESIDENT.- Cela commence aujourd'hui, c'est la lutte de chaque jour. Les pays hautement industrialisés, comme les Etats-Unis d'Amérique, comme la Suède, comme le Japon, monsieur Amar, sont des pays qui se sont très modernisés et leur chômage a baissé. Ce n'est pas contradictoire. Modernisation et chômage ne sont pas associés, sauf si l'on ne s'y prend pas à temps.\
Je voudrais quand même vous dire que nous avons fait beaucoup de travail. Nos exportations - et les exportations, lorsqu'elles sont prospères, cela prouve qu'il y a de plus en plus d'entreprises qui fabriquent des marchandises qu'elles peuvent vendre à l'étranger, et si elles les vendent à l'étranger, c'est que cela intéresse les étrangers, c'est qu'elles sont meilleures et parfois meilleur marché que les autres - nos exportations, donc, sont en constante progression, c'est tout à fait remarquable. Cela veut dire que nous avons des exportateurs, que nous avons des chefs d'entreprise, que nous avons des salariés, des ouvriers, des employés, des cadres qui sont capables de battre les autres sur leur terrain. Tout cela, on a l'air de l'oublier.
- Savez-vous qu'à l'heure actuelle, un Français exporte plus, en moyenne naturellement, qu'un Japonais ? Cela vous surprend, cela m'a surpris aussi quand on m'a apporté la nouvelle. Oui, nous exportons plus que les Japonais, avec nos 50 et quelques millions de Français, face au très grand nombre de Japonais. Nous avons une exportation extrêmement compétitive. Nous sommes, d'ailleurs, parmi les grands pays, le 2ème ou le 3ème - selon le mode de raisonnement - exportateur au monde par habitant.
- QUESTION.- Comme, parallèlement....
- LE PRESIDENT.- Cela prouve qu'il y a des commencements de redressement. Cela prouve que le chômage est insupportable. Cela prouve qu'il faut mettre un terme à cette lèpre au plus tôt, mais cela veut dire aussi que ce que nous faisons doit normalement conduire à nous guérir de cette lèpre. C'est une conviction que j'ai l'air de vouloir transmettre à tout -prix, mais je dis, moi personnellement, que cela ne se fera que si les Français, avec nous, se rendent compte que c'est en étant solides au poste, et volontaires que nous corrigerons le malheur du chômage.\
QUESTION.- Mais cette lèpre, monsieur le Président, ce sont de plus en plus les jeunes qui en sont atteints...
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- ... et toute la batterie de mesures qui a été prise depuis 18 mois ne semble pas mordre sur les statistiques. Alors, que peut-on faire pour donner aux jeunes autre chose que le désespoir ?
- LE PRESIDENT.- Elles n'ont pas encore pu entrer dans les statistiques. D'une part, c'est le temps qui compte...
- QUESTION.- Là, vous faites allusion aux toutes dernières, mais depuis 18 mois, il y a eu toutes sortes de mesures.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de ces mesures visent la formation des jeunes, mais la plupart de ces jeunes n'étaient pas des chômeurs, n'étaient pas encore sur le marché du travail. Ces mesures n'interviennent donc pas encore sur les statistiques, mais je prévois, le gouvernement prévoit et met en oeuvre toute une série de mesures dont il vous parlera en temps utile, naturellement d'ici très peu de temps, si l'on veut que nous gagnions un peu sur la peine et le malheur des Français. Moi, je suis bouleversé par ce qui se passe. Qui pourrait supposer un instant que je ne suis pas resté celui qui, auprès des ouvriers français, est décidé à se battre autant qu'il le peut pour tirer la France et les travailleurs du mauvais pas où ils se trouvent, où ils se trouvent depuis 1974, depuis le début de la crise du pétrole ?
- Comment croire un instant que je ne serais pas un combattant de 1ère ligne auprès d'eux ?
- Mais, voilà le problème : est-ce que je dois soutenir artificiellement... je dis "je", c'est moi qu'on interroge, c'est pour ça que je réponds ainsi... est-ce qu'on doit supporter... - je dis "supporter" comme on dit dans le langage sportif - est-ce qu'on doit aider par de l'argent un certain nombre d'entreprises privées - car ce sont des entreprises privées pour la plupart - est-ce qu'on doit les soutenir lorsqu'elles n'ont pas le moyen de survivre ? Ce qui veut dire que non seulement il y a les chômeurs d'aujourd'hui mais nous condamnons tous les autres travailleurs de ces entreprises à devenir chômeurs !
- QUESTION.- C'est aussi le cas de certaines entreprises publiques...
- LE PRESIDENT.- C'est le cas de quelques-unes d'entre elles, en particulier pour l'instant de l'une qui pose de graves questions, celle qui a été nationalisée en 1945, qui appartenait au secteur concurrentiel...
- QUESTION.- C'est Renault.
- LE PRESIDENT.- ... qui est Renault, qui pose un grave problème auquel il faudra répondre dans les jours qui viennent...
- QUESTION.- ... qui pose un grave problème à Mme Cresson parce que quand on aura bouché les trous de Renault et de la sidérurgie, qu'est-ce qui restera pour les autres entreprises ?
- LE PRESIDENT.- Non, nous avons prévu un énorme financement pour nos entreprises. Il y a quelques 40 milliards qui ont été amassés. Non, de ce point de vue là, les financements sont très importants.\
`Suite réponse sur le chômage` Ce que vraiment j'essaie de vous expliquer avant que nous nous séparions sur ce terrain-là, celui du chômage, c'est que nous travaillons. Nous nous sommes attaqués au problème du textile, on a sauvé l'industrie textile en réduisant certaines charges sociales, en prenant les mesures qu'il fallait prendre et qu'on a prises. Nous nous sommes attaqués au secteur de la machine outil, on a maintenant une industrie de la machine outil, qui est indispensable évidemment. Le bois, le meuble, ça commence à marcher. Maintenant on va s'attaquer - c'est une annonce que je vous fais - au problème du bâtiment et des travaux publics £ il faut qu'un certain nombre de mesures soient prises pour ce réveil. Elles le sont déjà - pour certaines d'entre elles - comme les taux d'intérêt, sur l'accession à la propriété, les déductions d'impôt.
- QUESTION.- C'est engagé ?
- LE PRESIDENT.- C'est engagé, c'est le bâtiment qui est choisi comme secteur nouveau pour une reprise, qui ne peut pas être générale, on ne va pas casser notre travail qui accompagne les bons résultats déjà obtenus.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on parle en ce moment de la flexibilité, c'est un mot un peu barbare, de la souplesse qui permet de lutter contre le chômage, qui permet d'embaucher avec un peu plus de souplesse. La négociation a échoué entre syndicat et patronat £ est-ce que vous avez l'intention de prendre les choses en main ?
- LE PRESIDENT.- Pour le chômage, je vous ai dit, c'est un phénomène européen, cela n'excuse pas la France de ses échecs et ceux qui en sont responsables.
- Secondo, j'ai dit qu'il y a une réponse économique, qu'on a à peine esquissée naturellement £ on n'a pas le temps, mais enfin, ceux qui s'intéressent à ce sujet y réfléchiront.
- Tertio, il y a une réponse sociale, à moitié économique, à moitié éducative, ce sont les fameux TUC, c'est-à-dire les jeunes gens qui sont 100000 - j'espère qu'ils seront 200000 ... Il y a d'autres mesures sociales notamment, la durée du travail, la flexibilité, le temps partiel, et vous ne savez peut-être pas, à quel point cela intéresse certaines catégories de Français de travailleurs, en particulier les femmes, qui ont absolument besoin...
- QUESTION.- On le voit dans les sondages.
- LE PRESIDENT.- .... d'harmoniser leur mode de travail avec leur mode de vie.
- QUESTION.- Mais les syndicats ne semblent pas très ouverts à cette discussion.
- LE PRESIDENT.- Nous avons pris le parti de la politique contractuelle. Il appartient aux partenaires sociaux d'en décider. Moi, je crois à leur bon sens et j'attends vraiment dans les jours, les semaines qui viennent, je dis cela sans information particulière, mais c'est parce que je connais trop bien le sens de la responsabilité de ceux dont je parle, j'attends une capacité pour eux de reprendre le dialogue : c'est nécessaire, c'est vraiment nécessaire, je le souhaite vraiment de toutes mes forces.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la CGT semble souhaiter une grève générale. Est-ce que vous ne redoutez pas la fin d'une paix sociale qui a régné depuis deux ans et demi ?
- LE PRESIDENT.- On peut toujours la redouter. Ce serait une erreur, mais chacun est jugé naturellement de ses actes. Ce que je crois, moi, c'est au bon sens des Français, surtout le bon sens des travailleurs, car je n'ai pas tout à fait fini ce que je vous disais tout à l'heure : on ne peut pas soutenir artificiellement des entreprises qui tombent d'elles-mêmes si cela nous empêche de consacrer - vous avez fait une incidente là-dessus, monsieur Gallard - cet argent à pousser en avant les industries qui gagnent. Certes il y a les chômeurs d'aujourd'hui et il faut en réduire le nombre : on va le faire, on va le faire parce qu'on va continuer à lutter, parce que l'économie s'améliore, ce n'est pas un miracle, c'est parce que l'économie s'améliore. Mais en même temps, si on fait cela, il faut penser à ceux qui travaillent aujourd'hui à ceux qui ont un emploi, et si l'on n'agit pas comme je vous le dis maintenant, cet emploi ils le perdront.
- Voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous permettre des fantaisies. Nous devons être rigoureux. Il n'y a pas d'autre explication.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la vague de froid actuelle a contribué à révéler à beaucoup de Français l'existence d'une France misérable. Est-ce qu'il n'y a pas un risque de voir une partie des Français tenus à l'écart, lachés par l'accélération de ce modernisme ?
- LE PRESIDENT.- Oui, vous avez raison, il y a un grand nombre de gens qui connaissent la misère, des pauvres. Ils obéissent à des catégories assez connues, mais il y en a une qui est nouvelle, ce sont les travailleurs qui ont cessé de disposer d'un emploi, qui sont donc chômeurs et qui arrivent en fin de droits, comme on dit, c'est-à-dire qu'il arrive un moment où ils ne reçoivent plus rien, ou pas grand'chose... ils reçoivent des sommes vraiment très réduites.
- QUESTION.- Est-ce qu'on peut faire quelque chose pour eux précisément ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai déjà demandé, bien entendu, mais il faut que le gouvernement examine, au cours des temps qui viennent, particulièrement ce problème, qui exige un effort formidable de solidarité nationale.
- QUESTION.- Ils sont combien ? 500000 ?...
- LE PRESIDENT.- Les chômeurs en fin de droits ? Le chiffre est plus faible que celui-là, mais de toute façon il est trop important, monsieur Gallard.
-\
QUESTION.- Monsieur le Président, en changeant complètement de registre, pourquoi avez-vous donné le feu vert aux télévisions privées ? Est-ce que vous en attendez un bénéfice politique sur le terrain des libertés ?
- LE PRESIDENT.- On est toujours soupçonné de je ne sais quel intérêt politique. J'ai déjà donné...
- QUESTION.- C'est un noble terrain !
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est un noble terrain. J'ai déjà donné la liberté aux radios. Ensuite, c'est la Haute Autorité qui a géré, d'ailleurs fort intelligemment et courageusement, ce domaine des radios privées. J'espère que, pour la télévision, il en ira de même, mais ce ne serait pas sérieux de croire que le problème se pose dans les mêmes termes, parce que les radios disposent de beaucoup de canaux, de beaucoup de moyens de diffusion. Nous avons autorisé - quand je dis "nous", ce n'est pas moi, c'est la Haute Autorité - , les instances qualifiées pour cela - environ un millier de radios privées en France. Pour les télévisions, c'est un problème physique : il faut de la place et, dans l'espace, les ondes - celles-là sont porteuses d'images et de sons - se bousculent. Il n'y a pas beaucoup de place. C'est comme si on donnait la liberté de circuler rue de Vaugirard : "toutes les voitures qui veulent passer rue de Vaugirard peuvent passer rue de Vaugirard "...
- QUESTION.- Elle est à sens unique !
- LE PRESIDENT.- C'est encore plus simple pour mon raisonnement £ combien peut-il passer de voitures à la fois rue de Vaugirard... je ne sais pas , je n'ai pas fait l'expérience... disons 4, 5...
- QUESTION.- Ou des gros camions... quel va être le critère de sélection, justement à propos de camions ?
- LE PRESIDENT.- Il est important que les téléspectateurs comprennent bien qu'on ne peut pas avoir des télévisions partout, parce qu'il n'y a pas la place, dans l'espace, pour transporter les images... - j'emploie une expression un peu grossière pour me faire comprendre - Il faut que ce soit libre, et il faut qu'il y ait, comme pour toute liberté d'ailleurs, une réglementation, une organisation qui fasse que la liberté ne tue pas la liberté. Si vous avez 40 voitures voulant avancer de front, rue de Vaugirard, vous verrez ce qui arrivera, personne ne passera !
- Quels critères ? Ce n'est pas à moi de le dire, il va y avoir un rapport, celui de M. Bredin, qui a été pressenti par le Premier ministre, et puis, il va y avoir la Haute Autorité. Ils vont travailler, naturellement, de conserve, ils vont bien s'entendre, je l'espère, pour définir les libertés. Oui, il va y avoir des chaînes en plus, en plus du service public : d'autres chaînes, des chaînes verticales, de grandes chaînes nationales qui passeront des arrangements avec les chaînes locales. Je crois que dans l'ensemble de la France, il doit y avoir place pour 80 ou 85 chaînes au total.
- QUESTION.- Ce peut être l'anarchie...
- LE PRESIDENT.- Ce peut-être l'anarchie £ il faut l'empêcher, d'où l'importance des décisions de la Haute Autorité et du Rapport Bredin. C'est quand même un grand progrès £ il ne faudrait pas qu'on reproche à la fois le fait qu'il n'y aurait pas de liberté pour l'expression télévisée, et d'autres fois, que ce soit l'anarchie. On ne peut pas faire les deux reproches à la fois.\
QUESTION.- Mais, parmi les très nombreux candidats à ces nouvelles télévisions, il y a bien sûr Robert Hersant.
- LE PRESIDENT.- C'est son droit.
- QUESTION.- Votre gouvernement a tenté, sans succès, dans le passé récent, de juguler son empire de presse. Est-ce que ses ambitions audiovisuelles vont vous poser un nouveau problème ?
- LE PRESIDENT.- Madame, je vous en prie, le général de Gaulle, en 1944, a fait adopter une ordonnance qui décidait qu'il ne pouvait pas y avoir d'empire de presse, et qui a organisé ce qu'on appelait une transparence, c'est-à-dire qu'on savait qui dirigeait et quels capitaux faisaient marcher un journal. Cette ordonnance a été d'abord mal appliquée, puis pas appliquée du tout. Mais cela part du Conseil national de la résistance et du général de Gaulle.
- Nous avons eu, en effet, le gouvernement de M. Mauroy : il a voulu une loi qui ressemblât à celle-là, beaucoup plus timide, beaucoup plus petite. Cela n'était pas une loi contre une personne, mais comment imaginer qu'une seule personne ou un seul groupe d'intérêts pourrait posséder 18, 20, 25 % de la presse française ? Ce ne serait pas la liberté.
- QUESTION.- La même chose s'appliquerait donc à l'audiovisuel ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'audiovisuel, il existe une loi américaine, je vous la cite pour mémoire, je ne savais pas que vous me parleriez de celà, - de cette façon du moins -, qui interdit à des journaux écrits de posséder plus de deux... peut-être deux -, enfin qui limite la capacité de la presse écrite à posséder des postes de télévision ou de radio. Je crois que ce serait bien que le gouvernement français s'inspire de cette règle.
- Mais ce n'est pas M. Untel qui est visé £ c'est là qu'on mélange toujours les problèmes personnels. C'est un problème de ne pas abuser de la liberté, de faire que la liberté soit vraiment au maximun garantie.\
QUESTION.- Est-ce que vous ne craignez pas l'effet boomerang ? Vous ouvrez les vannes, vous accordez plus de liberté, il y a des candidats politiques ou puissants, si l'autorisation leur est refusée, qui crieront à l'atteinte à la liberté ?
- LE PRESIDENT.- Ce risque est évident.
- QUESTION.- Cela s'est passé pour les radios.
- LE PRESIDENT.- Interdisez la liberté, vous être accusé de tyrannie. Accordez cette liberté, et vous êtes accusé d'anarchie ! Et j'essaierai avec le maximun de bon sens, avec vous si vous voulez bien, qui êtes de la partie, et quelques autres, d'avancer entre les deux périls. Oui, à la liberté, mais à une liberté raisonnable, qui ne tue pas la liberté.
- QUESTION.- Et, dans ce bouleversement quand même, monsieur le Président, est-ce que vous auriez l'intention de privatiser, soit TF 1, soit Antenne 2, soit FR 3 ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, pas du tout. Il faut préserver le service public.
- QUESTION .- En l' -état ?
- LE PRESIDENT.- En l' -état, ce n'est pas moi qui déciderai de cela. Il existe des gens qualifiés : le gouvernement détermine la politique de la France, c'est de sa responsabilité, de celle du Premier ministre. Mais vous me demandez mon opinion, je vous la donne, il faut préserver le service public, qui est la meilleure garantie de la qualité.
- QUESTION.- Cette libération des télévisions, quand se situera-t-elle ? Avant 1986 ?
- LE PRESIDENT.- M. Bredin a trois mois pour soumettre son rapport, et moi je souhaite que ce soit fait tout de suite.\
QUESTION.- Dans vos voeux pour 1985, vous avez lancé un appel à la tolérance. Est-ce que ce n'est pas un voeu pieux ? Ne pensez-vous pas que dans les mois à venir, c'est le débat électoral qui dominera ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas un voeu pieux, c'est un voeu que je ressens profondément moi-même. Je suis comme les autres, je vieillis, donc j'acquiers quelques degrés sur le chemin de la sagesse. Et puis, je suis responsable de notre pays, et j'aime notre pays, comme vous l'aimez vous-même. Je cherche donc à harmoniser, à réduire les passions, les rivalités, les antagonismes. Je le cherche... Mais je ne le cherche pas au détriment de la démocratie.
- Les élections sont une période où il est bien naturel que les formations politiques rivales s'affrontent. Je souhaiterais quelquefois qu'elles puissent garder un certain ton. Enfin ! On ne peut pas, en effet, un jour promettre la Haute Cour et le lendemain demander l'Union sacrée ! Il faut s'entendre sur une façon de faire. Mais enfin, je crois à la tolérance.
- J'ai tout à l'heure esquissé - je dis cela pour conclure - une sorte de présentation en disant : je suis resté fidèle à moi-même. Je le crois. En tout cas, je m'y efforce. Je crois que c'est une vertu nécessaire, la fidélité aux choix de sa vie. J'ai acquis un message merveilleux, admirable ! Vous imaginez ce qui arrive à un homme lorsqu'il a un pays comme la France, des gens comme les Français, et c'est lui qui est le premier responsable, c'est lui qui doit veiller....Bon, c'est formidable et passionnant !
- Mais moi, je ne voudrais pas que les Français obéissent trop à leur péché mignon historique, qui consiste toujours à tre un peu trop espagnols, ou un peu trop anglais, comme on l'était au temps des Guerres de Religion ! Il faut qu'ils sentent surtout l'unité profonde de la Patrie. C'est dans ce sens que j'ai travaillé, mais quelquefois j'ai des déceptions... Je peux vous en faire la confidence. Je ne dirai pas que je me sens un peu seul, car j'ai autour de moi le Premier ministre, des ministres, des amis, et plus beaucoup d'autres...
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a eu une panne de courant, nous avons donc été coupés pendant la conclusion de cette interview. Vous concluiez, à ma demande, votre interview sur vos voeux de tolérance pour 1985....
- LE PRESIDENT.- J'ai conclu, monsieur du Roy, sur une citation que j'ai paraphrasée. Je disais : au lieu de toujours demander à votre pays, à la France, ce qu'elle fera pour vous, pensez donc un peu à ce que vous pouvez faire pour elle, et je parlais de la tolérance.
- Le premier cadeau à faire à la France, c'est d'apporter la tolérance, c'est-à-dire le respect de l'autre. C'est de renoncer, lorsqu'on a un privilège, à certains avantages pour que joue la solidarité. C'est de mettre la main dans la main pour que les Français gagnent les batailles que la dureté des temps leur propose.
- Voilà. Je ne fais pas d'autre conclusion, sinon que je crois à la France, aux autres Français tout autant qu'à moi. Ils ont su se battre et vaincre sur des champs de bataille autrement plus dangereux et terribles ! Qu'ils gagnent donc la bataille de leur économie ! Cela exigera simplement cette toute simple vertu qu'on appelle le courage, lequel, dans les tranchées, autrefois - et j'arrête là la comparaison - exigeait aussi quelque tolérance entre ceux qui se trouvaient dans le même camp.\