23 novembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du déjeuner avec le personnel des brasseries Kronenbourg, Cronenbourg, vendredi 23 novembre 1984.

Cher monsieur Riboud,
- Mesdames et messieurs,
- Je vais répondre en quelques mots à ces paroles d'accueil, quelques mots parce qu'on a faim, et rien ne vaut d'être autour de ces tables pour pouvoir parler, et échanger. Et pour moi : parler, échanger avec ceux qui travaillent, qui sont responsables à des -titres divers de l'entreprise, qui connaissent les rigueurs de ce travail, mais aussi ses réussites.
- Depuis hier, j'ai visité plusieurs entreprises très remarquables, ici en Alsace. Je ne veux pas établir un palmarès mais simplement, bien marquer la diversité de l'effort et de la création : Superba, Peugeot-Mulhouse, l'artisanat mis au dernier cri de la technologie, l'Ecomusée au service de la tradition et de la culture. Et, dans des entreprises en difficulté, déjà l'avenir est là, en particulier autour de cette machine UR 1000 qui peut permettre des redressements nécessaires et des victoires, celles que j'attends.
- Ce matin Transgene, maintenant Kronenbourg £ j'irai un peu plus loin, jusqu'à Mutzig cet après-midi. Ce que j'ai vu dans le textile, l'automobile, l'artisanat, pour la culture, la bio-technologie et pour la bière - qui fait appel, vous l'avez rappelé aussi, aux dernières recherches de bio-technologie qui y contribuent en même temps car il s'agit d'une matière vivante à partir de matière vivante -, tout cela montre qu'il y a, et de plus en plus, une France qui gagne.
- Vous m'exposez ici vos résultats, la présence dominante sur le marché français, la présence qui s'accroît sur les marchés extérieurs. Et j'ai entendu un discours de même tonalité pour d'autres productions en divers points du Haut-Rhin, du Bas-Rhin. J'en rencontre d'autres témoignages à travers la France, pas encore assez nombreux, mais déjà assez nombreux pour que l'on puisse dire : avec cette France-là qui gagne, celle que vous faites, mesdames et messieurs, la France gagnera...\
Vous avez rappelé à l'instant que certaines conditions étaient nécessaires. Vous avez bien voulu vous reporter à certaines de mes déclarations, et vous en avez ajouté quelques autres. Disons que de cette synthèse, il peut être possible de dessiner une démarche industrielle, économique et scientifique.
- Je crois que c'est M. le directeur général `Antoine Riboud, PDG de BSN` qui, à l'entrée de cette usine, m'exposait que la stratégie de l'entreprise Kronenbourg reposait sur 4 thèmes essentiels, je crois avoir bien retenu la leçon.
- Le produit, oui sa qualité, sa capacité de novation £ il faut que cela intéresse le consommateur. Il faut donc qu'il soit toujours perfectionné. Le récit qui vient d'en être fait montre que depuis 1964 quelques progrès ont été accomplis, et depuis la fin de la guerre et depuis que cette usine a été reprise, puisque vous êtes passés de 70000 hectolitres à 7 millions pour la France et vous ajoutez 8 pour l'extérieur. On voit le progrès. Le produit, c'est celui que j'ai goûté tout à l'heure, je le connaissais bien entendu. Je disposerai maintenant d'un verre qui ajoutera peut-être un peu de goût encore à la qualité de mes sensations.
- Mesdames et messieurs, vous qui travaillez ici, au-delà de toutes vos préoccupations qui peuvent être différentes et même concurrentes, je sens bien une sorte de fierté des travailleurs qui sont capables de produire ce qui marche bien maintenant à travers le monde. Oui, je sens bien le génie particulier des travailleurs français.
- Vous avez dit ensuite la marque. Mais oui, il faut naturellement utiliser les canaux qui permettent de faire la publicité un peu partout, par la littérature, le rêve, l'imagination, à condition, c'est bien connu, que le produit supporte la façon dont on le vante et j'ai le sentiment que tel est le cas par ici.\
Et vous avez dit l'investisement, 10 % de votre chiffre d'affaires chaque année. C'est un bon pourcentage. Je ne crois pas que malheureusement il soit très général. Il faut y tendre. Il faut pouvoir aussi et pour le pouvoir, il faut gagner. Il faut que le profit, aussi équitablement réparti par la suite que possible, il faut que ce profit acquis par une entreprise, c'est-à-dire par tous ceux qui font cette entreprise à quelque échelon que ce soit, permette l'investissement. Et j'ai bien compris à travers l'explication de M. Antoine Riboud qu'il voudrait bien que cet investissement soit encore encouragé. Alors moi, je vous encourage ! Mais vous avez envie de me dire, si j'ai bien compris : aidez-moi aussi, en tant que Président de la République, c'est-à-dire, premier responsable de l'Etat. Mais vous avez été d'une pudeur extrême, car vous ne m'avez pas dit comment. J'ai assez bien compris quand même que pour l'investissement, avec un peu moins d'impôts par exemple, cela faciliterai les choses... Je ne dis pas non pour l'investissement productif. Comprenez bien que tout cet argent qui se gagne et qui va directement dans la poche de ceux qui détiennent le capital, cela ne marche pas. Il faut qu'il soit réparti le plus justement possible entre tous ceux qui participent à l'entreprise - on va y venir, dans un instant - mais il faut aussi qu'il soit productif. C'est toute la différence.
- Bref, il faut que le gain collectif d'une entreprise serve au succès de la collectivité nationale et c'est bien ce qui se passe. Je vous rejoins alors tout à fait - je ne sais pas si je m'en étais séparé, mais je ne le crois pas - c'est de la somme de ces investissements que sortira l'outil capable d'assurer la victoire nécessaire, puisque c'est sur ce terrain-là que se livrent aujourd'hui des conflits de pouvoirs, et se situent les chances de survie. La survie, vous le savez bien, n'existe que si l'on est conquérants, que si l'on va de l'avant. Toute situation défensive est perdue. Et croyez-moi, c'est un précepte que j'applique tous les matins.\
L'investissement ! Vous avez dit, monsieur le président une chose qui n'a peut-être pas été assez remarquée : il faut en même temps casser l'inflation. Car l'investissement productif avec les moyens que l'on peut y mettre, vous et nous, sans que l'inflation ait été réduite à un taux supportable, cela ne veut pas dire grand chose. L'inflation, que de fois l'ai-je répété, c'est une prime pour les plus riches, mais un impôt pour les plus pauvres. Et c'est vrai : à quoi sert de courir avec des salaires qui sont toujours en dessous pour rattraper une augmentation des prix qui en réalité réduit d'année en année le pouvoir d'achat. Il ne faut pas tenir le raisonnement inverse et dire qu'à partir du moment où on est parvenu à vaincre l'inflation, il faut aussi qu'il y ait d'année en année une augmentation du pouvoir d'achat : on ne peut distribuer que ce qui est gagné.
- Je tiens à répéter ces vérités premières. Je n'hésite pas à le faire quelle que soit l'idée qu'on s'en fait ici et là. Mais comme c'est plus facile à dire chez la France qui gagne ! Ici, dans cette région qui a connu de grandes périodes de puissance et de prospérité £ qui est aujourd'hui atteinte par une accélération de la désagrégation du tissu industriel et donc par la multiplication du chômage £ qui doit faire vite sa mutation pour réduire les deux bords de la crise et passer au plus tôt au stade des technologies qui gagnent. En laissant de côté, comme vous l'avez fait de cet immeuble que j'ai vu, les ruines de ce qui doit disparaître, ensuite on nettoiera, on ne saura même plus que cela a existé, sinon dans quelques livres, parce qu'on verra les édifices nouveaux capables d'assurer la prospérité du pays.\
Le quatrième point, qui n'est pas le dernier, sinon dans le discours, qui est même le premier dans la pensée, ce sont les hommes. Il faut que, hommes, femmes, les travailleurs, forgent cet outil victorieux - sans lesquels, mais comment le dire, rien ne serait possible - par leur compétence, leur qualité de travail, leur énergie, leur imagination. Qui sont les travailleurs ? Tous ceux qui créent, tous ceux qui cherchent, tous ceux qui gèrent et tous ceux qui produisent avec leur tête et leurs mains. Et de plus en plus avec l'intermédiaire de la machine intelligente qui reste à leur service et qui doit le rester. Il faut organiser la lutte contre le chômage pour rechercher un plein emploi que seules les méthodes de la technologie moderne, de la solidarité nationale permettront d'atteindre, avec une heureuse compréhension des ressorts de l'économie moderne qui ne peut être laissée à l'abandon des appétits, mais qui doit être laissée à l'inspiration des gagneurs.
- Je sais qu'ici vous avez réalisé un certain nombre de réformes, pris un certain nombre de mesures. Je n'ai pas à les développer £ je les connais moins bien que mesdames et messieurs les membres du Comité d'entreprise et je ne vais pas transformer cette réunion en séance de ce comité où l'on doit entendre, j'imagine, un certain nombre de tons différents qui composent finalement la musique qui conduit à l'attaque pour la victoire les troupes Kronenbourg.
- Et puis, il y a l'entrepreneur, les entrepreneurs. Qui pourrait penser que l'entrepreneur n'a pas un rôle indispensable dès lors qu'il travaille, qu'il invente, qu'il inspire, que son énergie est mise à la disposition, naturellement de l'affaire ou de l'entreprise à laquelle il tient, mais aussi de l'ensemble de la communauté que forme l'entreprise, et, au-delà de la région, l'Alsace, et de la France tout court.\
Je voulais vous dire ces choses, mesdames et messieurs, et pour ceux qui se laisseraient aller aux propos pessimistes. J'ai relevé hier ce long cheminement continu, cette lamentation déchirante. Oui, celui qui chôme, celui qui a perdu son travail, il en a le droit, il est en catastrophe, il vit le drame. Mais les autres ! Ils doivent d'abord réparer le mal et faire que le chômage recule - croyez-moi, c'est mon souci de chaque jour - par la modernisation de la France, de l'industrie et par la formation des femmes, des hommes qui font cette industrie. Mais il y a là un passage obligé, cruel. C'est à vous, c'est à nous, c'est à vous, c'est à moi de veiller à ce que cette phase tragique que connaissent tant de travailleurs, cesse au plus tôt. Ce ne sera pas fait par la promesse inutile, par le verbiage ou par l'imagination d'une société idéale à laquelle j'aspire aussi, mais qui ne sera construite que par l'effort ou par la patience des hommes de notre temps.
- Merci pour l'exemple que vous donnez, toutes et tous ici. Merci pour cela. Si l'on sait un peu plus par ici - on a l'air un peu d'en douter - et dans toute la France, qu'elle peut gagner, qu'elle doit gagner, que nombreux déjà, de plus en plus nombreux sont ceux qui gagnent, alors une autre image se substituera à celle qu'on nous présente, si j'ose dire à plaisir, du drame qui succède au drame. L'espoir qui prend la trace de l'espoir : voilà ce que je vous propose avec à l'appui une volonté de travail et de connaissances que je ne peux parfaire qu'avec vous. Merci.\