11 mai 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision suédoise, Paris, Palais de l'Élysée, vendredi 11 mai 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président, permettez-moi de vous exprimer combien nous sommes contents d'avoir l'occasion de faire cet entretien avec vous et poser quelques questions d'actualité avant votre visite officielle en Suède. Nous voudrions commencer par une question qui préoccupe l'opinion publique en Europe, de plus en plus, la question de notre sécurité et de la paix. La France continue une politique basée sur la dissuasion nucléaire. Est-ce que c'est une politique qui implique qu'il existe une menace potentielle en Europe et est-ce que c'est vraiment la seule politique possible pour la France ?
- LE PRESIDENT.- Si nous n'en avions pas la conviction, nous ne la ferions pas, car je souhaite le désarmement et je suis tout à fait hostile au développement de l'arme atomique. Si la France est dotée d'un armement puissant, dissuasif, nucléaire, c'est parce qu'il existe d'autres armes, dans les mains des plus grandes puissances et, particulièrement, sur le continent de l'Europe, qui représentent, virtuellement, un danger, en tout cas pour la sécurité de mon pays, pour son indépendance. Je dis virtuellement parce que je ne prête pas d'intentions bellicistes à personne, mais je sais que la France doit être défendue lorsqu'il y a des armes ailleurs.
- Nous serons toujours d'accord, nous en France, pour nous associer aux démarches qui permettraient le désarmement. Je dis, bien souvent, j'aimerais pouvoir parler comme les pacifistes mais dans ce cas-là, j'essaierais d'être juste, c'est-à-dire de protester dans tous les cas et pas seulement dans certains cas.
- J'ai hérité d'une force nucléaire qui a été instituée en France, il y a déjà un quart de siècle, et toute notre défense, notre armée, a été organisée, structurée, autour de la force stratégique de dissuasion. C'est-à-dire que si nous ne l'avions plus, nous n'aurions pas de véritable défense. Et nous pensons - et je n'engage que la France en disant cela, je ne cherche à donner de leçon à personne d'autre - que pour la France, il nous faut une défense, du moins tant que d'autres pays disposeront de puissants moyens offensifs.
- QUESTION.- Monsieur le Président, le premier pas vers le désarmement nucléaire serait d'arrêter complètement les essais nucléaires. La France est-elle prête à renoncer à ces essais ?
- LE PRESIDENT.- Si les autres agissent de la sorte, nous sommes prêts à examiner cette question.
- QUESTION.- C'est seulement dans ce cas.
- LE PRESIDENT.- Mais il n'y a pas de comparaison entre la densité de feu nucléaire de la France et celle des Etats-Unis d'Amérique ou de l'Union soviétique. Il n'y a pas de commune mesure. Il y a 9000 charges nucléaires aux Etats-Unis d'Amérique et 9 à 10000 en Union soviétique. En France, il y en a 98 et en Grande-Bretagne, 64. C'est à nous qu'on demande d'abord de renoncer à cela ? Soyons sérieux.\
QUESTION.- Comment voyez-vous, monsieur le Président, l'équilibre nordique et la proposition d'une zone dénucléarisée en Europe du Nord ?
- LE PRESIDENT.- Je suis favorable, d'une façon générale, à ces zones dénucléarisées et j'ai soutenu des projets de cette sorte sur plusieurs points du monde, en plusieurs régions du monde, notamment à une époque, sur la péninsule indochinoise. On pourrait imaginer d'autres endroits, bien entendu. Là, la difficulté tient à des causes stratégiques évidentes. Il s'agit, dans les pays scandinaves, notamment, de l'endroit où la planète commence à se rétrécir. Ce sont de petites distances. Là, vous êtes placés de telle sorte que l'espace entre les pays du Pacte atlantique et les pays du Pacte de Varsovie est séparé par peu de choses. Donc, une zone dénucléarisée à cet endroit n'a pas beaucoup de signification. Elle en a peut-être beaucoup pour ceux qui y habitent. Je comprends très bien ce souhait, ou cette proposition, qui a sa raison d'être. Mais, pour l'équilibre mondial, cela ne change pas grand chose. D'ailleurs, je crois qu'il faudrait que les pays de cette zone se mettent d'abord d'accord entre eux, ce qui n'est pas le cas.
- QUESTION.- Le concept de neutralisme semble avoir un sens négatif dans les discussions françaises. le voyez-vous ainsi, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Mais je ne mélange pas du tout le terme de neutralisme et celui de neutralité. Il existe plusieurs formes de neutralité, en Europe. Il y a la neutralité qui a résulté d'une guerre perdue - c'est le cas de l'Autriche - et il y a des neutralités qui ont été voulues, souverainement, par d'autres pays. C'est le cas de la Suisse et c'est le cas de la Suède. Ces pays ont bien le droit de choisir la neutralité. J'ai, de mon côté, beaucoup de sympathie pour le bloc des pays non alignés qui se trouvent dans le reste du monde et cela ne me choque pas le moins du monde qu'on veuille échapper à cette dialectique infernale d'un bloc de l'Est contre un bloc de l'Ouest.
- Mais, cela dit, le neutralisme a une autre signification. Le neutralisme, c'est une philosophie politique, ce n'est pas une définition donnée, un statut national. Le neutralisme pourrait très bien se comprendre, mais je risque de dire ce que j'ai déjà dit : pourquoi ne demande t-on pas à chacun des participants des deux blocs d'adopter la même attitude ? On ne peut pas protester contre les Pershing II et accepter les SS 20, par exemple, puisqu'il s'agit des seules armes nucléaires intermédiaires, à l'heure actuelle installées en Europe. C'est cette sorte de séparation de la condamnation qui peut surprendre. J'ajoute que si nous étions dans une situation où l'on pourrait sans risque, développer l'idée que les hommes se porteraient mieux sans armes, j'y souscrirais tout de suite. Mais peut-on dire sérieusement que le monde soit dans cette situation ? Je ne le crois pas.\
QUESTION.- Il semble que nous sommes, au contraire, dans une situation dans laquelle les -rapports entre l'Ouest et l'Est sont en train de se détériorer encore.
- LE PRESIDENT.- Cela s'aggrave, oui.
- QUESTION.- Est-ce qu'il n'existe pas, alors un besoin, pour les pays européens, de ne pas en devenir les victimes ?
- LE PRESIDENT.- Mais, naturellement.
- QUESTION.- Est-ce qu'on pourrait chercher, alors, une troisième voie, en Europe, entre les deux blocs ?
- LE PRESIDENT.- Il y a des tentatives de tous ordres et il y a de nombreux pays de la Communauté européenne `CEE` qui se disent "pourquoi est-ce que nous ne chercherions pas les moyens de notre indépendance en disposant d'une sécurité commune ?" C'est un projet que je crois légitime et même, dans l'avenir, nécessaire.
- Il n'y a pas de raison que l'Europe s'installe dans l'-état de division où l'a placée la fin de la dernière guerre mondiale, avec le monde communiste, l'Europe communiste, avec l'Europe du Pacte ou de l'Alliance atlantique et avec les quelques pays qui ne sont d'aucune alliance, soit parce qu'ils sont neutres, soit parce qu'ils s'y refusent, tout simplement. C'est une situation malsaine, c'est sûr. Moi, qui suis Européen, souhaiterais que les autres Européens puissent s'entendre avec les Français pour développer une défense autonome. Mais, voilà, il faut tenir compte de la réalité présente. On peut toujours la changer. Il faut la changer. Mais la réalité présente, c'est que nous sommes encore - bien que mes termes ne soient pas d'une très grande exactitude historique, mais c'est comme cela que c'est compris - dans l'Europe de Yalta. A partir de là, j'imagine bien qu'on ne pourrait en sortir en 1984 ou 1985 sans d'immenses déchirements, sans accroître les risques de conflits. Donc, il faut aborder ce problème avec beaucoup de sagesse.
- D'autre part, la situation des pays alliés aujourd'hui, je pense à l'Allemagne et à la France, n'est pas la même depuis la dernière guerre mondiale en raison des engagements internationaux. On a besoin de dominer tout ça et je suis d'accord, je suis de ceux qui souhaitent le dominer à condition de ne pas commettre d'imprudences qui seraient nuisibles à l'équilibre et à la paix.\
QUESTION.- Parlons maintenant d'un autre sujet d'une très grande importance : la crise économique. Vous avez récemment présenté un plan de modernisation industrielle. Il semble que pour vous, monsieur le Président, l'avenir de la France en tant que nation industrielle avancée soit en jeu. C'est comme ça ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais que mon pays ait une situation plus forte sur les marchés internationaux et même sur le marché intérieur de la France. Pour cela, il faut des industries qui puissent vendre leurs produits à des qualités et à des prix acceptables par leurs clients. Si tant de Français achètent des marchandises étrangères, ce qui pèse sur notre balance commerciale c'est parce qu'ils ne trouvent pas à meilleur prix en France-même. Si certaines de nos industries sont très fortement exportatrices, c'est parce qu'elles ont su faire l'effort de se moderniser et d'avoir des produits de haute qualité à des prix raisonnables. Et si tant d'autres ne le font pas, c'est parce qu'ils ne sont pas concurrentiels. Alors, j'estime que mon pays doit être très courageux pour se moderniser.
- Si l'on parle des télécommunications, si l'on parle des centrales nucléaires, si l'on parle de l'aéronautique, de l'automobile, des chemins de fer, des hélicoptères, bien d'autres choses encore, l'espace, la France est très en avance sur beaucoup d'autres. Mais dans trop de domaines, ce n'est pas le cas. Alors, il faut bien que j'organise mon pays pour qu'à la fin de ce siècle et au début de l'autre, il reste l'un des grands pays du monde, comme les Français ont su le faire. Ce n'est pas par une ambition ou un orgueil, une volonté de puissance, c'est tout simplement pour vivre et vivre le mieux possible, développer les arts, la culture, disposer d'une autorité morale dans le monde. Cela repose sur une réalité ou une puissance politique qui dépend beaucoup de la qualité de l'industrie.
- Voilà. Alors, c'est difficile à faire, parce que cela provoque des souffrances. Mais j'ai conscience de faire ce que je dois. Si je ne le fais pas, les drames et les souffrances seront plus grandes encore. Je pense à la classe ouvrière française sur laquelle s'appuie pour une part mon action politique et qui peut se trouver blessée par les décisions que le gouvernement est obligé de prendre dans des domaines comme ceux de la sidérurgie, des chantiers navals, des charbonnages, du textile, bien d'autres encore. Il faut comprendre que nous parions sur l'avenir et pas sur le passé parce qu'il est mort ou moribond. Pour ça, il faut former les travailleurs aux métiers de demain. C'est capital. Et il faut choisir des investissements là où l'on créera des emplois parce qu'on vendra sa production. Tout le reste, c'est du temps perdu.\
QUESTION.- Quel rôle peut jouer l'initiative privée dans cette modernisation industrielle ?
- LE PRESIDENT.- En France, elle joue un rôle important. Je prétend avoir défendu, malgré certains articles de journaux que je lis ici ou là, une très grande continuité dans mon action. J'ai publié une interview hier. On a parlé d'une société d'économie mixte. Je lis certains journaux avec étonnement, disant "c'est un virage". Messieurs, je vous invite à bien vouloir prendre connaissance d'un livre que j'ai écrit - cela me flatterait d'ailleurs - qui a paru en 1980, qui s'appelle "Ici et maintenant" et vous y trouverez toute la théorie de la société d'économie mixte. Je n'étais pas Président de la République à l'époque. Dans le programme socialiste, le projet socialiste, il y a que nous devons nationaliser neuf groupes industriels et les banques. J'ai nationalisé neuf groupes industriels et les banques mais je n'ai pas nationalisé les autres, je veux dire les autres groupes industriels.
- De ce fait, il était déjà écrit dans le projet socialiste qu'il y aurait un grand secteur privé puisqu'on ne nationalisait pas au-delà de ce qui était prévu. C'est ce que j'ai fait. C'est donc dans la continuité exacte de ma ligne politique et non pas un virage.\
`Suite réponse`
- Quant à la pratique économique, c'est une autre affaire. La pratique économique, on rencontre un obstacle, on passe autour, ou bien on rase l'obstacle. Ca, c'est la pratique politique. Mais sur le plan de l'idée, du projet, des valeurs, j'ajoute qu'on ne peut pas enfermer une politique socialiste dans des seules considérations économistes. Il y a beaucoup d'autres valeurs. Le plus important depuis un siècle dans le domaine des libertés publiques. Toutes les juridictions d'exception, toutes les réformes du code pénal, l'abolition de la peine de mort, tout cela c'est l'oeuvre de ce gouvernement. Toutes les lois sur les travailleurs, leurs droits dans les entreprises, c'est l'oeuvre de ce gouvernement. La loi de décentralisation aussi, et j'ai pris, à cet égard, des exemples très intéressants et très intelligents dans un pays comme le vôtre, sur la décentralisation, sur ce qu'on pourrait appeler un socialisme fondé sur la municipalisation, sur l'appréhension des problèmes sociaux.
- Tout ça, nous l'avons fait. La décentralisation comme on ne l'avait pas fait depuis l'ancienne monarchie, d'avant 1789. Nous avons tout un ensemble de programmes culturels, comme on n'avait jamais fait chez nous. Nous avons engagé une politique pour les droits de la femme. Il existe un ministère en France pour cela. Une lutte contre le racisme pour marquer la solidarité à l'égard des immigrés £ une lutte contre le sexisme. Enfin, je ne vais pas vous faire un récit. C'est quand même très important tout cela. Et, considérer la démarche des socialistes simplement au travers - c'est important, mais ce n'est pas suffisant - des indices ou bien de savoir si le taux d'intérêt de l'argent sera de 12 et demi ou de 12 trois quart, c'est important mais ce n'est pas ça qui peut caractériser une civilisation.
- QUESTION.- Mais, à court terme, ça joue sur la vie politique.
- LE PRESIDENT.- C'est pourquoi nous nous en occupons beaucoup. Nous avons amélioré, nous, tous les paramètres économiques, depuis trois ans : réduction de plus de moitié de l'inflation en trois ans - c'était 14 %, nous serons cette année à moins de 7 % - réduction du déficit extérieur qui était de 61 milliards quand j'ai été élu. Il sera cette année inférieur à 25 milliards. L'investissement industriel était de 1 % chaque année. Cette année, il sera de 11 %. Donc, nous avons des points faibles, un endettement qui est plus lourd. Nous achetons encore, nous avons des importations qui sont trop fortes et nous avons, nous aussi, à corriger souvent notre démarche. C'est ce que je fais.\
QUESTION.- Mais est-ce que ce n'est pas correct que vous souligniez beaucoup plus maintenant la loi de l'économie de marché qu'auparavant.
- LE PRESIDENT.- Lisez ce que j'ai dit avant. J'ai toujours dit, l'économie mixte, il faut qu'il y ait le plan. Il faut que le gouvernement de la République puisse conduire la stratégie générale de l'économie française, donc le plan, il faut qu'il élargisse le secteur public, le secteur nationalisé, c'est ce que j'ai fait, conformément, exactement, au projet que j'ai défendu avant mon élection et puis le reste est libre. Donc, c'est une combinaison entre les lois du marché et les lois du plan. Voilà, c'est une expérience qui ressemble, de ce point de vue, aux expériences social-démocrates. A cela près que nous avons réalisé l'appropriation collective à caractère économique à la différence des pays scandinaves, où l'on a des réussites dont certaines bien souvent, inspirent mon action. Je ne veux pas dire par là qu'il y ait une supériorité, non. J'admire beaucoup ce qui a été fait dans votre pays.\
QUESTION.- Mais, en même temps, en France, peut-être s'aggrave le problème du chômage. Etes-vous en faveur d'une réduction du temps de travail pour diminuer le chômage ?
- LE PRESIDENT.- Le chômage, d'abord, c'est un phénomène tragique mais général. Dans tous les pays industriels. La France est loin d'être le pays le plus frappé par le chômage même s'il l'est beaucoup trop. Et le chômage, il est difficile de le corriger sans croissance et notre croissance est trop faible. C'est pourquoi j'essaie de moderniser notre appareil industriel pour que la croissance s'accélère. Trop de chômeurs. Nous formons, à l'heure actuelle, chaque année, 800000 personnes à des métiers nouveaux, nous avons créé toute une législation mais je vous en dispenserai. Nous nous sommes vraiment attaqué à ce problème. Il n'empêche que le chômage a fait en France de dangereux progrès et je compte mener cette bataille au premier rang. Le gouvernement de la France peut difficilement supporter que la moitié de ces chômeurs soient, par exemple, des jeunes qui ont les diplômes et les capacités, qui n'ont pas de métier, qui ne peuvent pas faire un métier. Ca, c'est une situation qui peut créer une crise de société. C'est ma préoccupation. J'espère y arriver.
- QUESTION.- Mais, la semaine de 35 heures, c'est une solution...
- LE PRESIDENT.- Vous m'avez parlé, en effet, du partage du temps du travail. j'ai déjà fait obtenir par la loi une diminution du temps de travail horaire par semaine, 39 heures au lieu de 40 et, sur la durée de la vie, du temps de retraite de 65 ans à 60 ans ainsi que l'élargissement des congés, de 4 à 5 semaines. J'ai donc déjà réduit le temps de travail et, maintenant, nous sommes engagés dans un projet qui devrait nous conduire à faire négocier dans chaque branche industrielle, partout, dans chaque secteur, les 35 heures. Mais nous estimons que cela doit être le résultat du dialogue, du contrat entre les partenaires sociaux et qu'il n'appartient pas à l'Etat de l'imposer. Mais nous avons bien l'intention d'agir dans ce sens.\
QUESTION.- Vous êtes, monsieur le Président, non seulement un homme d'Etat mais aussi un homme de lettres. Vous venez de passer trois ans au pouvoir. Pensez-vous que cela ait changé..... l'homme ?
- LE PRESIDENT.- Je peux difficilement juger moi-mme. j'ai essayé, et je crois assez réussi, de préserver mon propre équilibre. Je dispose, sauf quand je suis en voyage, de toutes mes soirées, je n'accepte jamais d'obligations quand mon travail est terminé ici, à l'Elysée, entre 8 heures et 9 heures, le soir. J'ai donc toutes mes soirées pour lire, écrire, regarder la télévision, aller au cinéma, aller au théâtre, aller au restaurant, j'y vais souvent, discuter avec mes amis. Je me promène dans Paris, je ne suis pas enfermé. Je vais acheter mes livres quelquefois, je me promène pour aller de chez moi, où j'habite toujours, jusqu'au Palais de l'Elysée. Donc, j'ai essayé de préserver mon équilibre intérieur.
- Quand à écrire, je suis un responsable politique, je ne suis pas un écrivain. Il m'arrive d'écrire aussi quand j'ai le temps, quand je peux, j'essaie de le faire bien. C'est tout, je n'ai pas de prétention, j'essaie de communiquer avec les autres, de cette façon, comme je le fais par la parole. Je préserve le temps d'aller chez moi, dans le sud de la France, dans le Sud-Ouest, au bord de la mer, où je vais une fois par mois, à peu près, dans la forêt. Je vois ma famille, mes amis. Non, vraiment, j'ai plus de travail, je suis moins libre, mais je suis encore assez libre pour ne pas me sentir diminué par ma fonction. Maintenant, si je me trompe sur moi-même, il faudrait que mes amis me le disent.\
QUESTION.- Monsieur le Président, ces jours-ci on trouve de nouveau dans les librairies, en France, un livre que vous avez publié il y a 20 ans ... `le coup d'Etat permanent`
- LE PRESIDENT.- 20 ans, il y a un peu plus même.
- QUESTION.- Et dans ce livre, je pense que, grosso modo, vous avez critiqué sévèrement ...
- LE PRESIDENT.- J'ai bien fait.
- QUESTION.- ... la constitution actuelle et, surtout, disons la concentration du pouvoir dans les mains d'un Président.
- LE PRESIDENT.- Oui, oui. Ce n'est pas un mauvais livre.
- QUESTION.- Je viens de l'acheter et de le lire rapidement.
- LE PRESIDENT.- J'ai écrit 12 ou 13 livres. A mon avis, c'est celui le plus complet. Je suis plutôt content. Je vois bien ses défauts.
- QUESTION.- Oui, mais il faut être toujours content. Vous parlez d'une dictature, d'un coup d'Etat permanent. C'est vraiment, à votre avis, une critique que vous maintenez ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas entrer dans une polémique un peu à retardement. Mais je n'ai pas à cacher que je pense que, au mois de mai 1958, oui, je pense qu'il y a eu un coup d'Etat réel, dissimulé par le pur manteau législatif, par le consentement du Parlement. Pas le mien. Et je pense que la constitution est une Constitution difficile qui peut-être dangereuse. L'essentiel c'est que j'ai le devoir de - c'est mon devoir puisque cette Constitution a été adoptée par le peuple français - de la garantir. Mais je dois veiller à l'appliquer avec scrupule. Cette Constitution dans sa lettre est une Constitution parlementaire. Dans son usage, dans sa pratique, elle ne l'a pas toujours été.
- J'analyse, dans ce livre, tous les défauts que je voudrais bien pouvoir corriger d'ailleurs, aujourd'hui, mais pour cela il faut disposer d'une majorité parlementaire. La Constitution ne peut être révisée que selon certaines règles particulières très difficiles et je ne dispose pas d'une majorité qualifiée si l'on additionne le Sénat et l'Assemblée nationale. Je ne dis pas que je ne demanderai pas telle ou telle modification. Encore faut-il que cela soit adopté. M. Pompidou avait demandé des modifications. L'une d'entre elles lui avait été refusée. Bon, ce n'est pas une situation qui est agréable. Quant à m'adresser, au peuple français par referendum, sur des problèmes qui apparaîtraient comme des problèmes juridiques, alors que nous sommes assaillis par tant de problèmes quotidiens, économie, chômage, ce ne serait pas opportun. Je ne crois pas avoir grand chose à retirer dans mon livre. Enfin, il a été écrit, il y a 20 ans, par -rapport à une situation donnée, je ne veux pas, 20 ans plus tard, continuer à promener une polémique qui appartient à l'histoire, qui ne m'appartient plus, à moi.\
QUESTION.- C'est le fait que dans vos mains, en tant que Président de la République française, vous avez un pouvoir qui est, à mon avis, supérieur à beaucoup de Chefs d'Etat ou gouvernement dans tous les pays démocratiques.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est le Président de la République française qui a le plus de pouvoirs de tous les pays démocratiques.
- QUESTION.- Vous en êtes content.
- LE PRESIDENT.- J'ai voté contre, monsieur, comme parlementaire et comme citoyen. La majorité des Français l'a voulu. Je suis démocrate. Je m'incline. Si je peux changer ce qui me paraît devoir être changé, je le ferai. Si je ne peux pas, je ne le ferai pas. De toute façon, je suis sûr de moi, je n'abuserai pas de la Constitution. Enfin, ce n'est pas ça qui m'empêche de dormir. Il y a beaucoup d'autres problèmes, pour l'instant, qu'il est plus utile de régler pour la France.
- QUESTION.- Tout Chef d'Etat a une mission historique. Quelle est la votre ?
- LE PRESIDENT.- C'est vous qui le direz. Ce n'est pas moi. Vous êtes écrivain et journaliste. J'ai bien mon idée là-dessus. Mais c'est à vous de commenter.
- Je voudrais profiter, avant de vous quitter, de cette émission qui s'adresse au peuple suédois, pour lui dire que je suis très heureux d'être son hôte et d'être reçu, comme je le serai par ses dirigeants, par son Roi, par le Premier ministre, par bien d'autres dirigeants, mais surtout, surtout, à l'égard du peuple suédois, je veux qu'il reçoive cette émission comme un message d'amitié.\