2 février 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au quotidien néerlandais " NRC Handelsblad", sur la construction économique et politique de l'Europe, la coopération européenne en matière de défense, Paris, jeudi 2 février 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous allez faire une visite officielle aux Pays-Bas, c'est la première visite officielle depuis trente ans, je crois, n'est-ce pas ? Les relations bilatérales entre la France et les Pays-Bas connaissent une histoire très longue. Nous sommes des pays qui ont une histoire longue d'Etats indépendants. Quelquefois caractérisée par une certaine réserve, de la part peut-être pas des Pays-Bas, mais heureusement l'hypothèque qui a pesé longtemps sur nos relations - la question du sel - a été (inaudible), je crois que c'est grâce à vous que le traité a été maintenant ratifié.
- Comment définissez-vous l'-état actuel des relations franco - néerlandaises ?
- LE PRESIDENT.- Les relations politiques et diplomatiques sont bonnes £ les relations commerciales et économiques sont beaucoup plus fortes du côté de la Hollande que de la France, puisque le déficit commercial de la France par-rapport à la Hollande était, et reste encore, considérable.
- Sur le -plan psychologique, il y a, par-rapport à des pays si proches par l'histoire, par la géographie et par la culture en dépit de la différence des langues, une certaine méconnaissance mutuelle. Aucun de nos deux pays n'est orienté particulièrement vers l'autre. Ils se trouvent avoir des relations priviliègiées avec d'autres, c'est un fait, alors que leurs réactions et leur attitude devant les grands problèmes de l'humanité, le problème des droits de l'homme, le problème de la paix et de la guerre, enfin les problèmes de civilisation auraient tout pour les rapprocher. On les trouve généralement du même côté. Alors "briser la glace" comme on dit en France, pour mieux se comprendre, me paraît une opération utile. Cela doit être possible puisqu'il existe un fond de sympathie, mais pour transformer cette sympathie en amitié, il y a sans doute encore un effort à faire. Quelques malentendus, en effet, ont pu peser à travers ces trente dernières années.
- QUESTION.- Vous connaissez la devise la République des ......... pendant le XVIIème siècle quand les Pays-Bas étaient encore une grande puissance...
- LE PRESIDENT.- La distance entre Paris et Amsterdam n'est pas plus longue que celle qui sépare Paris de Lyon, et l'on peut aller de Paris à Amsterdam sans un feu rouge, par l'autoroute. Cela montre tout simplement la lourdeur des siècles passés, qui fait que quand il y avait moins de commodité pour communiquer on avait pris des directions différentes. Je le répète : nous sommes trop peu voisins. Bien que, lorsqu'on regarde une carte de géographie, on a l'impression d'être tout à côté. Nous ne sommes séparés que par les Flandres belges !\
QUESTION.- Je voudrais parler de la psychologie. Comment expliquez-vous que la France, à l'opposé des Pays-Bas et quelques autres pays nordiques, ne connaît guère le neutralisme et le pacifisme, tandis que chez nous, c'est un mouvement assez important. Même dans un temps où en France les socialistes ont une majorité. C'est un phénomène qui pour pas mal de Néerlandais est difficile à comprendre.
- LE PRESIDENT.- Eh bien, il faut qu'ils fassent un effort.
- QUESTION.- ...Moi-même expliquer à mes compatriotes, je ne réussis pas toujours.
- LE PRESIDENT.- Je sais bien. C'est vrai aussi des pays scandinaves. On pourrait dire que ces pays, je pense là surtout à la Suède, ont connu dans les derniers conflits mondiaux, une situation particulière, qui les a placés par-rapport au neutralisme, nonseulement dans une attitude psychologique, mais dans une position diplomatique, de neutralité. Or la Suéde remplit un grand rôle par son idéologie, par ses façons d'être. Les autres pays scandinaves, mais aussi votre pays ont été trop mêlés au grand drame que nous avons vécu, il y aura bientôt un demi-siècle `deuxième guerre mondiale` pour pouvoir s'abstraire commodément des tragiques réalités qui pèsent encore sur nous.\
`Suite réponse sur la pacifisme` Je le disais tout à l'heure à vos confrères £ moi je suis aussi pacifiste dans le vrai sens du terme. C'est une attitude morale, et le cas échéant une attitude politique. Je suis aussi hostile à l'existence des euromissiles que tout Hollandais hostile aux euromissiles. Mais comme je constate, ou comme je constatais l'année dernière à la même époque qu'il y avait des euromissiles en très grand nombre en Union soviètique et pas du tout en Europe de l'Ouest, je trouvais qu'appliquer ce raisonnement uniquement à l'armement de l'Europe de l'Ouest était un peu insuffisant.
- Quelle est la réalité en Europe ? Il y a 98 charges nucléaires en France. Sur ces 98, 80 sont sous-marines et stratégiques. Les autres peuvent être assimilées à des euromissiles. Ce sont les fusées du plateau d'Albion sol-sol. 64 charges nucléaires sous-marines anglaises : pas d'euromissile. Aujourd'hui il y a au moins 250 SS 20 en Europe, sans parler des autres qui doivent être changés de place et qui se trouvent dans la Russie d'Asie. 250 à trois têtes soit 750 ce qui reprèsente une puissance de feu considérable en plus des 9000 charges nucléaires stratégiques. Alors, il me semblait que l'équilibre stratégique entre Américains et Russes était déjà réalisé : 9000 - 9000.
- Pourquoi ajouter quoi que ce soit en Europe, avec des fusées qui ne peuvent pas traverser l'Atlantique, qui sont uniquement destinées aux installations militaires européennes ? Qui est-ce qui dispose en Europe occidentale d'une arme offensive ? Personne. Ni la Grande-Bretagne, ni la France ne peuvent avoir l'idée folle de se servir de leur arme atomique pour une guerre d'agression : ils seraient détruits tout aussitôt. C'est donc une arme faite pour dissuader en raison des dommages qu'elle pourrait causer et utilisable uniquement pour sauvegarder le "sanctuaire" et les intérêts qui s'y rattachent. Ce ne sont pas les autres pays qui n'ont pas la force nucléaire qui pourraient être menaçants. Alors, pourquoi tout cela ?
- Est-ce que vous ne sentez pas qu'il y a une nécessité d'équilibre. Voilà la raison de ma position. Et lorsque j'ai parlé de l'équilibre en Europe, j'ai toujours parlé de l'équilibre au niveau le plus bas. Lorsque j'ai commencé cette campagne en 1979 - 80 en France, lorsque j'étais dans l'opposition, j'ai dit au parlement français et j'étais le premier à employer ce slogan ni SS 20, ni Pershing II, mais dans l'intervalle, il y a eu 250 SS 20, je ne pouvais pas tenir le même raisonnement. C'est tout, il n'y a donc pas eu du tout de différence idéologique. C'est une situation de fait contre laquelle je ne peut rien. Une situation que je déplore.\
QUESTION.- Vous avez dit en début d'année que l'année 1984 sera l'année de l'Europe qui (...) en Europe une volonté politique et que la France ne va pas rater cette chance. Comment espérez-vous activer une volonté commune en Europe et à quelle sorte de conscription politique pensez-vous à une Europe fédérale, confédérale ou à une Europe des Etats ?
- LE PRESIDENT - Quand je dis que je ne raterai pas cette chance je veux dire que "je ne veux pas la rater". C'est différent. Cela dépend de neuf autres partenaires. Ce n'est pas la France qui va décider pour dix. Tout au plus a-t-elle aujourd'hui un rôle d'animation puisqu'elle assume la présidence du 1er janvier au 1er juin 1984. C'est un pays qui a été l'un des fondateurs de l'Europe et qui dispose donc d'un certain crédit dans ce domaine. Je dois compter sur la bonne volonté des autres. Je ferai des suggestions. J'ai commencé d'en faire. J'irai visiter toutes les capitales étrangères dans les jours qui viennent. Je serai d'ailleurs dans peu de jours, comme vous le savez, dans votre pays et c'est pourquoi nous parlons aujourd'hui. J'ai déjà rencontré Mme Thatcher £ j'aurai vu jeudi le chancelier Kohl.\
Quelle Europe ? Soyons raisonnable. D'abord, il faut régler les contentieux existants qui ont empêché l'Europe des Dix d'avancer au cours de ces dernières années. L'Europe piétine et si une construction n'avance pas, elle risque de se démolir.
- QUESTION.- Est-ce qu'on ne pourrait pas dépasser la volonté politique ?
- LE PRESIDENT - D'abord il faut régler le contentieux. On ne réglera pas le contentieux sans volonté politique. Il faut une volonté politique bien entendu pour régler le contentieux. Est-ce qu'il faut des institutions politiques ? Des institutions politiques nouvelles, plus fortes, plus cohérentes, plus structurées ? C'est une volonté politique qui permettra de surmonter une difficulté qui tient au fait que la crise est cruellement supportée par beaucoup de pays d'Europe et que chacun a tendance à se refermer sur lui-même, à compter ses sous et à se dire : "il faut queje gagne des marchés". "Il faut que je m'entende avec tel ou tel pays extérieur à la Communauté". Régler les contentieux. Si j'y arrivais dans ces six mois, ce serait déjà bien. Si je pouvais remplir l'ambition de dessiner les contours d'une Europe politiquement plus forte, ce serait mieux. Mais c'est peut-être beaucoup demander en si peu de temps.
- nous commençons à voir quels sont les insuffisances du Traité de Rome, et nous voyons surtout d'une façon plus claire les malformations qui ont suivi le Traité de Rome, surtout depuis 1970, mais déjà dans les années 1960 et plus encore depuis 1972, c'est-à-dire depuis l'entrée de trois nouveaux pays dans la Communauté.
- Je crois qu'un plan de réglement du contentieux actuel sur des problèmes tout à fait concrets comme l'encadrement budgétaire, la maîtrise du budget, les excédents agricoles, les excédents laitiers, les montants compensatoires monétaires, comme aussi le problème des produits de substitution, - c'est-à-dire les produits agro-alimentaires qui viennent des Etats-Unis d'Amérique sans taxe en Europe - celui de l'élargissement et donc des ressources nouvelles nécessaires pour répondre aux problèmes posés aujourd'hui et plus encore demain par l'éventuelle entrée de l'Espagne et du Portugal. Il faut répondre à toutes ces questions et aussi à quelques autres.
- Mais je crois qu'il faut dessiner en même temps, c'est en tout cas ce que je m'efforcerais de faire, quelques grandes lignes politiques. Et je serais tout à fait favorable à des déclarations et plus que des déclarations, à la mise en oeuvre diplomatique de ce qui pourrait être un "resserrement" du Traité de Rome. Cela va un peu contre la tendance actuelle. Mais je crois que quelques pays ont une conscience claire que s'il n'y a pas de réalité politique, la réalité économique ira en se défaisant. Par exemple, j'entends beaucoup de personnes parler, dès maintenant, d'une défense européenne. Comme si était déjà résolu le problème de l'unité de direction politique qui commande naturellement la réalité d'une direction militaire. Ce n'est pas en six mois que nous réaliserons tout cela, mais j'irai quand même dans le sens d'une plus forte réalité politique.
- Alors vous me dites organisation confédérale, fédérale des Etats. Là sur le -plan des finalités, vous pouvez me demander ma préférence, naturellement. Mais sur le -plan de mes responsabilités actuelles, c'est aller un peu vite en besogne. Pour partir de l'Europe actuelle vers une Europe vraiment fédérée, comme on dit en France, "De l'eau coulera sous les ponts". Mais une Europe fédérée c'est un objectif souhaitable.\
QUESTION.- Aprés le sommet d'Athènes et à la veille de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la Communauté, de réanimer l'idée d'une Europe de plusieurs vitesses on dit quelquefois, mais on dit aussi quelquefois de géométrie variable, n'est-ce pas ?
- LE PRESIDENT.- Je n'y suis pas hostile. A-partir du moment où existent le Traité de Rome et les politiques déjà engagées à Dix, pourquoi n'y auait-il pas un certain nombre de réalisations avec quelques pays, parmi les Dix et le cas échéant avec des pays qui sont en Europe, mais qui ne sont pas des Dix ? Je crois qu'il n'y a aucun inconvénient à cela, à condition que l'action des Dix continue de s'inspirer du Traité signé par six d'entre eux il y a déjà un quart de siècle.
- QUESTION.- (...) Actuelle possibilité dépassée en renforçant le Conseil européen.
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Et quelle construction on a. Peut-être un (secrétariat) permanent ou quelque chose comme cela.
- LE PRESIDENT.- Ce serait une bonne idée. Il ne faut pas que l'administration prenne le pas sur les vrais responsables politiques des pays de l'Europe des Dix. Le Parlement, la Commission doivent véritablement exercer pleinement leur rôle. Le Conseil des chefs d'Etat et chefs du gouvernement devrait en effet disposer de structures permanentes qui lui rendraient grand service. Alors qu'aujourd'hui, cela relève encore de l'initiative tout à fait pragmatique.\
QUESTION.- Et à ce moment-là vous n'auriez plus sur la table les problèmes techniques que vous avez eus à Athènes. LE PRESIDENT.- Pas qu'à Athènes. Il y a une déformation, voyez-vous, qui fait qu'aujourd'hui, les chefs d'Etat et de gouvernement se réunissent accompagnés d'une myriade de ministres d'abord et d'experts ensuite, et que en fait très souvent les affaires n'avancent pas parce qu'au moment de décider, les chefs d'Etat et de gouvernements remettent la décision au nouvel examen des experts qui sont auprès d'eux, et tout ce qui a été conquis dans la première heure de conversation des dix chefs d'Etat et de gouvernement est détruit l'heure suivante par la discussion des experts. Ceux-ci ont passé toute l'année précédente à se disputer, à défendre ce qu'ils considéraient comme l'intérêt national. Si au moment de la décision on leur rend les éléments déterminants de l'accord, l'accord ne se fait pas. Et puis, il y a aussi un phénomène de propagande, où chacun veut apparaître comme sur un ring de boxe, le vainqueur du challenge. C'est ce que l'on observe aussi dans les réunions du Sommet des sept pays industrialisés, qui sont un spectacle dans lequel on n'arrive même plus à discuter entre nous. Moi, je voudrais, idéalement, en arriver à des décisions qui seraient prises uniquement par les dix chefs d'Etat et de gouvernement. S'ils ont besoin d'interprètes, il y aurait les interprètes en plus. On n'a besoin de personne d'autre. Si on a besoin d'experts, on n'a qu'à les consulter dans nos capitales, mais les transporter avec nous comme dans un cirque ambulant, c'est vraiment insupportable.
- QUESTION.- A ce moment-là, vous pourriez donc utiliser les secrétariats pour déblayer le terrain.
- LE PRESIDENT.- Absolument, c'est une bonne idée.
- QUESTION.- Les Pays-Bas n'ont pas toujours souscrit à cette idée.
- LE PRESIDENT.- Oui, mais enfin, d'une façon générale les Pays-Bas sont quand même très coopératifs. Tout ce qui va vers une plus forte unité de l'Europe, se fait avec le soutien de votre pays.\
QUESTION.- Est-ce que je puis passer à un autre sujet. Vous demandez, vue la dégradation des relations américano - soviétiques, l'Europe a-t-elle, selon vous, un rôle particulier, rôle propre à jouer dans les relations Est-Ouest ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, d'abord l'Europe fait partie de l'Est et de l'Ouest. L'Europe est coupée en deux.
- QUESTION.- (inaudible) ...l'Europe occidentale.
- LE PRESIDENT.- Oui, mais enfin même déjà l'Europe occidentale est découpée de façon arbitraire par le hasard des dernières guerres `accords de Yalta`. On pourrait dire, en Europe, pourquoi l'Allemagne,pourquoi pas la Pologne ? Pourquoi la Belgique, pourquoi pas l'Autriche ? Pourquoi le Danemark et pourquoi pas la Suède ? ect ... Pourquoi la France et pourquoi pas l'Espagne ?
- Il faut dire que cela ne correspont pas très bien à une réalité historique. Enfin, c'est mieux que rien. C'est déjà une bonne chose que cela existe. J'en ai toujours été partisan. J'ai participé à tous les premiers congrès européens, dont le premier avait lieu à La Haye. Je le rappellerai au-cours de ce voyage. J'ai voté tous les traités européens, sauf la CED, car j'étais à l'époque dans le gouvernement de M. Mendes France qui s'est abstenu sur ce sujet dans notre Assemblée nationale.
- Bon, alors pour resserrer la question, au fond, c'est la question de l'indépendance de l'Europe. L'Europe est liée, en tout cas les Dix `CEE` dont nous parlons, sont liés dans une alliance, non seulement entre eux, mais avec les Etats-Unis d'Amérique. Cette alliance est l'Alliance atlantique, dans laquelle nous n'avons pas tous le même statut, puisque la France n'appartient pas au commandement unifié de l'OTAN. Nous avons donc une interdépendance acceptée, il ne faut pas que cette interdépendance acceptée se transorme, si ce n'est déjà fait dans certains cas, en dépendance à l'égard des Etats-Unis d'Amérique. Et le mouvement naturel de l'Europe, si elle veut exister, ce sera d'affirmer de plus en plus sa personnalité. Et elle ne l'affirmera que si elle existe en tant qu'une communauté plus cohérente et élargie. C'est à cela que je compte travailler, mais il ne faut pas confondre son rêve et la réalité.\
QUESTION.- Vous avez parlé de stratégie complémentaire sur ce sujet. Exactement le 24 novembre vous avez dit : "c'est dangereux pour l'Europe (...) en novembre vous avez dit que l'on pouvait (...) imaginer des stratégies complémentaires. A quelles stratégies complémentaires, à celle de l'Alliance atlantique pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant je ne pense pas substituer une alliance à l'Alliance atlantique. Ce serait parler pour ne rien dire, d'ailleurs.
- QUESTION.- Mais stratégie complémentaire nucléaire ou conventionnelle ? Je ne vois pas très bien...
- LE PRESIDENT.- On pourrait quand même imaginer que l'Europe, faute de disposer pour l'instant d'une défense et d'une armée commune, pourrait quand même commencer à parler d'une stratégie.
- QUESTION.- Mais pas nucléaire ou nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Nucléaire, ce serait aller plus vite que la musique. Mais ce n'est pas interdit d'y penser. Ce n'est pas réalisable présentement. D'abord de tous les pays de l'Europe je n'en connais pas qui soient candidats à la détention de l'arme nucléaire. Pas même l'Allemagne fédérale. La Hollande, je ne crois pas. Bon, alors voilà la réalité : l'arme britannique et l'arme française, prises chacune séparément, n'ont pas vocation à pouvoir assurer la couverture, la protection de l'Europe des Dix tout entière. Elles n'en ont pas la capacité. Ce serait une ambition qui risquerait d'égarer l'opinion publique européenne.
- Nous sommes quand même solidaires. J'ai mis moi personnellement en oeuvre un article oublié du Traité de l'Elysée entre le chancelier Adenauer et le général de Gaulle et nous avons resserré le dispositif avec les Allemands. Nous avons des conférences régulières de caractère militaire et stratégique et nous informons les Allemands, les Allemands s'informent auprès de nous sur les armes, sur leur usage, sur leur portée, sur leur -nature, c'est une chose qui avait besoin d'être faite. Seulement voilà, la détention du commandement nucléaire ne peut pas être partagée. Elle ne peut pas être partagée par-rapport aux institutions françaises. Elle ne peut être partagée simplement parce que la -nature de cette arme pour l'instant, l'interdit. Même en France, la dissuasion ne peut exister que si elle est décidée par un seul homme et vite, autrement elle n'a pas beaucoup de signification. Alors tous ces problèmes ne sont pas résolus.\
`Suite réponse sur la -nature de l'arme pour une défense européenne`
- QUESTION.- Donc conventionnelle ?
- LE PRESIDENT.- Conventionnelle, davantage je crois. Vous savez l'évolution est constante, on peut très bien imaginer que l'étude des problèmes de sécurité soit davantage resserrée entre les pays des Dix `CEE`, enfin ceux qui le voudront. Je crois que l'on peut aborder ce problème plus carrément avec les armes conventionnelles, d'une part mais aussi avec toutes les armes nouvelles qui tous les jours sont inventées et qui peuvent entrer dans la réalité à travers les années prochaines. Donc avoir une attitude de recherche et, en somme, ne pas se trouver plus tard, par-rapport aux armes nouvelles, aux technologies nouvelles d'armement, dans la situation où nous nous sommes trouvés par-rapport au nucléaire tel que on le connaît aujourd'hui. Le nucléaire est né de la guerre qui a coupé l'Europe en morceaux, il continue de peser sur la situation de l'Europe puisque, comme vous le savez, il y a certaines interdictions à l'égard de l'Allemagne aujourd'hui. Donc, c'est un problème sur lequel il faut travailler, qui dans certains domaines peut avancer : armes conventionnelles, nouvelles et sur le -plan de l'information, sur le -plan de la connaissance qui ne peut pas se transformer tout de suite en stratégie commune.
- QUESTION.- Ces conversations bilatérales militaires entre la France et la République fédérale.
- LE PRESIDENT.- Il y a aussi des conversations entre la Grande-Bretagne et la France. Mais elles sont moins rituelles.
- QUESTION.- Mais est-ce que les autres pays qui voudraient y participer, ils pourraient ?
- LE PRESIDENT.- Je le crois. Il faut qu'on en parle. Pour l'instant cela n'a pas encore été ...\
QUESTION.- Je suis peut-être trop longtemps en France, depuis 1956, mais en logique française, soudain me vient l'idée, mais qu'est-ce qu'il advient de l'indépendance française sous cet aspect-là, sivous allez vers une stratégie commune. Est-ce la France ne se (...) à ce moment-là. Est-ce qu'elle est encore indépendante ?
- LE PRESIDENT.- En tout cas, elle l'est actuellement. Quand on dispose souverainement d'un attribut de sa souveraineté, on reste souverain. Ce qui ne serait pas acceptable, c'est que notre souveraineté nous soit arrachée par la force des autres. Quand nous sommes entrés dans le Marché commun, nous avons renoncé à certains aspects de notre souveraineté. Par exemple quand on discute de la sidérurgie, quand on discute des prix agricoles, cela dépend d'une décision collective. On peut imaginer que ce système s'élargisse et passe dans d'autres domaines, mais revenons à la réalité d'aujourd'hui : l'indépendance de la France tient pour beaucoup, c'est vrai, à la possession qu'elle a de l'arme nucléaire. Elle est l'un des cinq pays du monde dans ce cas. Elle n'y renoncera pas aisément... Nous n'avons pas les garanties politiques pour cela. Il n'y a pas de réalité politique suffisante de l'Europe pour que l'on puisse franchir une étape, comme cela, simplement par l'imagination.\
QUESTION.- Vous venez de dire que idéalement, vous soutenez l'idéal d'une Europe fédérée, ou bien un idéal (...) un peu lointain (...)
- LE PRESIDENT.- Si c'est une politique que se traduit en marchant à pas lents, je veux quand même bien marcher. D'autres politiques seraient possibles, celle de rester immobile ou celle de reculer. Non, je suis pour avancer.
- QUESTION.- Et comment lancer une Europe industrielle avec des pays dans lesquels les grandes industries sont largement indépendantes de leurs gouvernements. Moi, je ne vois pas du tout le gouvernement hollandais dire à Philips `CRFA` `entreprise` qu'il faut aller travailler avec votre industrie nationalisée au lieu d'avec les Allemands ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, faites comme vous voudrez. QUESTION.- Mais comment est-ce que l'on fait lorsque vous avez lancé cette idée ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite qu'il y ait davantage d'accords et de démarches communes dans la recherche et dans l'application entre les industries d'Europe. Si cela ne se fait pas, et cela ne se fait pas, eh bien ce n'est pas la peine de parler de l'Europe. Si cela ne se fait pas, je n'y peux rien. Mais dans ce cas-là, on traitera, comme cela se fait déjà beaucoup, avec les Américains ou avec les Japonais. Que chacun soit responsable. QUESTION.- Mais, vous avez beaucoup de pouvoir, parce que vous avez l'industrie nationalisée, tandis que nous ne l'avons pas. LE PRESIDENT.- Alors faites comme nous.\
QUESTION.- Et bien, je voudrais encore poser une question que vous trouverez bien hollandaise, je pense, parce que vous connaissez mes compatriotes. Il y a des Hollandais qui disent, plus ou moins ironiquement, leur pays, c'est à dire les Pays-Bas, c'est le pays des pasteurs. Ils veulent dire que la morale joue un grand rôle dans les délibérations et puis dans les discours politiques et surtout en ce qui concerne la politique étrangère. Ou doit jouer, en tout cas un grand rôle. Alors, c'est pour cela que je vous demande quel rôle doivent avoir, selon vous, les considérations morales dans la politique étrangère d'un pays ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'elles doivent toujours être présentes. Je le crois vraiment. Prenons l'exemple du tiers monde. L'attitude des pays industriels est une attitude cynique actuellement, qui se retournera contre eux. Voyez la façon dont ils réduisent leur aide au tiers monde, dont ils se refusent à un plan, à un moratoire et à une relance dans ces pays-là, à une stabilisation des -cours des matièrs premières. Il y a là un sens moral, étant bien entendu que l'intérêt rejoint vite la morale, car c'est dans l'intérêt des pays industriels que de faire cette politique dans le tiers monde.
- Enfin, c'est une disposition morale que celle qui consiste à regarder autour de soi et à se touner vers les milliards d'êtres humains qui vivent difficilement. Et puis il y a une morale des relations internationales. Je le crois tout à fait. Il y a les Droits de l'Homme. On ne peut quand même pas agir de la même façon par-rapport à des dictatures sanglantes que par-rapport à des démocraties. Si l'Espagne était encore une dictature, je dirais,non à l'élargissement. Je suis disposé à engager les discussions parce que c'est une démocratie, jene dis pas qu'il ne reste pas des problèmes, mais enfin, j'engage la discussion. Donc l'attitude hollandaise ne me choque pas et elle est tout à fait conforme aux données de notre civilisation, tellequ'elle devrait être, en tout cas, telle que l'on nous l'enseigne et pas toujours telle qu'elle est. Maintenant personne n'est indemne d'un certain décalage entre l'affirmation des principes et la réalité quotidienne. Pas plus la Hollande que les autres. Non ? Vous appliquez toujours vos principes ?\
QUESTION.- ...On parle beaucoup de principe chez nous. Peut-être que chez nous cela vient de cette attitude moraliste. Toute notre attitude....
- LE PRESIDENT.- Oui, mais je trouve cela très bien, moi. Je vous ai dit, je suis aussi pacifiste qu'eux, mais dire : "il ne faut pas des euromissiles là" et puis en accepter à côté....
- QUESTION.- ....Comme phénomène sociologique plutôt qu'en France.... Le pacifisme que l'on trouve dans ces pays, dont les Pays-Bas, aussi en Allemagne `RFA`, c'est un phénomène très intéressant, je trouve, comme observateur. (inaudible)... Il y en a eu peut-être dans les années 30, n'est-ce pas, mais pas maintenant.
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire qu'on sait que la France n'est pas du tout belliciste. L'opinion sa:5it très bien que nous n'avons pas d'armes offensives, que nous ne sommes pas du tout un pays fauteur de guerre, que le pays n'est pas inquiet sur les intentions de son Président de la République. Les Français n'ont pas à s'inquiéter. Je crois aussi que la possession de l'arme nucléaire crée un certain sentiment de sécurité, qui évite de se poser certaines questions. Tout cela additionné doit jouer dans ce sens.
- QUESTION.- Est-ce que peut-être joue la défaite de 40 `1940` encore ?
- LE PRESIDENT.- En France ?
- QUESTION.- Oui, pour qu'il n'y ait pas de pacifisme ?
- LE PRESIDENT.- Sans doute un peu, oui. Votre pays s'est trouvé dans la même situation. Je crois que la France a été tellement habituée, à travers les siècles, à vivre pleinement la vie de l'Europe et la vie du monde, traversées de crises, théâtre de guerres, qu'elle sait que la vie n'est pas paisible.\