7 novembre 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision algérienne et à l'Agence Algérie presse service, Paris, lundi 7 novembre 1983.

QUESTION.- Que représente pour le Président de la République française la première visite officielle en France du chef de l'Etat algérien le président Chadli Benjedid ?
- LE PRESIDENT.- Laissez-moi vous dire d'abord que je profite de l'occasion que vous m'offrez pour adresser mes voeux, l'expression de mes sentiments d'amitié au peuple algérien et la confiance que j'éprouve pour ses dirigeants. C'est une façon d'entrer en-matière et d'aborder le problème qui vous occupe. C'est vrai, c'est la première visite d'Etat d'un chef de l'Etat algérien en France et cela représente un moment historique, puisque cela signifie qu'après vingt ans peu à peu ont été dominés les ressentiments, les contradictions, le cas échéant même les incompréhensions, les difficultés inhérentes à tout ce qui s'est produit depuis la dernière guerre mondiale dans le grand phénomène de la décolonisation.
- Je ne rappellerai pas les moments douloureux `guerre d'Algérie`, ils sont dans les mémoires. Mais d'autres générations sont nées, sont venues et la sagesse des représentants de la génération qui a vécu cette période a permis d'aborder les temps nouveaux. C'est précisément par ce salut au temps nouveau que je veux marquer la venue du Président algérien en France. Il y sera le bienvenu. Je l'accueillerai avec joie, avec le sentiment de gravité que requiert ce genre de rencontre lorsqu'il s'agit à la fois d'assumer le présent et de préparer l'avenir. Je pense que la France tout entière ressentira l'importance de cet événement. Au moment où vous me posez cette question, j'ai vraiment le sentiment que les relations entre la France et l'Algérie, qui n'ont pas besoin de connaître un nouveau départ dans les relations diplomatiques, commerciales, culturelles, cela marche déjà, vont tout de même connaître un point nouveau qui devrait être irréversible. En tout cas c'est à celà que je travaillerai.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la deuxième question va se rapporter à la situation de la communauté algérienne émigrée en France, une situation qui a toujours pesé sur les rapports algéro - français. Depuis votre accession à la magistrature suprême, un certain nombre de mesures ont été annoncées mais l'opinion publique algérienne constate qu'il n'y a pas eu d'évolution notable dans l'application. Peut-on s'attendre à une application réelle visant notamment la sécurité et la sauvegarde de la dignité de notre communauté en France ?
- LE PRESIDENT.- Oh, je crois que vous êtes bien sévère dans votre appréciation. Il y a depuis plus de deux ans `10 mai 1981` bien des changements qui ont été opérés, bien des mesures prises. J'ai moi-même en plusieurs circonstances informé le public français qu'il convenait d'apporter aux travailleurs immigrés et sur le -plan de la loi et sur le -plan des règlements et surtout le -plan des moeurs d'usage un sentiment de respect, d'accueil, d'hospitalité qui correspondent tout simplement à l'esprit de nos lois et en même temps aux grandes traditions de la France. A cet égard, je suis bien convaincu que nous avons redressé de nombreuses situations mais vous le savez bien ce sont les moeurs qui sont les plus difficiles à changer.
- Les travailleurs doivent jouir de droits sur le -plan du travail, sur le -plan du salaire, sur le -plan du logement, sur le -plan de la sécurité, dans leurs relations avec les services de sécurité donc de police. Tout n'est pas parfait, ce qui justifie votre question. A tout moment, il faut veiller à ce que la ligne politique choisie lorsque j'ai été élu à la présidence de la République soit respectée. Je dois aller souvent à contre-courant d'un certain nombre de très mauvaises habitudes. Je dois dire que ce problème s'est compliqué par le fait que si le gouvernement de la France entend assurer aux immigrés qui se sont soumis aux règles de la loi une présence à égalité avec les citoyens français, tout un apport d'immigration clandestine qui ne vient pas seulement d'Algérie, qui vient d'un peu partout en Europe, en Afrique et même des Caraïbes, d'autres pays encore, nous oblige à prendre des mesures pour sauvegarder l'emploi en France et en même temps pour sauvegarder l'emploi des immigrés qui se soumettent aux directives de l'Etat français. Je peux dire que j'ai rencontré sur ce -plan un -concours extrêmement positif du gouvernement algérien. Autant nous sommes décidés à compléter les mesures déjà prises pour que les immigrés algériens, parmi les autres, se trouvent chez eux en France, car nous leur devons beaucoup pour la qualité de leur travail, et leur présence, autant il faut comprendre que l'immigration clandestine est un grand danger - pas dans nos relations entre la France et l'Algérie - mais dans les relations entre le peuple français et ceux qui viennent en dehors de nos lois. Voilà le problème dans sa réalité. Il reste beaucoup à faire, vous aviez raison de le dire. Beaucoup a été fait croyez-le. D'abord sur l'-état d'esprit, sur ce racisme ambiant, propre à beaucoup de peuples dans beaucoup de pays. On peut dire qu'en France nous sommes plutôt mieux protégés pque d'autres. Mais enfin, il existe ici et là en effet des zones où justice doit être faite pour que chacun se trouve bien chez nous dès lors qu'il apporte sa contribution au développement de notre pays.\
QUESTION.- Dans votre esprit toute forme de coopération implique une globalité prenant en compte autant les intérêts immédiats que les intérêts à long terme. Est-ce que la France partage, monsieur le Président, cette vision ?
- LE PRESIDENT.- Oui, naturellement. Aucun accord diplomatique ou commercial ou culturel n'aurait beaucoup de signification s'il se bornait à considérer les avantages et les inconvénients d'un contrat particulier, surtout dans le -cadre des relations entre l'Algérie et la France qui s'inscrivent dans une histoire longue et pleine de traverses mais aussi de chances pour l'avenir.
- C'est bien ce qui a inspiré certaines de mes décisions pour faire sortir des tiroirs un certain nombre de décisions qui me paraissaient indispensables pour assainir le "contentieux franco - algérien" tel que je l'ai trouvé en arrivant ici. C'est par-rapport à une certaine idée des relations au travers des 20 années, des 30 années, du demi siècle qui va venir que nous avons engagé des contrats qui doivent, je le crois, apporter à l'une et l'autre partie, c'est-à-dire à l'Algérie et à la France, de justes satisfactions.
- Ce serait très difficile, étant donnée la différence de nos économies, si nous considérions chaque acte séparément de l'autre, mais cela devient possible, et souhaitable dès que l'on considère un ensemble de données, de contrats qui pourraient paraître poser des problèmes. Mais, justement, sur le -plan de leur équilibre, l'Algérie a consenti à la France un certain nombre d'autres contrats qui permettent de développer notre emploi, notre présence industrielle et agricole, ou dans le bâtiment comme celle de nos technologies en Algérie. Tout cela fait, je crois, une bonne entente et j'ai tout lieu, je dois le dire, que les -rapports entre administrations d'un Etat à l'autre ne sont jamais très faciles. Il faut que les politiques et les responsables interviennent plus souvent qu'à leur tour. Mais malgré tout je n'ai eu qu'à me féliciter de ce qui s'est passé déjà depuis deux ans.\
QUESTION.- Monsieur le Président nous parlions de relations entre Etats. Il y a cette question du dialogue Nord-Sud qui a soulevé beaucoup d'espoirs dans le tiers monde mais les sommets de Versailles et de Williamsburg auxquels vous avez assisté n'oont pas répondu à ces espoirs. A l'inverse et à l'occasion du sommet des non alignés à New Delhi, le tiers monde a lancé un appel pour une prospérité solidaire. Quelles sont à votre avis les chances de cet appel et que compte faire la France pour que cet appel soit réellement entendu ?
- LE PRESIDENT.- Pour ce qui la concerne, la France est logique avec elle-même. C'est-à-dire qu'ayant fait des propositions au reste du monde industrialisé, et n'ayant pas été entendue autant qu'il eût fallu, elle applique pour elle-même ces principes et atteindra au-cours de mon septennat les 0,7 % d'aide au tiers monde tel que cela a été demandé par les Nations unies. Les 0,15 % aussi pour les pays les moins avancés. Nous avons maintenu notre participation à l'AID et nous avons de ce fait, de même qu'au Fonds monétaire international `FMI` défendu un certain nombre de thèses qui ont rencontré un début de succès quant à la composition des liquidités.
- Bref, la France a été logique avec elle-même, honnête à l'égard de ses partenaires, mais elle n'a pas les moyens de se substituer aux grands pays défaillants. Et vous aviez raison de le dire, à Versailles et Williamsburg, ce que j'ai défendu n'a pas été toujours entendu. Le problème des relations entre le Nord et le Sud est un problème fondamental. Il n'y en a pas beaucoup d'une telle importance. On pourrait dire que les débats sur la non prolifération nucléaire et sur la limitation des armements d'une part, et le problème de la réduction du fossé dans le mode de vie des pays industrialisés et de ceux qui ne le sont pas sont les deux problèmes qui vont occuper le siècle suivant et dont découleront des conséquences infimes qui orienteront les hommes vers la paix ou vers la guerre. C'est dire l'importance que j'y attache.
- Je ne voudrais pas reprendre ici tous les thèmes que je développe à tous instants. Disons d'une façon un peu sommaire qu'il est tout à fait nécessaire d'examiner avec sérieux le problème des garanties du cours des matières premières dans les pays en voie de développement, qu'il faut réformer le Fonds monétaire international, qu'il faut donner d'autres missions à la Banque mondiale et particulièrement, préciser la mission qui devait lui être accordée pour les ressources énergétiques autres que le pétrole, aller vers l'autosuffisance alimentaire, partout où cela est possible. Bref, toute une série de dispositions qui marqueront la volonté du monde industriel, d'être non pas compréhensif, ce n'est pas ce que je lui demande, mais d'être intelligent car c'est à-partir du développement dans les pays qui en ont besoin que le monde qui se dit développé pourra sortir de sa propre crise, crise dans laquelle il entraîne dans des conditions dramatiques, les pays du tiers monde.\
`Suite réponse`
- J'ai été très attentif à ce qui a été dit à la rencontre des pays non-alignés à Delhi. J'ai d'ailleurs rencontré depuis lors Mme Gandhi qui est venue me voir à Paris. J'ai participé à la réunion à laquelle j'avais été invité `à New York`. Je crois que je devais être le seul des grands pays industriels à m'y trouver avec les pays en voie de développement invités par elle. Bref, c'est un domaine dans lequel la France peut dire qu'elle a la conscience tranquille. Il lui faut simplement gagner encore du terrain par sa force de conviction, par sa force de répétition, par son insistance, par sa capacité à rester dans le monde des pays industrialisés, à y gagner même une meilleure place encore par la qualité de ses productions et par sa présence sur la surface du globe : présence économique, industrielle et commerciale. Et puis son rôle est aussi d'être une sorte de lien entre ces deux mondes qui ne devraient plus en faire qu'un. Que les pays en voie de développement sachent que la France reste fidèle au meilleur de sa tradition, qu'elle est ouverte à ces problèmes qui vont dominer l'histoire du monde.\