24 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'abbaye du Mont Saint-Michel, vendredi 24 juin 1983.

Mesdames et messieurs,
- Que soient remerciés celles et ceux qui à travers les temps ont conçu, créé, entretenu, sauvé cette Merveille. A travers les temps ceux qui sont attachés à cette région et à ces lieux voudraient en retracer l'histoire. Mais dans les temps contemporains aussi j'aperçois une volonté fondée sur l'amour de ce qui a une si haute signification. Ceux qui se sont accrochés, qui ont tenu, aujourd'hui, peuvent dire que s'il reste beaucoup à faire, ils ont accompli l'essentiel : le Mont Saint-Michel est capable d'affronter l'avenir. Je suis en effet venu saluer une opération exemplaire qui a mobilisé toutes les volontés pour que revive l'harmonie d'un lieu légendaire où se retrouvent l'oeuvre de la nature et l'oeuvre de l'homme.
- Sauver maintenant ce qui peut l'être, c'est préparer la venue des générations futures car les équilibres de la nature sont fragiles, vous le savez, et les atteintes qui lui sont portées souvent irréversibles. A quelques années près, l'exemple du Mont Saint-Michel aurait démontré cette triste loi. Chacun a rempli son rôle, chacun s'est mis au service de l'ambition, de la noble ambition et de l'urgence la municipalité assurément, mais aussi le département, mais aussi la région, sans oublier les organisations telles que l'UNESCO dont l'appui à été considérable et les multiples associations ou fondations, à tous et à toutes je réitère l'expression de la gratitude de la nation et bien au-delà de la France pour ce bien universel qui fait l'orgueil l'honneur, la fierté, la tendresse de cette région, de cette municipalité, de ceux qui vivent sur ce rocher, et de tous ceux qui aiment rêver, espérer, qui croient à la pérennité des choses lorsque les hommes sont capables de prendre en main leur destinée.\
Cet hommage rendu et qui explique en première raison ma présence ici, je veux affirmer du même coup, la volonté claire de l'Etat : celle de protéger et de reconstituer, s'il le faut, quand il le faut, le -cadre de vie des générations présentes et à venir. Il aura fallu beaucoup de ténacité, on l'a rappelé avant moi, pour que commencent enfin les travaux de désensablement de la baie, puisque le premier plan date de la fin du siècle dernier. Mais il n'est pas facile pour l'autorité politique de s'inscrire dans la durée des temps géologiques. Et je voulais affirmer ici que l'Etat assume et assumera ses responsabilités pour sauvegarder, pour transmettre ce patrimoine dont il est dépositaire. Cet effort, on l'a vu, doit se faire et ne peut se faire qu'avec tous. S'il est un domaine dans lequel la continuité des générations et des politiques doit bien s'affirmer, c'est le cas.
- Nous tenons entre nos mains les richesses naturelles que nous laisserons à nos enfants. Ils évalueront de façon impitoyable ce que nous leur aurons laissé, ils mesureront ce qui leur reste de la générosité de la nature et de l'oeuvre de leurs ancêtres, un moment défaillant, ce qu'il reste des équilibres écologiques, de la diversité des couleurs, des rythmes, des espèces, bref de toutes ces valeurs qui ont fait ce que nous sommes et qui ont ancré au plus profond de nous-mêmes l'attachement à notre terre. Ils dresseront notre bilan : ce que nous avons sauvé, ce que nous avons perdu. Et à cette aune ils nous jugeront sans appel.
- Mais il ne s'agit pas seulement de conserver. Ce qui va se passer ici tout alentour, montre que très souvent, préserver la nature ce n'est pas exclure l'homme bien au contraire, mais l'appeler au secours. Et dans un tel projet c'est toute l'intelligence humaine qui se trouve mobilisée : les connaissances de pointe en science hydraulique, en mécanique des fluides, en géologie marine vont prouver que la science et la technique, souvent accusées de détruire l'environnement, peuvent se mettre à son service. Je félicite ceux qui ont fait progresser les données scientifiques, les applications techniques, qui ont mis à la disposition de tous leurs connaissances, leurs savoir-faire.\
La France qui dispose d'un des patrimoines naturels les plus riches se doit de rester au premier -plan des technologies de l'environnement. Car cet environnement ne peut être géré que pour et par l'homme, non contre lui, à condition que l'homme sache renoncer aux agressions auxquelles il se livre, à la facilité du moment pour percevoir à distance ce qui convient pour lui et pour les autres. Les associations de défense de l'environnement dont l'action a contribué au lancement des travaux de ce jour, jouent un rôle irremplaçable de vigilance et d'alerte. Une fois de plus l'exemple du Mont-Saint-Michel nous enseigne qu'il faut savoir intervenir quand il est encore temps. D'ici à quelques années le sable aurait gagné sur la mer, et s'il est encore possible d'utiliser le flux naturel des fleuves et des marées pour sauver ce qui est, pour rétablir l'appartenance du site conquis sur l'océan, combien de temps aurait-il fallu pour que rien n'eût été possible ? Je posais la question tout à l'heure, on me disait 10 ans.
- Chacun le sait la prévention, l'attention, portée quotidiennement aux atteintes inutiles sont plus économes que la réparation des dommages causés. Il en va des vies privées, de l'action individuelle, face à ses propres problèmes comme de la marche des choses : mieux vaut sauvegarder, prévenir que guérir, penser ou bien tout simplement regarder devant soi les destructions définitives, s'identifier aux malheurs des temps.
- Je souhaite que chacun puisse donner dans ce domaine l'illustration de ce qu'il est possible de faire. Qu'une confrontation sereine s'instaure entre les différentes logiques, entre les différents points de vue. Des solutions d'équilibre ont déjà été trouvées, elles peuvent continuer de l'être si l'on prend la peine de les rechercher. Et le capital touristique, non négligeable pour le Mont Saint-Michel viendra s'enrichir de ce qui a été pour l'essentiel, le salut de l'oeuvre des hommes allié à celle de la nature.
- Ce tourisme vaut la peine que l'on s'y attarde : le tourisme mondial, le tourisme populaire, patrimoine de tous. La politique de protection des espaces naturels est une politique de justice sociale. La pression des civilisations urbaines accentue l'attachement aux valeurs écologiques. Le cadre de vie, c'est la première inégalité qui frappe l'enfant à la naissance : le calme ou le bruit, l'espace vert ou le gris des murs, l'harmonie des formes, des couleurs ou bien le chaos, la blessure, les laideurs. Inégalité de répartition aussi entre les pays riches et les pays pauvres : je pense à l'eau, symbole de vie et si mal répartie à l'échelle du monde.\
Lorsque l'Etat et les collectivités locales protègent les paysages, ils protègent en même temps le droit pour tous d'y accéder. Nous savons bien, pourquoi ne pas le dire, que les conflits pour l'usage du sol sont inévitables et la décentralisation que nous avons voulue n'y changera rien. Beaucoup s'interrogent : quels seront les nouveaux équilibres dans la répartition des pouvoirs ? Comment les tâches seront-elles redistribuées ? Ce que je puis vous dire c'est qu'en tout -état de cause, la nation et son vecteur, l'Etat, continueront d'assumer leur rôle. Et qu'il n'est pas question, au bénéfice des initiatives locales, qui sont nécessaires et qui doivent être respectées, d'abandonner un rôle essentiel, une vue générale des moyens qui, seuls ont la puissance pour permettre d'aboutir dans les entreprises commencées. D'ailleurs l'Etat fixe lui-même les règles de protection, il en assure l'application et le contrôle. Et je veux que cette fonction soit suivie avec la plus grande attention par les représentants de l'Etat.
- Parallèlement, les élus sont investis de responsabilités. Il est bon qu'il en soit ainsi. Les délibérations, les consultations publiques, les nouvelles enquêtes publiques, doivent faire en sorte que les habitants, les familles, se sentent directement intéressés par toutes les décisions qui sont prises et qui façonnent, tout près d'eux, chez eux, le -cadre de leur vie.
- Il manquait un mode de protection simple, concrète, décentralisée. Il existe désormais, c'est le principe de la zone de protection, avec les avis d'un collège régional de sages - des sages, on en trouve bien un peu partout, je l'espère -. Peu à peu doit se mettre en place, à cet échelon, une véritable politique des paysages parce que les utilisateurs des espaces fragiles sont de plus en plus nombreux et parce que les transformations des paysages sont de plus en plus rapides et de plus en plus, disais-je, il y a un instant, irréversibles. Il convient donc que chacun s'exprime, que l'effort de compréhension s'instaure, entre ceux qui protègent, ceux qui aménagent, ceux qui imaginent, ceux qui ne veulent pas s'enfermer uniquement dans les traces du passé, ceux qui veulent respecter les traces du passé pour les inscrire sur les chemins de l'avenir.
- Il faut que les enjeux à long terme soient clairement pesés dans les études préalables, c'est ce que vous avez fait, mesdames et messieurs, ici-même. Quant au long terme, c'est la seule mesure en ce domaine. Vous évoquiez tout à l'heure, monsieur le président, le temps qu'il avait fallu pour bâtir et ensuite pour sauver le long terme. Il ne suffit pas de bonnes assises, la solidité des pierres, il faut aussi la force de l'esprit. Sans quoi, les incendies, les tempêtes, les déprédations, les guerres, ont raison de la volonté des hommes s'il ne s'y ajoute ce quelque chose, ici si facile à ressentir, qu'on appellera l'apport spirituel, la croyance dans la permanence au delà-même de la vie d'un homme. Si l'on considère le long chemin parcouru par ceux qui ont cru, quelle que soit leur foi, dans la nécessité de proposer au genre humain des oeuvres de cette taille et de cette beauté, tous ceux-là doivent savoir qu'ils peuvent apprendre aux autres qu'il est des formes de pérénité qui sont à la mesure de l'homme.\
Voilà ce que j'avais l'intention de dire et que je vous ai dit. Je ne savais exactement de quel endroit je le dirais. Entre les trois sites qui m'étaient proposés, on ne pouvait faire mieux. Certes, j'ai peut être l'impression d'être en chaire. Mais les dispositions mêmes de cette tribune, cet axe, pourquoi pas... Ce qui est vrai, c'est que, parmi celles et ceux qui sont ici, au-delà de leur origine et de leur choix, de ce qui légitimement les séparent, il est aisé de percevoir une volonté commune et un amour commun de ce qui nous rassemble un instant. Mais au-delà de cet instant, il y a ceux qui restent et qui sont le roc humain ajouté au roc terrestre, qui vont continuer de travailler, qui vont aménager, qui vont persévérer.
- Mais, dans bien d'autres domaines, l'exemple du Mont Saint-Michel pourrait inspirer notre société politique, notre société tout simplement, celle des hommes traversée par tant de courants dans la difficulté où ils sont aujourd'hui, à peine la société de la ville a-t-elle imposé son rythme et son dessein l'homme -recherche les nouvelles formes de civilisation et les valeurs éternelles et cependant toujours nouvelles, hors desquelles il ne connaît que malaise, ruines, désespoir. Nous trouvons là, présisément, des raisons fortes de croire dans l'avenir lié de si près aux leçons du passé.\
Monsieur le président, `Michel d'Ornano, président du conseil régional de Basse-Normandie`, vous m'avez saisi, au-delà de la célébration des travaux accomplis, autour du Mont-Saint-Michel, du désensablement, de l'intéressante technologie mise en oeuvre. Tout peut être dit sur les mouvements ou les humeurs de la nature dont on attend encore un peu de savoir, bien que des expériences eussent été faites en laboratoire, si elle s'installera ou non dans le désir des hommes - de toute façon, c'est un bon combat - et j'ai bien compris que vous voudriez que cet effort fut élargi aux dimensions de la Basse-Normandie, de la Normandie tout entière, de la France - je pourrai continuer en élargissant de cercle en cercle - c'est au fond ce que je dis depuis dix minutes. Cet exemple-là vaut pour tous.
- J'aurai l'occasion de revenir en Basse-Normandie et je n'attendrai pas ce moment pour examiner avec les responsables les problèmes qui s'y posent. Ils se posaient déjà et on s'en occupe déjà. Il est en effet très difficile, cela exige beaucoup de respect mutuel, si l'on veut réussir pour le pays, en quelques mois d'arrêter la course du temps, d'arrêter l'évolution des choses, de réparer, en 24 mois, ce qui n'a pas pu l'être en 10 ans. Alors muni de cette simple réflexion de pur bon sens, il est vrai qu'il nous reste à nous associer davantage pour que, arrêtant ou freinant le mouvement plus rapide que la volonté des hommes qui s'est emparé des économies et surtout des économies occidentales, nous marquions peu à peu la capacité de l'homme à maîtriser, comme il a su maîtriser la force des éléments. C'est à cela que nous nous sommes appliqués, mesdames et messieurs, c'est à cela que je crois, c'est à cela que je me consacre en raison même de mes fonctions, mais aussi en raison de l'idée que je me fais de mes obligations à l'égard du pays dans lequel la Basse-Normandie doit avoir toute sa place. C'est donc un rendez-vous que je prends avec vous, mais pas un rendez-vous avec les problèmes, le rendez-vous est déjà pris.\
Mesdames et messieurs, et je m'adresserai d'abord au maire de cette commune où nous sommes, et je m'adresserai du même coup à ceux qui habitent ces lieux, et je m'adresserai ensuite, bien qu'il ne s'agisse pas d'une chronologie ou d'une hiérarchie à ceux qui vont travailler - ouvriers, ingénieurs, concepteurs, savants - pour que, ce que nous avons fait aujourd'hui justifie, soit justifié à travers le temps futur. Nous avons ensemble engagé une oeuvre qui durera après nous. Et, comme vous l'avez souhaité, monsieur le président, les pouvoirs qui nous succèderont - il va falloir du temps - seront un peu plus obligés de s'inscrire dans cette logique : nous nous sommes tous placés pour que, dans quelques temps, à la fin de ce siècle, des générations très jeunes, ici représentées, puissent remercier les précurseurs qui, à-partir des années récentes, se sont dit : "rien n'est impossible à qui le veut".
- Mesdames et messieurs, je dois excuser le retard pris. Mais là encore, le temps échappe à l'autorité du Président de la République. Oh, on me dira qu'il y a bien autre chose. Cela se réduira peu à peu. Mais, quant au temps, nous nous serons simplement soumis avec humilité à ses humeurs. Vous avez dû attendre longtemps, moi aussi. Nous sommes cependant réunis. Merci d'être là.\