19 juin 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé au journal "Cameroun Tribune", Paris, Palais de l'Élysée, dimanche 19 juin 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, une première question sur les relations franco - camerounaises. Quelle importance accordez-vous à cette première visite officielle au Cameroun, d'autre part, comment se portent les relations franco - camerounaises aujourd'hui et quelle place le Cameroun tient-il dans l'amitié de la France ?
- LE PRESIDENT.- J'attache beaucoup d'importance à ce voyage au Cameroun. Le Cameroun est un grand partenaire de la France en Afrique et des liens se sont tissés à travers le temps, des liens personnels, des liens de peuple à peuple, d'Etat à Etat, qui au total ont été vraiment le soubassement d'une solide amitié. Et puis, il y a des intérêts, des intérêts légitimes, de part et d'autre £ nous avons à en traiter. Le Cameroun occupe une place tout à fait centrale dans beaucoup le problèmes qui touchent au devenir du continent africain. Il a son mot à dire en toutes choses, et ce mot est généralement écouté. La France, comme vous le savez, tire du passé un certain rayonnement, a gardé des attachements fidèles et tout en se plaçant sur le terrain qui est le sien, c'est-à-dire dans le respect des souverainetés et des choix de chacun des Etats d'Afrique, on peut dire que le couple franco - camerounais a marché d'un bon pas sur la route de l'harmonie. Cela dit, il faut à tout moment en discuter, en parler, c'est ce que je ferai pendant mon voyage au Cameroun. Ce que je viens de vous dire marque bien que le Cameroun occupe une place tout à fait, je ne dirai pas privilégiée - je ne veux pas du tout sembler établir une sorte de classement, de palmarès dans les relations de la France avec les pays d'Afrique - mais une place de premier rang qui fait que ce voyage sera facilité par cet -état de chose.\
QUESTION.- Je vous remercie monsieur le Président. Dans quel domaine en-particulier la France entend-t-elle alors intensifier la coopération franco - camerounaise et est-ce qu'on peut savoir si votre visite sera l'occasion d'envisager de nouvelles perspectives à ces relations de coopération ?
- LE PRESIDENT.- C'est au Cameroun de nous dire lui-même les domaines dans lesquels il souhaite que la coopération française lui soit utile, ce n'est pas à moi, ni à la France de déterminer à la place du Cameroun ce qui est bon pour lui. Si le Cameroun nous demande - il le fait avec beaucoup de confiance - notre avis sur telle ou telle démarche économique ou culturelle, sur le développement de ce pays qui est un grand pays, alors naturellement nous le disons. Si nous avons à participer à une entreprise particulière dans le choix des investissements, nous le disons. Mais c'est toujours au Cameroun de décider. C'est la ligne de conduite à laquelle je me tiens avec tous les Etats dans le monde mais en-particulier avec mes amis africains. J'attends un peu que ces Etats, affirmant leur souveraineté, disent : "Voilà, la France est là, c'est notre amie, nous attendons d'elle un certain nombre d'actions, d'interventions pour le développement de pays qui en ont besoin, voilà où sont nos choix". A ce moment-là, je dis ce que j'en pense. C'est dans cet ordre là que les choses se passent. Les relations que j'ai eues, d'abord avec le Président Ahidjo, ensuite avec le président Biya, que je vais, si j'ose dire, renouveler encore, rafraîchir, réactualiser pendant les deux jours que je passerai au Cameroun, me permettront peut-être de mieux centrer, de mieux situer les besoins actuels de ce pays. Vous savez, rien ne remplace le contact direct et ce n'est pas dans les dossiers, aussi bien faits qu'ils soient, que je trouverai la réponse.\
QUESTION.- Je vous pose maintenant quelques questions qui intéressent l'Afrique. En ce qui concerne la Namibie, monsieur le Président, la France entend-t-elle se maintenir au sein du groupe de contact et quelles initiatives vous paraissent nécessaires pour sortir la question namibienne de son impasse actuelle ?
- LE PRESIDENT.- Nous y avons consacré beaucoup d'efforts, au sein de ce groupe des Cinq, je crois même que l'on peut dire que la France y a rempli un rôle dynamique lorsque beaucoup de forces contribuaient à freiner les avancées vers une solution. Quelle solution ? Naturellement l'indépendance de la Namibie avec tous les attributs que requiert la souveraineté. Nous nous sommes plaints parfois de certaines lenteurs - inutile de les énumérer - et il est évident que si ce groupe des Cinq ne servait à rien, nous n'aurions pas de raison d'y rester. Je crois que les chances, la volonté, l'espoir demeurent et qu'il convient de ne perdre aucune carte en chemin dès lors qu'elle peut être utile. Voilà, tel est mon -état d'esprit, il faut que cela serve. Il faut que ce groupe ait une action déterminante. Il ne faut pas qu'il se perde dans les considérations diplomatiques contraires. Il n'a pas une fonction d'arbitrage, il doit d'abord suivre le droit et le droit s'impose à tout groupement y compris à tout comité £ le droit, c'est le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est de respecter l'intégrité, la souveraineté d'un Etat, bref, c'est de suivre les principes qui inspirent l'ensemble des nations lorsqu'elles reconnaissent le droit international. Ce qui est naturellement le cas de la France et des pays qui composent le groupe des Cinq.
- Sur la Namibie elle-même, je ne vais pas répéter ce qui a été cent fois dit. Les raisons du retard apporté à une solution positive viennent tout simplement de ce que ni les antagonismes, ni les ambitions de puissance, ni les volontés d'intervention, n'ont encore été dominés. C'est vrai que l'Afrique du Sud, dans son intérêt même - je le dis comme je le pense - aurait pu déjà comprendre que son environnement sera d'autant plus équilibré, sage et respectueux de la paix dans cette partie de l'Afrique australe, que ces peuples seront dotés de structures qu'ils auront eux-mêmes choisies avec la dignité que confère le sentiment d'une démarche et d'une réalité indépendantes. C'est donc, à mon avis, mal servir son intérêt que d'ignorer ces données fondamentales.
- Puis se posent naturellement les questions de -rapports de puissance autour de cette guérilla qui se développe tout autour de l'Angola. Cette volonté de peser sur les décisions de l'Angola au travers des événements de Namibie et de certaines compétitions à caractère militaire, la présence des Cubains, tout cela, indépendamment du fait que l'Afrique du Sud représente un certain type de société - en fait inacceptable en-raison de l'apartheid - sert suffisamment de prétextes pour que les choses n'avancent pas. Etant entendu, qu'en face de ces prétextes, il y a une réalité décisive et que le système adopté en Afrique du Sud ne peut pas être accepté par les nations qui ont tout simplement l'idée de la civilisation et du droit.\
QUESTION.- A ce propos, monsieur le Président, j'allais justement vous poser une question concernant l'Afrique du Sud. Vous savez que trois nationalistes africains viennent d'être exécutés en Afrique du Sud, alors que vous inspire cette tragédie ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, moi, l'Afrique du Sud je ne la connais pas, je ne la connais que par la lecture, la conversation, l'intérêt que je porte à ce pays. Je n'ai aucune mauvaise disposition à son égard, je dirai même que j'ai de la sympathie pour les qualités qui, à travers le temps, ont marqué les différentes fractions de sa population. Ce n'est pas du tout un pays qui a priori doit voir se diriger l'anathème et le refus contre lui, mais la façon dont les choses se passent ne rend pas acceptable des relations normales. Assurément, ce qui vient de se passer, ces exécutions, alors que tant de voix se sont élevées pour arrêter la main d'un pouvoir exécutif, enfermé dans un juridisme sans raison d'être face à la réalité humaine et politique, ces trois exécutions ne peuvent qu'aiguiser les passions, retarder les solutions utiles, et ajoutent un aspect sanglant et tragique à la situation. Ces trois morts prennent figure de symbole, ils incarnent un combat et combien d'hommes et de femmes vont se reconnaître dans ce combat parce qu'il y a eu l'implacable et le sanguinaire. Je ne peux que déplorer ces événements.\
QUESTION.- Une dernière question, monsieur le Président, l'Organisation de l'unité africaine a apparemment réussi à surmonter sa crise puisqu'elle a finalement tenu son 19ème sommet à Addis Abeba. Alors que vous inspire cette évolution, vous qui avez toujours apporté votre total appui à l'OUA, qualifiée par vous-même d'instance internationale indispensable ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, je m'en réjouis. Depuis ce que l'on peut appeler une rupture de fait, je m'étais inquité de cette incapacité où s'était trouvée une aussi vaste et si nécessaire organisation de dominer ses problèmes internes : rivalités inévitables que l'histoire nous propose à tout moment - le continent africain n'y échappera pas. Il faut être capable de dominer ses contradictions et l'OUA avait, comme on le dit d'un sport, "bronché sur l'obstacle".
- Je me souviens qu'au moment du sommet franco - africain qui s'est tenu à Kinshasa, on avait beaucoup parlé de l'OUA puisqu'il s'agissait d'une autre réunion qui devait avoir lieu. A tous ceux qui me disaient : "faut-il y aller, ne faut-il pas y aller ?" je disais : "il faut y aller, naturellement pas pour faire n'importe quoi, non, pas pour accepter n'importe quoi. En tout cas qu'on y aille, qu'on n'y aille pas, ne rien créer d'irréparable". Je crois que l'Organisation de l'unité africaine représente un remarquable acquis pour l'Afrique et que c'est un lieu de passage, de discussion, de débat, sans doute indispensable. Alors, vous avez - je dis vous parce que vous êtes vous-même une personnalité camerounaise et que vous devez vivre ces problèmes intensément - je dis que vous avez été sages, j'ai bien reconnu la sagesse africaine dans cette façon de passer à travers le maquis des procédures. D'autant plus que les Africains, sur le -plan de la procédure, ont l'esprit très aigu. Ce n'est pas toujours très facile, mais finalement le sens du devenir africain l'a emporté. C'est une sagesse, je m'en réjouis, et comme ça l'OUA va pouvoir continuer, j'espère, de s'affermir. Et j'espère qu'elle restera ce grand centre de réunion où se retrouvent des cultures, des formes de civilisation, des intérêts, des expériences historiques, très différents si l'on pense à l'immensité de ce continent, à ses projections dans les quatre horizons, aux relations qu'a l'Afrique avec le monde atlantique, avec le monde de l'Océan indien, avec le monde arabe, avec le monde méditerranéen, avec l'Europe. C'est une partie admirable à jouer et il est bon que vous ayez préservé l'organisation commune des Etats africains.\