28 avril 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la télévision centrale chinoise et à Radio-Pékin, Paris, jeudi 28 avril 1983.

Monsieur le Président, permettez-moi tout d'abord de vous dire que nous sommes très honorés, mon collègue et moi-même de pouvoir vous interviewer conjointement au nom de Radio-Pékin et de la télévision centrale chinoise.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous allez vous rendre en Chine sous peu et ce sera votre première visite dans notre pays en tant que président de la République française. Pouvez-vous à cette occasion nous parler brièvement des objectifs et de l'importance de cette visite ?
- LE PRESIDENT.- Vous venez de le rappeler, c'est la première fois que je me rendrai en Chine dans mes fonctions de Président de la République française, mais ce sera en réalité la troisième fois que j'effectuerai ce voyage. La première, c'était en 1961. C'était donc à-titre personnel. J'avais eu la chance d'être invité par les autorités de l'époque et j'avais pu rester plusieurs semaines avec beaucoup d'intérêt. J'avais d'ailleurs écrit un petit ouvrage à mon retour sur les leçons que je tirais de ce voyage.
- Et puis, j'y suis retourné, heureusement, il y a très peu de temps. C'était il y a un peu plus de deux ans. J'étais même déjà candidat à la Présidence de la République. Ce deuxième voyage me permettait d'agir en tant que représentant du Parti socialiste français. J'ai pu bénéficier de multIples relations avec les dirigeants actuels qui m'ont fait mieux connaître la situation de la Chine telle qu'elle est et j'ai pu apprécier leur expérience et leur sagesse. J'ai déjà un peu dit de quelle façon j'envisageais mon prochain voyage à la façon dont je viens de vous relater ceux qui ont été naguère réalisés.\
`Suite réponse sur les raisons du prochain voyage en Chine`
- Pourquoi aller en Chine plusieurs fois pour un responsable politique français ? Parce qu'il s'agit, je dis une vérité de La Palice, d'un très grand pays pas simplement par la dimension, pas seulement par le nombre de ses habitants, tout le monde le sait. Mais surtout, à la fois par l'apport de sa civilisation à travers les siècles, les millénaires, et en-raison du caractère décisif que peut représenter l'apport de la Chine dans la politique contemporaine. Comme la France, pays lointain d'Occident, à l'autre bout du même continent euro-asiatique, comme la France est un pays qui a su préserver son dynamisme, sa capacité d'intervention dans les affaires du monde, la Chine m'apparaît à moi comme un partenaire, je répète le mot, décisif. Il faut dans l'Extrême-occident où nous sommes, habituer nos esprits à considérer que la Chine est un pays essentiellement respectable parce qu'il représente un illustre passé et l'une des principales forces d'avenir du monde - et en-particulier une force d'équilibre. Il y a aussi la curiosité personnelle que je porte à la culture de la Chine, l'intérêt que j'ai pour une connaissance plus approfondie des dirigeants qui sont aujourd'hhui parmi les plus importants sur la scène du monde. Et je voudrais que les échanges entre nos deux pays s'améliorent. Notre situation n'est pas mauvaise. Nous avons de bonnes relations. Mais il faut qu'elles soient plus vivantes, plus actives, plus constantes. C'est en tout cas un souhait que j'exprime. Enfin, sur-place, lorsque je serai à Pékin, je voudrais faire comprendre au peuple chinois que le peuple français est son ami et qu'en dépit d'intérêts qui ne sont pas les mêmes, nous pouvons les rendre convergents par l'intérêt du monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, que pensez-vous de l'-état actuel des relations entre la France et la Chine, notamment dans les domaines de la coopération économique et des échanges culturels ainsi que des perspectives de ces relations ?
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà esquissé ma réponse. Nous pouvons faire beaucoup mieux. Certes, nos relations sont bonnes. Mais, elles ne sont pas très actives. Il est vrai que la Chine a de son côté de considérables problèmes, qu'elle aborde avec beaucoup d'intelligence et de ténacité, qu'elle ne dispose pas d'un énorme commerce extérieur. Je veux dire qu'il n'est pas énorme en comparaison de la puissance de ce pays. Mais la France, elle-même, a besoin de compenser certaines faiblesses dans ce domaine. Nous avons un peu le même intérêt à développer des échanges commerciaux à caractère industriel et agricole, qui serviront l'un et l'autre pays. Donc, j'attends que nos deux pays passent ensemble des contrats utiles à notre économie mutuelle.
- La France peut, je le crois, être utile à la Chine. Et la Chine peut être utile à la France. Je crois que le chantier est largement ouvert, qu'il a déjà une bonne compréhension entre les dirigeants chinois et nous-mêmes et je voudrais que sur-le-plan de la haute technologie comme sur la vente de matières premières, en-particulier dans le domaine agricole, comme peut-être dans les entreprises de formation il y ait collaboration. Nous avons besoin d'être formés nous-mêmes à des technologies chinoises et les Chinois, je l'espère, trouveront intérêt à certaines formes de technologie française. Je crois que nous pouvons avancer ensemble sur la voie du progrès. Et je compte beaucoup en effet sur l'amitié chinoise pour cela.\
QUESTION.- L'esprit d'indépendance nationale de la France a toujours fait l'objet de l'admiration du peuple chinois. Pouvez-vous, monsieur le Président, nous dire quelques mots à propos des principes généraux de la politique étrangère du gouvernement français ?
- LE PRESIDENT.- C'est une vaste question. Disons que cette politique d'indépendance a pour premier ressort une histoire déjà ancienne et forte qui a fait de la France l'un des grands pays du monde, et qui fait qu'aujourd'hui encore notre pays, même si sa démographie par-rapport à l'ensemble du monde apparaît comme plus relative, est un des pays qui compte aujourd'hui. Il est membre permanent du Conseil de sécurité `ONU`. Il est l'un des rares pays à disposer d'un armement atomique autonome, l'un des premiers pays exportateur du monde, bref la France tient son rang. Mais notre indépendance est d'abord assise sur une autonomie de décision en ce qui concerne sa défense militaire. Nous appartenons à une alliance. Cette alliance c'est l'Alliance atlantique. C'est une alliance défensive. Elle comporte des obligations mais elle connaît aussi ses limites géographiques. En-particulier, elle ne recouvre pas tous les terrains. A l'intérieur de cette alliance, strictement militaire et défensive, la France a préservé, c'est le seul pays dans ce cas, sa capacité de décision autonome. Nous avons une force nucléaire dissuasive, donc défensive, dissuasive c'est-à-dire qui a pour object de faire craindre à un agresseur éventuel toute initiative hostile, de faire reculer devant cette perspective. Nous n'avons aucune intention offensive. Ce serait stupide de notre part et contraire à notre tradition. Et cette force autonome de dissuasion sur laquelle est fondée notre stratégie est une force puissante. D'ailleurs on le reconnaît dans le monde entier. C'est un facteur d'indépendance évident.\
`suite réponse sur la politique d'indépendance nationale`
- Le deuxième facteur tient au fait que nous cherchons, que nous avons pour règle ce que l'appelle bien souvent l'équilibre des forces. Si l'un des blocs en présence l'emporte militairement sur l'autre, celui qui se trouvera en situation d'infériorité cherchera par tous les moyens à compenser cette infériorité et éprouvera sans doute un besoin d'abord psychologique, puis matériel de rétablissement d'équilibre, d'exagérer la puissance de ses forces et donc d'être une menace pour la paix. L'équilibre des forces. Etant entendu que je souhaite que cet équilibre soit préservé par la négociation. C'est pourquoi je suis favorable à l'aboutissement heureux des négociations de Genève aujourd'hui -entreprises entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique `URSS`. Bien entendu, comme je suis en Europe, je suis responsable d'un grand pays d'Europe, je m'intéresse aussi à l'équilibre des forces en Europe et pas simplement à l'équilibre des forces sur-le-plan de la stratégie mondiale. Et de ce point de vue, j'ai fait à diverses reprises des interventions qui ne m'ont pas valu que des approbations mais qui correspondent, selon moi, à l'intérêt de la France et à l'intérêt de la paix. Il faut qu'en Europe même il y ait un meilleur équilibre des forces.
- Voilà sur-le-plan disons militaire, sur-le-plan de l'armée, de quelle façon nous assurons notre indépendance.\
`Suite réponse sur la politique d'indépendance nationale`
- Mais dans les temps qui courent, il faut aussi rechercher l'indépendance économique et cela c'est difficile dans un monde, le nôtre, où il existe une monnaie dominante : le dollar. De très nombreux achats extérieurs se font dans cette monnaie. Il faut donc la détenir. La politique économique est conduite de telle sorte que ce qui se passe dans un des plus grands pays du monde, les Etats-Unis d'Amérique, se répercute tout aussitôt en France. Si nous voulons retrouver une authentique liberté de choix, il faut que nous allions dans plusieurs directions. D'abord que nous améliorions l'économie française proprement dite. C'est pourquoi j'ai demandé au gouvernement de réaliser, pour employer une expression qui est venue de Chine, un grand bond en avant industriel. Que nous soyons capables de supporter la concurrence dans la haute technologie et qu'en même temps nous soyons capables de développer nos industries agro-alimentaires. C'est un point essentiel pour assurer l'indépendance de la France par un meilleur équilibre du commerce extérieur.
- Puis, nous avons la Communauté européenne `CEE`. Nous appartenons à la Communauté européenne des Dix. Cette Communauté économique européenne représente la première puissance commerciale du monde. Mais elle n'a pas la force politique équivalente de sa force économique et commerciale. Je voudrais que chacun des pays qui compose la Communauté, au-lieu de toujours agir selon des égoismes nationaux, comprenne que l'Europe pourrait en tant que telle jouer un plus grand rôle dans les affaires du monde si elle savait s'organiser. Voilà quelques indications sur cette politique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, comment voyez-vous la situation internationale de l'heure actuelle ? Et quelles sont - dans ce contexte - la position et les conceptions de la France, notamment en ce qui concerne des problèmes tels que les relations Est-Ouest, l'unité européenne, le dialogue Nord-Sud et le renforcement de la solidarité et de la coopération avec le tiers monde ?
- LE PRESIDENT.- Des relations Est-Ouest je viens d'en parler. Elles sont très importantes, il faut que cela soit dans l'esprit de tout responsable français mais il ne faut pas tomber dans l'obsession. Les affaires du monde ne se règlent pas seulement par les relations Est-Ouest. Pour l'instant ce qui les caractérise, c'est la difficulté que l'on a à empêcher le surarmement et le surarmement a été réalisé à diverses reprises soit par l'un soit par l'autre des deux partenaires Américains `Etats-Unis` et Soviétiques `URSS`. Dans l'-état actuel des choses l'armement soviétique avec ce que l'on appelle grossièrement les SS 20 bien qu'il y ait beaucoup d'autres formes d'armement mais c'est pour me faire comprendre que j'emploie cette expression un peu simple, représente non seulement un armement conventionnel hors de toute comparaison avec les forces conventionnelles, traditionnelles, forces classiques en Europe mais aussi une force militaire, force nucléaire tactique si considérable qu'elle représente déjà un déséquilibre dangereux pour la paix. Voilà pourquoi je disais tout à l'heure que je souhaitais que réussisse la négociation de Genève entre les Américains et les Russes pour parvenir à un point moyen où les menaces cesseront.\
Quant aux relations Nord-Sud je pense qu'elles ont pris un tournant dangereux au-cours de ces dernières années, l'obsession des relations Est-Ouest a quelqufois fait sortir de l'esprit la nécessité d'une audacieuse politique à l'égard du tiers monde dans les relations, comme on dit, Nord-Sud. Il y a d'autre part, et cela échappe à la définition Nord-Sud, de nouveaux grands partenaires qu'il ne faudrait pas ignorer. En premier lieu la Chine. Elle n'entre pas dans le schéma classique de la relation Est-Ouest dans laquelle on entend généralement Etats-Unis d'Amérique, Alliance atlantique, Union soviétique `URSS`, Pacte de Varsovie. La Chine dépasse et de loin cette conception un peu étroite, c'est un grand partenaire sur la scène du monde. La Chine ne correspond pas non plus à la définition des relations Nord-Sud ou pays développé - pays en voie de développement, c'est une réalité historique et politique en tant que telle. Il faut avoir la considération à l'égard de ce pays. Il en est d'autres sur la surface du globe qui aussi par leur capacité industrielle, par l'intelligence et le travail de leurs habitants, par leur vieille civilisation ne peuvent pas être englobés dans la simple définition Nord-Sud. Cela étant dit, il existe des centaines de millions d'hommes et de femmes qui appartiennent à ce que l'on appelle le tiers monde et surtout le tiers monde pauvre, c'est-à-dire le tiers monde qui ne dispose pas des matières premières les plus recherchées, en-particulier le pétrole. Ces pays connaissent une crise dramatique. Ils en ont souvent la responsabilité, ils n'ont pas toujours su diriger, gérer leur économie autant qu'il convenait mais il faut reconnaître qu'il reste bien des séquelles des anciens pactes coloniaux et que en même temps le nord, en-particulier le nord occident s'est beaucoup trop désintéressé des moyens qui permettraient d'assurer le développement, un développement, une croissance du tiers monde qui ne doit pas résulter d'une simple réaction de générosité, de fraternité humaine, qui doit être aussi le résultat d'une juste conception de l'intérêt des pays industrialisés qui ont besoin de vastes marchés, qui doivent comprendre que les pays du tiers monde représentent une immense quantité d'hommes et de femmes qui peuvent être très intelligents et créatifs, producteurs qui sont naturellement des consommateurs et qu'il faut absolument qu'ils sortent de la phase actuelle où en réalité manquant d'autosuffisance alimentaire, ne pouvant pas exploiter leurs ressources énergétiques, manquant de disponibilités financières, la différence, disons le fossé entre les riches et les pauvres s'accroît.\
`Suite réponse sur les relations Nord-Sud`
- C'est pourquoi, j'ai profité de toutes les tribunes internationales pour protester d'abord contre les formes d'impérialismes que certains pays pratiquent encore aujourd'hui, contre des relations entre le Nord et le Sud qui sont encore des rapports de domination. A cela la France s'oppose. Elle a des relations privilégiées avec beaucoup de pays d'Afrique, des pays des Caraibes dans l'égalité et le respect des souverainetés réciproques. Elle souhaite une nouvelle politique de la Banque mondiale, notamment sur-le-plan énergétique pour que toutes les ressources naturelles qui sont très puissantes, qui ne sont pas simplement le pétrole, puissent être mises en action, une politique nouvelle du Fonds monétaire international `FMI`, une politique de garantie des cours des matières premières. Beaucoup de pays dans le monde actuellement produisent des matières premières recherchées mais qui sont soumises à une spéculation honteuse de telle sorte qu'ils ne peuvent pas avoir de plan de co-développement avec qui que ce soit puisque leurs richesses varient du simple au double et généralement du double au simple d'une année sur l'autre. Ils ne peuvent pas faire de prévisions, ils ne peuvent pas planifier. Alors je crois vraiment qu'il faut que les pays dits riches et en tous cas les pays industriels fassent un effort colossal pour développer un plan d'aide au tiers monde. La France le fait pour ce qui la concerne. On a recommandé aux pays industriels de contribuer à l'aide multilatérale au tiers monde jusqu'à un certain niveau, nous allons vers ce niveau pour les pays les moins avancés. Nous avons maintenu notre contribution à l'aide au développement mais nous ne pouvons à nous seuls bien entendu nous substituer à une carence générale. Je crois personnellement que de la solution qui sera apportée aux problèmes Nord-Sud dépend l'avenir du monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je voudrais en conclusion profiter de cette occasion pour vous demander si vous avez un message à transmettre aux auditeurs de Radio-Pékin et aux téléspectateurs chinois ?
- LE PRESIDENT.- Ce sera d'abord un message d'amitié. Je sais bien que ces mots sont parfois usés dans les relations internationales mais je voudrais que le peuple chinois soit convaincu que j'arrive en Chine dans cette disposition et d'esprit et de coeur. J'ai appris à avoir beaucoup d'admiration pour ce peuple courageux, tenace, imaginatif et je veux lui dire que le Président de la République française vient en ami qui cherchera à améliorer encore les relations entre nos deux pays, qui cherchera à faire mieux comprendre la France, à la faire mieux aimer - après tout c'est mon rôle - mais qui a aussi le désir de mieux comprendre les besoins, les nécessités, les orientations du peuple chinois. J'ajouterai que je suis toujours passionné par ce que je peux apprendre de l'histoire et de l'art de la Chine, que cette contribution indispensable à la culture universelle je ne peux en avoir qu'une approche modeste tant le champ est immense mais que cependant ce voyage me permettra de la pénétrer davantage. Enfin, comme nous sommes des gens pratiques, je dirai au peuple chinois que je souhaite que nos relations prennent le tour actif qu'elles doivent prendre. S'ils pouvaient considérer la France comme un pays avec lequel on a intérêt et plaisir à traiter dans la loyauté réciproque, dans la confiance dans les contrats que nous sommes prêts à souscrire, alors je crois que mon voyage aura été très utile.\