13 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé aux télévisions togolaise et gabonaise, à Radio-France internationale et Africa no 1, sur l'aide au développement et la coopération française en Afrique noire, notamment au Gabon, ainsi que sur les problèmes de l'Afrique australe, Paris, jeudi 13 janvier 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, après le Niger, la Côte d'Ivoire et le Sénégal, vous visitez le Togo, le Bénin et le Gabon. La coopération française a-t-elle le même sens et le même avenir, pour ces trois pays ?
- LE PRESIDENT.- La conjonction de ces trois pays répond à la géographie. D'abord, je vais au Togo, puis très facilement, naturellement au Bénin et, de là, un saut un peu plus au sud me conduira au Gabon. Mais, comme il s'agit également de trois pays avec lesquels la France entretient d'excellentes relations, je me trouve sur la même ligne de relations internationales. Je n'ai pas de distinctions à établir entre ces trois pays. Vous les connaissez autant que moi sinon mieux, et vous pouvez noter, vous-mêmes, par-rapport à leur système intérieur, qui n'est pas de mon ressort, que je n'ai pas à apprécier des différences qui sont bien évidentes. Il s'agit de trois pays africains avec lesquels nous avons des relations traditionnelles, qui restent de bonnes relations et j'espère que mon voyage servira à les approfondir.\
QUESTION.- Dès votre avènement au pouvoir, vous vous êtes solidarisé avec les pays du tiers monde dans la lutte qu'ils mènent pour une revalorisation du prix de leurs matières premières et pour une augmentation de l'aide publique au développement. Quelles sont les chances de succès de cette action de la France face à la passivité des autres nations industrialisées ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me suis pas contenté de le dire, je l'ai fait. Lorsque de nombreux pays, avec les Etats-Unis d'Amérique, ont asséché leur fourniture à l'AID, j'ai tout de suite dit que la France, elle, continuerait comme nous devons. Mon pays n'a pas été seul, mais il s'est trouvé un peu isolé quand même dans cette affaire. D'autre part, nous avons continué, de budget en budget, à accroître notre participation à l'aide au tiers monde, pour atteindre, comme je l'avais promis, en 1988, 0,7 % du produit intérieur brut. Même raisonnement pour le 0,15 % des pays les moins avancés `PMA`. Nous avons fait correspondre nos actes à nos paroles et, sur la plupart des tribunes internationales où j'ai pu prendre la parole, j'ai maintenu constamment les mêmes principes.
- Vous avez bien voulu en rappeler un, le cours des matières premières. En effet, c'est absurde de penser que des pays industriels achètent des matières premières très au-desssous de leur valeur, de la valeur du travail nécessaire à l'extraction, des différents travaux intermédiaires avant utilisation par les usines occidentales, et que, ensuite interviennent ces pays, et encore, pas toujours, pour apporter des aides. Il vaudrait mieux, ce serait plus sain, payer les marchandises à leur prix. Les échanges seraient plus féconds. Les pays du tiers monde, dont nous parlons, trouveraient un aliment à leur économie, reposant sur le travail de leur population et la richesse de leur sol.\
`Suite réponse sur les relations économiques avec les pays du tiers monde`.
- Ce n'est pas la seule évidence que je rappelle à tout moment. Il y a celle de la -recherche de l'autosuffisance alimentair, à laquelle sont parvenus certains pays du tiers monde, et non sans mérites. Je reviens, il n'y a pas longtemps, de l'Inde et j'ai constaté les immenses progrès réalisés dans ce pays.
- De même, j'ai toujours insisté auprès des grandes institutions internationales, de la Banque mondiale, pour ce que l'on a appelé la filiale énergie, c'est-à-dire pour promouvoir les énergies naturelles autres que le pétrole, dont disposent les pays du tiers monde qui sont obligés d'acheter aussi le pétrole très cher, alors qu'ils n'en ont pas les moyens. J'ai constamment réclamé le doublement du montant du Fonds monétaire international `FMI`.
- On n'en est pas là. Mais j'observe qu'au-cours de ces dernières semaines les Etats-Unis d'Amérique sont venus à la rescousse et ont accepté, d'ailleurs, une augmentation substantielle de ces montants.
- Alors, quels sont les moyens que j'ai de me faire entendre ? D'abord, porter le plus haut possible ma voix et donc celle de mon pays. Ensuite, je pense que, peu à peu, ces idées font leur chemin. Déjà, à Ottawa, à Cancun, à Mexico, puis à Versailles, j'ai eu l'occasion de redire constamment la même chose £ eh bien, j'observe que, depuis trois mois, une évolution se prépare, parce qu'elle correspond, tout simplement, au bon sens et à la nécessité.\
QUESTION.- L'Afrique australe connaît des développements assez importants, notamment avec l'Angola. En même temps, on a l'impression que les relations économiques entre la France et l'Afrique du Sud redémarrent. Quelle est votre analyse de la situation en Afrique australe ?
- LE PRESIDENT.- Le rôle que joue la France à propos de la Namibie se suffit à lui-même, semble-t-il, pour tout observateur. C'est la France qui joue le rôle d'animation du Groupe des cinq, groupe qui est l'endroit où peuvent se dessiner de nouvelles relations entre les pays d'Afrique australe. Nous avons de très bonnes relations avec les pays africains qui se trouvent dans cette région du monde, et ils ont confiance en nous. Nous pensons, en effet, que si l'on veut faire cesser la pression de l'Afrique du Sud, notamment sur l'Angola, si l'on veut faire accepter le démarrage enfin démocratique de l'indépendance de la Namibie, il faut aussi, d'autre part, naturellement, que des assurances soient données pour que l'-état de guerre latent cesse enfin. La France, de ce point de vue, remplit un rôle qui est, je crois, reconnu par les pays d'Afrique noire. Nous avons des relations diplomatiques avec l'Afrique du Sud, comme avec beaucoup d'autres pays dont nous n'approuvons pas la politique intérieure. Ce n'est pas un cas particulier, de ce point de vue.\
QUESTION.- La crise économique mondiale a touché, nous le savons, de plein fouet, l'économie française, ce qui ne va pas sans entraîner des problèmes, sur-le-plan financier. Est-ce que cette situation va entraîner une réduction de l'aide française au développement ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas réduit notre aide aux pays du tiers monde amis, et particulièrement à ceux qui représentent l'axe essentiel de notre action, c'est-à-dire les pays africains. On dit toujours Afrique et Caraibes : c'est là que nous réservons l'essentiel de nos forces et nous n'avons pas diminué. Mieux marchera notre économie, plus forte sera notre aide, naturellement.
- QUESTION.- Quelle est la part réservée spécialement aux pays anciennement colonisés par la France ?
- LE PRESIDENT.- C'est une part très importante, essentielle et qui le restera.\
QUESTION.- Des foyers de tension demeurent en Afrique. On a parlé de l'Afrique australe, il y a le Sahara, il y a le Tchad. La France a, maintes fois, manifesté sa confiance dans l'OUA pour les résoudre. Il se trouve qu'actuellement l'OUA est paralysée. La France aurait-elle des propositions, une politique de rechange ?
- LE PRESIDENT.- La France n'a pas à se substituer aux pays africains. Elle n'a pas à dicter leur ligne de conduite aux membres de l'Organisation de l'Unité africaine. La France invite, chaque fois, ses partenaires africains, autant qu'il est possible, à préserver l'unité de cette organisation. Là s'arrête notre rôle. Nous ne voulons pas que l'on puisse imaginer que la France puisse imposer - d'ailleurs, comment le pourrait-elle ?
- Elle ne le veut pas non plus - ses vues à cette grande organisation.
- QUESTION.- La France a des accords militaires avec un certain nombre de pays africains. Un Kolwezi socialiste est-il envisageable ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons des obligations £ nous respectons nos obligations. Vous n'avez qu'à vous reporter à la liste des accords de coopération, vous verrez ce qu'il y a dedans. La France respectera les obligations auxquelles elle a souscrit. Je n'entrerai dans aucun piège particulier. Libre à nous, bien entendu, de souscrire à ce que l'on veut. La France a des contrats et elle respecte ces contrats. Ni plus ni moins.\
QUESTION.- Est-ce que vous pourriez dresser un bilan sommaire de la politique économique et sociale du gouvernement socialiste français, depuis mai 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous vous lancez dans des affaires qui risquent de nous éloigner de notre sujet. La France a, dès le début du premier gouvernement de M. Mauroy `Premier ministre`, engagé une vaste action de réforme de structures. On peut vous dire que ce gouvernement s'est d'abord donné l'instrument dont il avait besoin pour mener une politique économique dans une situation difficile. Cet instrument a pris des formes diverses £ on pourrait dire pour aller à l'essentiel : élargissement du secteur public `nationalisation`, en-particulier vers le crédit £ on ajoutera décentralisation et on terminera : droits nouveaux des travailleurs. Il reste tant d'autres choses à ajouter, qui ont marqué des transformations en profondeur, ressenties comme telles, et justement, dans l'organisation de la République française et dans ses moyens économiques.
- Ces instruments ayant été créés, cet instrument, il convient de bien s'en servir. Au passage, il était normal que le gouvernement de la République pût venir en aide aux catégories socio-professionnelles qui avaient, depuis trop longtemps, souffert de l'injustice sociale. Nous avons donc distribué, à l'égard de ces catégories dont je vous parle - personnes âgées, handicapés, familles - sur-le-plan aussi de la politique du logement, toute une série d'aides qui ont marqué la nouvelle orientation de la politique française, une plus juste répartition sociale. Nous nous trouvons maintenant dans une phase où, ayant réalisé les principales réformes de structures, ayant rendu justice, autant qu'il était possible, à des catégories oubliées ou délaissées, nous nous battons, comme le font d'ailleurs la plupart des pays qui sont aujourd'hui la proie de la crise, à notre façon, pour, comme je le disais l'autre jour, passer sur le chemin de crête qui se trouve entouré du précipice récession et d'un précipice que l'on pourrait confondre avec l'expansion, la croissance indéfinie dans une période qui ne s'y prête pas. Donc, on avance avec sagesse, mais aussi avec une certaine audace, pour préserver l'activité française , sans toutefois se trouver en-état de contradiction trop grave avec nos principaux voisins.\
QUESTION.- A l'approche du sommet des non-alignés `mars 1983 à New-Dehli`, quelle est votre analyse de la rivalité des grandes puissances en Afrique ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une théorie que je répète constamment : partout où une des deux super-puissances `Etats-Unis ` URSS` arrive, l'autre ne tarde pas. L'intérêt des pays qui vivent dans les zones dangereuses ou agitées est de régler leur conflits locaux le mieux possible. Un conflit local devient très vite un conflit international. C'est toujours dangereux pour les pays d'Amérique latine, d'Amérique centrale, d'Afrique... d'autres encore. Je crois que les Etats africains ont tout intérêt à s'arranger là où il y a des points chauds, sans quoi le jeu des superpuissances consiste à prendre des avantages ou des gages dans les régions en cause et ces pays risquent d'être pris dans des affrontements est-ouest, ce qui n'est pas souhaitable.\
QUESTION.- Au milieu de cette Afrique tourmentée, dont l'unité est plus que jamais remise en question avec la crise de l'OUA, nous venons d'inaugurer une nouvelle année. Quels sont vos voeux pour l'Afrique en 1983.
- LE PRESIDENT.- Lorsqu'on fait des voeux de nouvelle année, ce sont toujours des voeux de bonheur, de réussite. Je crois qu'il faut profiter de ces moments de réflexion pour mesurer le plus exactement possible l'ampleur et la difficulté de la tâche. Pour la plupart des pays, pas tous, mais pour la plupart des pays d'Afrique qui se trouvent affrontés à la crise mondiale, dont ils ne sont pas responsables, souvent démunis des moyens qui leur permettraient de réaliser le bond en avant nécessaire pour leur économie et pour que leur population vive mieux, je reconnais que le passage est difficile. Je forme des voeux pour que l'intelligence des pays du nord et du sud réunis dans une négociation globale leur permette d'imaginer un plan mondial qui permettra de ranimer l'économie. Pour cela, il faut avoir des vues audacieuses. Je vous en ai cité quelques-unes, tout à l'heure. Mais il ne faut pas avoir peur de son ombre. J'estime qu'il faut donner des moyens, avec sérieux. Il faut éviter les erreurs bancaires commises dans les vingt-cinq dernières années, trop souvent £ il faut savoir exactement où l'on dirige ses investissements, pour pouvoir créer les richesses de l'avenir. Donc, je souhaite à l'Afrique de savoir prévoir.\
QUESTION.- Le Gabon et la France ont déjà une longue histoire commune. A quelques jours de votre visite à Libreville, pouvez-vous nous dire comment vous voyez l'avenir de la coopération franco - gabonaise ? Qu'est-ce qui a changé ou qu'est-ce qui va changer, d'après vous, dans les relations entre Paris et Libreville, à la suite de votre accession à la présidence de la République française ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas très bien. Nous avons de bonnes relations £ nous les continuons. Le changement a été nécessaire dans la politique française £il n'est pas indispensable sous tous les aspects de la politique internationale. Il y a une histoire £ il faut tenir compte de cette histoire. Il y a une réalité £ cette réalité est née de ce que j'appelle de bonnes relations, même excellentes, souvent. Il faut tout faire pour préserver cette qualité de nos relations. Nous avons des échanges utiles, nous avons des intérêts communs, nous avons aussi des relations affectives. Ce que je dis du Gabon est vrai de beaucoup d'autres pays d'Afrique noire. Ma diposition d'esprit est de poursuivre dans cette voie.\
QUESTION.- La France serait-elle disposée, et sous quelle forme, à aider davantage le Gabon dans ses efforts de développement, notamment dans le secteur de la recherche des ressources naturelles ?
- LE PRESIDENT.- Nous en discutons à tout moment et je crois savoir que nous avons déjà contribué à un certain nombre d'efforts dans ce domaine de la recherche. Tout ce qui sera utile, on en débat, on continuera d'en débattre. Pendant mon voyage au Gabon, je m'intéresserai sûrement de près à ce problème.
- QUESTION.- Est-ce que vous aurez certaines priorités ?
- LE PRESIDENT.- C'est au Gabon, d'abord, de définir ses propres priorités. Ensuite, si la France est appelée à apporter son aide, naturellement, elle doit examiner, avec la plus grande sagacité, l'endroit où apporter son effort. Dès que cela devient un contrat, il faut que ce contrat soit utile aux deux pays et, en tout cas, au développement du Gabon.
- QUESTION.- Une initiative a été prise avec l'organisation des journées économiques franco - gabonaises. Seriez-vous prêt à encourager ce genre d'initiative ?
- LE PRESIDENT.- Toute occasion est bonne. Il suffit de m'en saisir.
- QUESTION.- Au-cours du procès, en novembre dernier, à Libreville, des trente-sept Gabonais impliqués dans l'affaire du Morena `Mouvement de redressement national`, les inculpés avaient déclaré avoir sollicité votre soutien personnel et celui du parti socialiste français `PS` pour réussir leur -entreprise, c'est-à-dire renverser le régime en place au Gabon. Selon eux, vous étiez le principal destinataire de leur "Livre blanc". Peut-on connaître votre réaction aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Je ne m'occupe pas des problèmes intérieurs des pays alliés et amis d'Afrique noire. Je peux avoir une opinion personnelle sur le déroulement d'un certain nombre de faits, mais, dans-le-cadre de l'indépendance de ces pays, il ne m'appartient pas d'intervenir.\
QUESTION.- On dit que vous êtes un homme obstiné, acharné au travail et qui tient fermement les décisions qu'il a prises. Est-ce que vous pouvez faire un portrait de François Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Je vous laisse le faire. Je vous laisse le soin de parachever le portrait. Moi, je le dessine tous les jours... par des actes. Il m'arrive parfois, ou il m'arrivait d'y ajouter ma propre littérature. Mais, pour l'instant, ce n'est pas l'objet essentiel de ma préoccupation. J'agis chaque jour £ je pense que mes actes, un certain nombre d'entre eux, s'inscriront dans l'histoire de mon pays et même au-delà, mais c'est aux autres de juger.\