4 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la présentation des voeux des corps constitués, Paris, Palais de l'Élysée, mardi 4 janvier 1983.

Monsieur le Premier ministre,
- Mesdames et messieurs les ministres,
- Monsieur le vice-président du Conseil d'Etat,
- Mesdames et messieurs,
- Je vous remercie, monsieur le vice-président du Conseil d'Etat `Pierre Nicolai` pour les voeux que vous venez d'exprimer. Je vous adresse les miens à mon tour, à la fois en-raison de vos fonctions qui ont fait de vous le porte-parole de la fonction publique, de l'ensemble des fonctionnaires de France, mais aussi en-raison des relations que vous avez bien fait de rappeler et qui m'ont permis, à travers de longues années, d'éprouver vos propres qualités et me sentir tout à fait à l'aise avec un responsable parmi bien d'autres qui ont consacré leur vie au service de leur conviction et au premier -chef, au service de l'Etat.
- Je souhaite qu'à travers vous mes voeux rejoignent tous les fonctionnaires de France sur lesquels repose la charge de l'administration quotidienne.
- Qu'ils reçoivent ce message que j'adresse au premier d'entre eux. Il m'importe au plus haut point d'exprimer ici ce que j'attends, au nom de la Nation, de ceux qui sont à son service.
- Dans un contexte économique difficile, vous l'avez rappelé, l'année 1982 a vu se réaliser de grandes réformes qui souvent, je le sais, et notamment la décentratisation, ont modifié les missions de notre fonction publique et le rôle de ses agents.
- Vous connaissez la situation de notre pays. Aussi, chacun doit-il prendre en-compte dans sa tâche quotidienne l'ensemble des priorités fixées aujourd'hui par le gouvernement, au premier rang desquelles figurent l'emploi, la solidarité, le développement des investissements, la rénovation du secteur productif.\
Vous vous faites, mesdames et messieurs, et vous avez raison, une haute idée de l'Etat. Mais, vous venez de le dire monsieur le vice-président `Pierre Nicolai`, rien n'oblige l'Etat à multiplier les textes ou à intervenir à tout propos, car il n'est finalement pas le seul à pouvoir répondre aux besoins. Si j'ai bien compris ce que vous me disiez, trop de lois. J'ajouterai trop d'articles de lois. Vous pourriez ajouter trop de décrets, et chacun d'entre vous ajoutera il y a trop d'arrêtés. Et je vous répondrai : mais il y a trop de règlements et trop de circulaires. Et que dira le citoyen : il fera l'addition de nos récriminations mutuelles. Vous voyez que c'est une propension naturelle de notre esprit dans un pays comme le nôtre, en-raison même des traditions que vous avez rappelées, traditions de droit écrit. Il ne faut pas croire qu'un problème est réglé parce qu'il figure noir sur blanc sur un document.
- Mais il faut freiner cette tendance naturelle à répondre à toutes les aspirations ou à combler tous les vides. Dans certaines circonstances, l'Etat doit savoir s'effacer. Telle est, selon moi, la condition de son autorité et de son efficacité : être la solution ultime lorsque son action devient à l'évidence indispensable.
- Quant à la manière de faire, pour y parvenir, c'est plus compliqué. D'autres avant nous ont essayé, sans grand succès. J'attends donc du gouvernement qu'il marque dans cette affaire, comme dans d'autres, une volonté implacable pour briser les habitudes qui deviennent fâcheuses pour l'ensemble des citoyens.\
Car la Nation, on pourrait dire par paradoxe, exige en même temps plus de services publics. Elle en veut pour garantir la sécurité, pour assurer la solidarité, pour protéger les travailleurs £ elle exige davantage d'actions pour animer l'économie, pour développer les secteurs de pointe, pour permettre la conversion de branches industrielles menacées, pour remodeler les régions durement affectées par la crise...
- A cette fin, l'Etat cessant d'être une référence abstraite tiendra sa permanence et sa force de sa capacité à déléguer, à s'adapter, en organisme souple et vivant, aux problèmes que rencontrent les Français dans leur vie quotidienne. Et la décentralisation a précisément cet objet.
- Je n'ignore pas les réticences aux transferts de compétence ressentis par certains d'entre vous ou par ceux que vous représentez ici. Cela marque sans aucun doute l'attachement et le dévouement à la mission choisie.
- Il faut que tous acceptent les nouvelles règles qui, loin de constituer une mise en-cause de leur fonction les incitent à comprendre la richesse de cette mutation et les perspectives passionnantes qu'elle offre.\
Allégé de pouvoirs inutiles et pesants, l'Etat deviendra de la sorte plus disponible pour innover, pour écouter et pour voir loin. Qui d'autre que lui dispose de moyens humains comparables pour prévoir les évolutions sociales, pour investir dans les secteurs d'avenir, pour contourner ce qui semblait fatalité et qui n'était rien d'autre qu'habitude et résistance au changement ? Qui d'autre que lui peut concevoir un projet d'ensemble sur lequel les collectivités locales s'appuieront ?
- C'est de cette façon que les fonctionnaires auront la conviction de ne pas être, selon votre formule "le chaînon d'une bureaucratie dépourvue d'âme". Au fond vous vouliez dire, la nation n'est pas au service de l'Etat. Mais c'est bien l'Etat qui est au service de la Nation. Et je tiens à insister sur ce qui pourrait apparaître comme une formule, mais qui est l'expression profonde de ma propre pensée : ce sont les citoyens qui décident et l'Etat est là pour exécuter ces décisions en y apportant ce que la tradition, l'usage, la confiance en soi, l'amour de la patrie, le respect de sa charge doit comporter en sus, c'est-à-dire la volonté de bien servir.
- Cette ambition suppose que la gestion des services publics soit d'une qualité exemplaire. En se défaisant, de ce que j'appelais les lourdeurs inutiles : organismes devenus sans objet - combien d'entre eux pourraient figurer dans le document que vous suggérait l'un de vos amis - les subventions et les -concours qui ne s'imposent plus, les impôts que l'on compense ensuite par des aides - bien entendu les impôts sont toujours trop lourds et les aides insuffisantes - de telle sorte que l'on cumule les inconvénients. Ce qui a cependant l'avantage de permettre à deux administrations de coexister l'une ayant pour mission de corriger ce que fait l'autre.
- Il conviendra de promouvoir des formules originales et de réfléchir à la rentabilité sociale de l'administration par la mise en-place de dispositifs d'évaluation qui permettront d'apprécier la qualité des services rendus et la satisfaction qui en résulte.
- Vous avez dénoncé les droits acquis, - enfin certains d'entre eux, car vous avez vous-même noté que certains représentaient une lutte légitime, justifiée par des injustices précédentes -, les privilèges qui ne sont jamais justifiables, les corporatismes, toujours dangereux, qui trouveraient place dans le secteur public et ailleurs. J'ai déjà eu l'occasion de dire combien je suis sensible à ces abus. Aussi étudierai-je avec beaucoup d'attention les éléments d'information que la Cour des Comptes rassemble sur ce thème. Et je demande au gouvernement que suite rapide leur soit donnée.\
D'autres remises en cause, apparemment plus modestes mais essentielles, pour les libertés et les droits individuels sont également nécessaires. Je veux parler des délais d'action, facteurs de mécontentements et de crispations. Puisque vous évoquez la nécessité d'une jurisprudence plus imaginative, j'ajouterai la nécessité d'une justice plus rapide. Bien sûr je sais que les causes de contentieux sont nombreuses et qu'elles tiennent à la prolifération des textes, à l'activité souvent mal comprise de l'administration, parfois à des pratiques injustifiées. Mais les citoyens lésés, ou qui estiment l'être, ne comprennent pas, à-juste-titre, qu'il se passe plusieurs années d'attente pour que leur recours aboutisse enfin à un jugement. Je souhaite que les juridictions administratives modifient leur système de travail pour mettre fin à l'existence de tels délais, qui deviennent de véritables dénis de justice. Je souhaite et je demande à l'administration de se mobiliser autour de la réduction des délais de traitement des dossiers. Le principe de célérité devrait s'imposer à tout service public et l'obligation de satisfaire le citoyen le plus rapidement possible devrait être affirmée, contrôlée et le cas échéant sanctionnée. Il en va du respect des libertés et de la confiance des Français dans leur administration. Et je répéterai ce que je viens de dire. Il faut ajouter que pour y répondre les fonctionnaires sont en droit d'espérer que l'Etat leur consentira les moyens d'accomplir leur métier dans de meilleures conditions.
- Il existe en-particulier quelques grands corps de l'Etat submergés par la meilleure connaissance du droit qu'ont les citoyens eux-mêmes et par la facilité de communication qui font qu'aujourd'hui chacun se sent en mesure et en compétence de demander, sur tel ou tel détail, que soit rendu le droit, ce qui renforce une tendance déjà naturelle à multiplier les procédures. Les hautes administrations, les grands corps de l'Etat, malgré leurs capacités de travail tout à fait remarquables, se trouvent empêchés d'agir comme il faudrait, faute de personnel, de moyens matériels et particulièrement des moyens les plus modernes utiles à cette fonction.\
L'année qui s'achève a apporté aux fonctionnaires des garanties et des droits nouveaux : l'égalité d'accès aux emplois publics pour les hommes et les femmes, l'amélioration du droit syndical, la création de comités d'hygiène et de sécurité, la réforme des organismes paritaires, le travail à temps partiel et la cessation d'activité anticipée ou progressive, la titularisation. Toutes ces règles, avec d'autres fondamentales ou traditionnelles, rejoindront bientôt, dans un document unique, l'ensemble des dispositions statutaires des fonctionnaires de l'Etat et des collectivités territoriales. J'aimerais à cet égard, c'est une suggestion que je vous fais, répondre à une vieille demande qui animait déjà les débats de ma jeunesse. Je voudrais qu'un effort fut fait, sérieux et constant, pour rapprocher les familles dispersées par les obligations de la fonction publique dans un même foyer.
- Vous vous souvenez de la fameuse loi Roustan, même dans le domaine de l'éducation nationale, elle aurait besoin d'une application plus stricte. Mais dans combien d'administrations ce problème se pose, j'en suis constamment saisi, et j'insiste auprès du gouvernement pour que des mesures soient proposées et mises en oeuvre devant les assemblées parlementaires dans le plus bref délai. Ce n'est pas facile de demander une politique de la famille. C'est dérisoire si l'on commence par la séparer, alors qu'il serait aisé finalement de régler ce type de problèmes qui ne sont pas si nombreux pour être insurmontables.\
A ces droits nouveaux, que je viens d'énumérer, correspondra une définition plus complète des droits des usagers. La charte en-cours d'élaboration fera preuve, je l'espère, d'imagination, en prévenant les erreurs et en empêchant le déclenchement de procédures contentieuses. Chacun y gagnera : respect pour les fonctionnaires, considération pour l'usager. Rien ne serait plus grave en effet que, dans une société déjà trop divisée, une coupure s'établisse davantage entre les Français et leur administration, que jalousie et rancune s'installent au vu d'une arithmétique trompeuse d'avantages et de sujétions. Notre pays a la chance de disposer d'une fonction publique de grande qualité. Et je connais combien de femmes et d'hommes, qui ajoutent à leur compétence, le coeur, la sensibilité qui convient pour comprendre les besoins de chacun. C'est une donnée que l'on oublie trop souvent dans la critique systématique que l'on porte contre l'administration publique. Seulement, il faut réduire les cas où ces qualités deviennent imperceptibles. Voilà pourquoi je forme le voeu pour que la France se serve au mieux de sa fonction publique, qu'elle en tire le meilleur bénéfice mais aussi la plus grande fierté. La -recherche d'une administration plus ouverte, bien acceptée par tous, suppose que son recrutement à tous les niveaux - c'est une dernière observation qui n'est pas négligeable - et donc au plus haut niveau soit élargie. Et que ceux, qui ont en dehors d'elle, servi l'intérêt général et le pays, puissent lui apporter leurs expériences variées.\
Monsieur le vice-président, mesdames et messieurs, l'année 1983 sera pour l'administration française, comme pour le pays tout entier, une année de mobilisation et d'effort.
- C'est en même temps l'honneur d'un pays que d'être capable de résister aux contraintes de l'histoire, pour parvenir à les dominer. Et qui pourrait douter que le peuple français dispose en lui-même des ressources nécessaires. J'ai toujours cru qu'il les avait dans les moments que j'ai partagés avec beaucoup d'entre vous, lors de mon adolescence, dans une époque où le conflit international devait multiplier les désastres, les deuils, les morts, les destructions matérielles, avec ses longues traces, les destructions spirituelles.
- Aujourd'hui, nous sommes à affronter d'autres problèmes même si en perspective nous devons nous prémunir contre le retour de tels dommages. Mais nous nous trouvons face aux effets d'une crise qui exige de notre part mobilisation, effort, volonté de compréhension mutuelle, car seule une communauté nationale solide, capable de résister aux tentations naturelles des divisions quotidiennes, seule une communauté nationale solide et homogène sera en mesure de faire la preuve que la France, comme je le crois, reste digne des grands moments de son histoire et sera capable, dans un avenir prochain, et pour longtemps, d'assurer la permanence de cette histoire. Je -compte sur chaque agent, quel que soit son rang, j'attends de tous qu'ils fassent preuve de loyauté, de courage et, je le répète, d'imagination pour participer à la mise en oeuvre des décisions qui permettront de servir au mieux une France rassemblée autour des pouvoir publics, ce qu'implique la démocratie et sur lesquels le citoyen reste le souverain. Je vous remercie, mesdames et messieurs, en renouvelant les voeux que je forme pour vous, pour votre fonction, mais aussi en souhaitant que l'année présente qui s'ouvre vous apporte ce qu'elle peut apporter de meilleur. Vous n'en êtes pas maîtres mais cependant dans l'équilibre des joies et des peines, je crois que le sentiment d'une vie nationale, d'une cohésion, d'une solidarité, d'une meilleure compréhension pèse lourd pour que ce soient ces lois qui l'emportent : c'est ce que je souhaite, mesdames et messieurs, à la France.\