1 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au journal "Business Week", Paris, janvier 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président de la République, nous aimerions explorer avec vous un certain nombre de questions d'ordre politique et économique. La première question que j'aimerais vous poser est celle-ci : comment voyez-vous les objectifs actuels de l'économie française ?
- LE PRESIDENT.- Ils sont très classiques, lutter contre l'inflation £ elle était de 14 % lorsque je suis arrivé à la Présidence de la République, il y a un an et demi, elle est d'un peu moins de 10 % aujourd'hui. Elle devrait être j'espère de 8 % l'année prochaine et mon objectif est de rejoindre les taux les plus bas de nos voisins, soit moins de 5 %. La lutte contre le chômage, en essayant de maintenir un certain volume de croissance. Ce qui a conduit la France à avoir comme le Japon cette année, environ 2 % de croissance de plus que les autres pays industrialisés et devrait nous situer encore d'une façon positive l'année prochaine. Cette croissance crée un différenciel avec nos concurrents, voisins et amis, sur-le-plan de notre commerce extérieur. C'est une préoccupation. Par contre, nous avons maintenu un budget en bonne situation. Notre déficit budgétaire de l'Etat est inférieur à 3 % du produit national brut `PIB`. Il est, avec celui de la Grande-Bretagne, le plus faible des pays industrialisés. Mon premier objectif est maintenant de réduire notre déficit extérieur, qui reste franchement excessif.\
QUESTION.- Quelles sont les mesures que vous allez prendre, monsieur le Président, pour réduire ce déficit du commerce extérieur ?
- LE PRESIDENT.- Elles sont de deux ordres : à court terme, il faut mettre sur la table de la communauté européenne `CEE` l'ensemble des protectionnismes pratiqués ici et là. On a reproché à la France certaines mesures de protection sur des points de détail. Mais il faut qu'on sache que le Président de la République française souhaite que l'ensemble des pays occidentaux et du Marché commun se débarrasse de leur protectionnisme. Ce jour-là, la France sera plus compétitive qu'elle ne l'est aujourd'hui. A court terme, nous pouvons également améliorer certains marchés, je pense à l'automobile et à tous les moyens de transport. Nous pouvons également obtenir des résultats sensibles dans l'électronique. Nous pouvons aussi améliorer rapidement notre industrie agro-alimentaire. De même, nous allons renforcer nos points de vente. Les Français ne sont pas très portés vers le commerce extérieur. A moyen terme, des mesures de fond seront nécessaires dans beaucoup de domaines. L'industrie française ne produit pas ce que les Français consomment. On corrigera cette situation par une restructuration de notre industrie. Tant qu'elle ne sera pas vraiment restructurée, la France aura un commerce extérieur difficile. C'est donc là un des objectifs principaux de notre action.
- QUESTION.- On accuse la France, monsieur le Président, d'être protectionniste à l'heure actuelle. Est-ce que cette politique est une politique provisoire qui est due à une situation actuelle du commerce extérieur ?
- LE PRESIDENT.- Je proteste. Nous sommes moins protectionnistes que la plupart de nos concurrents. Nos agriculteurs sont moins soutenus par les subventions françaises que le sont les agriculteurs américains par les leurs. Nos mesures sont moins sévères que les mesures allemandes pour la protection de sa bière, que les mesures britanniques pour la protection des oeufs, de la volaille. Notre marché français est beaucoup plus facile à pénétrer que le marché japonais. Je pourrais multiplier les exemples : ainsi, je n'ai pas créé d'obligation pour que ce soient les navires français qui transportent les marchandises françaises, alors que c'est une mesure traditionnelle dans un pays que vous connaissez bien `USA`. Je demande donc que cette discussion ait lieu à l'OCDE ou au-sein de la Communauté européenne et je suis prêt à renoncer à toutes mesures de protection si c'est une disposition générale réelle pour tous.
- QUESTION.- Quelle est la politique française en matière de limitation des importations en provenance du Japon ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'en avons pas. La politique commerciale en ce domaine doit se faire au niveau de l'Europe des Dix `CEE`. Nous avons pris une mesure très partielle sur les magnétoscopes mais je ne veux pas que cela se généralise. Nous n'avons pas de raison d'avoir de mauvaises relations avec le Japon. Et ce problème est plus européen que français. La meilleure façon de s'opposer aux importations japonaises, c'est de fabriquer de bons produits en Europe.\
QUESTION.- Monsieur le Président, depuis que le gouvernement, votre gouvernement, est aux affaires, le franc a été dévalué deux fois, perdu 40 % de sa valeur. Les milieux financiers disent même qu'il y aura une troisième dévaluation. Que va faire votre gouvernement pour soutenir le franc `monnaie` ?
- LE PRESIDENT.- Tout ce qui pourra être fait. Nos deux dévaluations par -rapport au mark ont été de faibles dévaluations. Le franc a moins perdu sa valeur depuis les élections qu'il n'en avait perdu pendant le septennat précédent. Cependant il faut absolument que la situation soit redressée. Mais ce qui nous atteint le plus pour l'instant, ce sont les sorties de devises nécessitées par le déficit extérieur.
- QUESTION.- Au sommet de Versailles, monsieur le Président, vous avez demandé aux Etats-Unis de baisser le taux d'intérêt américain. Maintenant, à l'heure actuelle, le taux américain est à son point le plus bas depuis quatre ans, et pourtant il y a toujours sept francs pour un dollar. Que voulez-vous que les Etats-Unis fassent de plus pour améliorer cette situation ?
- LE PRESIDENT.- A Versailles, en effet, j'avais demandé qu'il y ait une politique plus ordonnée pour les taux de l'argent.
- QUESTION.- C'est ce qui se passe.
- LE PRESIDENT.- Je m'en réjouis. Mais les taux réels d'intérêt aux USA sont encore très au-dessus de l'inflation. C'est trop. J'avais demandé aussi que se stabilisent les taux de change du dollar.
- QUESTION.- C'est ce qui se produira.
- LE PRESIDENT.- Les dernières déclarations de M. Donald Reagan vont dans ce sens.
- QUESTION.- Vous ne demandez donc pas aux autorités américaines de prendre des mesures plus précises ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que les autorités américaines acceptent d'envisager une meilleure liaison sur-le-plan international entre le dollar, la monnaie européenne, l'écu et le yen. Il faut imaginer un système nouveau. Comme on l'a fait en son temps à Bretton Woods. C'est une nécessité, le désordre monétaire est l'aliment d'une guerre économique entre des pays amis. Les dernières déclarations des dirigeants américains laissent penser que l'on est prêt à en discuter.\
QUESTION.- Monsieur le Président, j'ai parlé avec les chefs des entreprises françaises. Ils me semblent inquiets pour l'avenir, ils me semblent aussi inquiets parce qu'ils pensent qu'ils pourraient être nationalisés. Que pouvez-vous faire pour réduire ces craintes des chefs d'entreprise ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une situation nouvelle. Les entreprises n'investissent pas depuis 1976 et non depuis 1981. Et d'autre part il n'y a pas qu'en France qu'ils n'investissent pas. C'est pareil en Amérique, en Allemagne, un peu partout. Et d'ailleurs pourquoi investiraient-ils en Amérique ? où convient-il d'investir quand on peut placer son argent sur le dollar et non créer des entreprises ? Donc il ne faut pas exagérer. La crise de l'investissement ne trouve pas son origine dans les relations entre le gouvernement actuel et le patronat français. C'est une constante depuis six ou sept ans.
- En France, il s'y ajoute naturellement le fait qu'un gouvernement de gauche c'est nouveau. Il est normal qu'un gouvernement de gauche accorde des droits nouveaux aux travailleurs. Et même si en France nous n'avons accordé que des droits déjà établis en Allemagne et en Suède, cela a changé les habitudes du patronat français. Nous avons alourdi les charges des entreprises par une cinquième semaine de congés payés et par 39 heures au lieu de 40. Or même l'opposition en France dit aujourd'hui que, si elle gagnait les élections, elle maintiendrait cette cinquième semaine ! La moyenne générale des impôts en France n'a pas augmenté depuis que je suis au pouvoir. Elle était et reste 18 % du produit intérieur brut `PIB`. Ce qui a par contre augmenté comme depuis de nombreuses années, ce sont les dépenses et les charges sociales. Il existe en France un système qui fait payer bien des charges par les entreprises au lieu de les faire payer par l'impôt. C'est pourquoi, j'ai décidé que les allocations familiales seraient peu à peu prises en compte par le budget de l'Etat. Certes les patrons en France ont en grande majorité voté conservateur, alors ils sont encore sous le choc du changement de majorité. Mais ils s'habitueront d'autant mieux que nous avons lancé une série de mesures tendant à l'expansion industrielle comme on ne l'avait fait depuis quinze ans. Nous luttons pour redresser l'industrie sidérurgique, l'industrie de la machine-outil, l'industrie textile, l'industrie du bois, du cuir, l'industrie agro-alimentaire. Je pense que les chefs d'entreprise se rendront compte que nous voulons le développement de la France et que nous croyons à l'esprit d'initiative et aux vertus de la concurrence.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez tout à fait raison de dire qu'on n'a pas investi dans le monde même au Japon. Il n'y a pas eu beaucoup d'investissement dans les années récentes. Que doit-on faire collectivement pour relancer l'économie mondiale ?
- LE PRESIDENT.- Pour les taux d'intérêt, nous l'avons dit, ça va mieux. Pour les taux de change, je pense que ça ira mieux bientôt. Mais il faut multiplier les échanges. Or, si l'on bloque les relations commerciales avec les pays communistes et si le tiers monde est en faillite et si on se livre la guerre économique entre les pays industrialisés d'Occident, plus le Japon, on n'échangera plus rien. Il faut donc relancer l'économie du tiers monde. J'avais demandé que le montant des ressources du Fonds monétaire international `FMI` soit doublé. J'ai été content de voir que les dernières déclarations des responsables américains offrent une ouverture dans ce sens. Je pense qu'une réponse à votre question est également dans le soutien des coûts des matières premières. Il vaudrait mieux payer les matières premières des pays du tiers monde à un juste prix plutôt que de les payer à des prix trop bas pour ensuite les subventionner. Ce serait plus simple économiquement. Je pense aussi que l'on doit favoriser le développement des sources énergétiques de ces pays autres que le pétrole.\
QUESTION.- Vous avez dit, monsieur le Président, que votre gouvernement est en-train de restructurer l'industrie française. Un des objectifs de cette restructuration est de bâtir une industrie française de haute technologie. Dans quelles conditions envisageriez-vous une participation étrangère dans cette industrie française de haute technologie ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes tout à fait disponibles. Je souhaite que le plus grand nombre d'investissements étrangers de haute technologie soient faits en France.
- QUESTION.- Si des entreprises étrangères réussissaient trop en France, risqueraient-elles la nationalisation ?
- LE PRESIDENT.- Non, il n'y a aucun risque de nationalisation dans l'avenir. Lorsque j'ai été élu Président de la République, j'ai annoncé la liste des entreprises à nationaliser, c'est fait. Et j'ai dit que la liste était close, et que tout le temps de mon mandat, soit sept ans, il n'y en aurait plus d'autre. D'ailleurs, nous n'avons pas nationalisé les biens étrangers. Nous avions prévu la nationalisation d'entreprises françaises pharmaceutiques et d'entreprises françaises de l'informatique. Dans l'intervalle, deux de ces entreprises sont devenues des sociétés internationales. Nous n'avons pas nationalisé.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que je peux vous poser des questions d'ordre politique. Vous avez déclaré dans une interview récente `au "Monde" le 26 novembre 1982`, que l'Alliance atlantique (...) `verse depuis trop longtemps dans le malentendu`. Quels sont ces malentendus et comment peut-on y remédier ?
- LE PRESIDENT.- On peut remédier à tous les malentendus. En réalité, il faut les exprimer, il faut les dire. Un malentendu qui est exprimé n'est déjà plus un malentendu. Par exemple, l'embargo ou plutôt les sanctions américaines sur le gazoduc, c'était une erreur, qui a gêné les Anglais, les Allemands, les Français, les industriels américains. Le fait d'interdire l'usage de licences vendues par les industriels américains était un danger pour les contrats internationaux. Depuis les choses sont rentrées dans l'ordre. Je pense qu'il faut préserver les institutions économiques existantes, comme l'OCDE, le GATT et y discuter entre nous de tous les sujets qu'on voudra. Mais on n'a pas besoin d'institutions nouvelles.
- Quant à l'Alliance atlantique, il faut en connaître le champ et les limites. Les limites sont géographiques et elles sont stratégiques. L'Alliance atlantique n'est pas un consortium ou un directoire économique. C'est une alliance militaire. Certes, elle a des prolongements économiques. Certaines fractions de l'économie ont un effet stratégique. Il est des produits économiques qui peuvent avoir une utilisation militaire. Il est normal qu'on en discute. Mais il ne faut pas tout embrasser en même temps. Par exemple, les taux des prêts publics de la France à l'Union soviétique sont à 11,6 % bientôt à 12,5 % alors que les Japonais, les Allemands traitent, par des circuits privés, à 7, 8,9 %. Ce n'est pas logique. Et les Etats-Unis d'Amérique subventionnent leurs agriculteurs pour vendre du blé aux Russes. Cela n'est pas non plus logique. Donc, je demande qu'on en discute et on rayera les malentendus.
- Sur-le-plan de l'alliance militaire, nous faisons notre devoir d'une façon évidente. La France demande l'équilibre des forces entre l'Est et l'Ouest. Aujourd'hui, les forces soviétiques sont beaucoup plus puissantes en Europe. Il faut changer cela. La France est un allié autonome certes, mais loyal.\
QUESTION.- Les autorités américaines estiment, monsieur le Président, que des questions économiques, des questions commerciales, des questions financières, ont un lien très étroit avec des questions de défense et de sécurité et surtout en ce qui concerne les produits dits non stratégiques. Quel est votre avis sur la question ?
- LE PRESIDENT.- Sur les produits stratégiques, ça va de soi. Mais qu'est-ce qui est stratégique et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Il ne faut pas considérer que tout est stratégique, y compris la vente des jouets et des légumes. Le blé est-il stratégique ? Ne nous égarons pas. La principale faiblesse économique de l'Alliance, c'est son désordre monétaire et financier interne qui rend difficile le financement de sa défense.
- QUESTION.- Est-ce que vous acceptez ce lien entre les questions économiques et financières et les questions de sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais elles doivent être délibérées et il ne faut pas qu'à travers cette discussion, on prétende instaurer un directoire économique sur l'ensemble de nos échanges.
- QUESTION.- Monsieur le Président, aux Etats-Unis, l'attitude qu'a adoptée M. Jobert `ministre du commerce extérieur` dans une négociation du GATT à Genève a été comprise aux Etats-Unis comme une tentative française de prendre davantage de parts de marché dans le monde aux dépens des Etats-Unis ? Comment réagissez-vous.
- LE PRESIDENT.- Oh, ce n'est pas aux dépens des Etats-Unis, c'est aux dépens de tout le monde que nous voulons le faire comme tout le monde prend des parts de marché à notre détriment. C'est cela la concurrence du libre échange. A l'heure actuelle 35 % du marché français sont détenus par des concurrents étrangers.
- QUESTION.- Certains membres du Congrès parlent et reparlent encore une fois de retirer les troupes américaines de l'Europe. Comment se fera la défense de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- On est dans une alliance ou on n'y est pas. La France y participe. Je le répète, en dehors des Etats-Unis, c'est le pays qui fait le plus d'efforts militaires. A chacun sa conscience de ses responsabilités.\
QUESTION.- Lorsque vous étiez candidat à la Présidence de la République, certains de vos adversaires ont prétendu que si vous étiez élu, il y aurait des troubles sociaux très importants en France. Depuis votre élection, il y a eu incontestablement une augmentation des activités terroristes. A votre avis, pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Vous l'avez vu, il n'y a pas eu de véritables troubles sociaux depuis mon élection et les chars soviétiques ne se sont pas installés place de la Concorde `Paris` comme cela avait été prédit par mes adversaires ! Il n'y a pas eu non plus d'accentuation du terrorisme en France, contrairement à ce qui a été dit. La paix civile règne en dépit des inévitables discordes politiques.
- QUESTION.- Y-a-t-il un moyen d'empêcher les attentats terroristes, à votre avis, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Nous y travaillons. Nous avons renforcé nos services de sécurité. Nous avons beaucoup de séances de travail que je dirige souvent moi-même. Des relations plus suivies avec les polices des autorités voisines sont établies. Certes, la France est très loin de connaître les situations qu'ont connu l'Allemagne et l'Italie. Mais nous devons veiller. Et nous le faisons.\
QUESTION.- En Europe, il y a des gouvernements plutôt de droite, au Royaume-Uni et en Allemagne fédérale. En Suède, en France, en Espagne, les gouvernements élus sont des gouvernements de gauche. Comment expliquez-vous, monsieur le Président, ces divergences à l'intérieur même de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Le changement du gouvernement en Allemagne est, pour l'instant, le résultat d'un changement parlementaire. La Grèce, la Suède, l'Espagne ont en effet évolué comme la France auparavant. C'est un mouvement historiquement intéressant. Mais chaque pays est responsable de sa politique nationale. La rigueur de la crise joue naturellement contre ceux qui gouvernent, quels qu'ils soient.
- QUESTION.- Ma dernière question, monsieur le Président, quel est l'avenir du socialisme en Europe, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Il est immense. Sera faite la démonstration historique que le socialisme est un progrès de la démocratie, qu'il préserve les libertés politiques et qu'il ajoute les libertés économiques et les libertés sociales. Nous sommes souvent caricaturés et nous devons également faire attention à tout ce qui peut menacer notre expérience de l'intérieur : le fanatisme, le sectarisme. Et tout système politique doit y prendre garde.\