1 janvier 1983 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à la radio-télévision française d'Outre-mer, notamment sur la décentralisation dans les DOM, diffusé le dimanche 16 janvier 1983.

QUESTION.- Monsieur le Président, le 21 mai 1981, jour de votre prise de fonction, vous avez rendu un hommage solennel à Victor Schoelcher. Ce geste était-il dans votre esprit porteur d'un message particulier pour nos compatriotes d'Outre-mer ?
- LE PRESIDENT.- Assurément, lorsqu'il m'a été proposé, à-juste-titre, d'aller au Panthéon pour saluer la mémoire de Jean Jaurès et de Jean Moulin, j'ai immédiatement pensé qu'il fallait élargir encore cet horizon déjà fort vaste. La dimension de Schoelcher, de son message, de son action, la signification qu'ils ont dans la mémoire collective de tant et de tant de populations - qui sont des populations françaises et en même temps qui réprésentent par elles-mêmes toute une histoire - cela m'est apparu comme particulièrement symbolique. J'ai donc voulu saluer le souvenir et l'oeuvre de Schoelcher. Et tandis que j'allais au travers des corridors du Panthéon, d'une salle à l'autre, je pensais précisément à cette oeuvre, à cette valeur humaine,exceptionnelle de Schoelcher et aussi à ces milliers de femmes et d'hommes qui, dans les départements d'Outre-mer, sentiraient sans doute comme moi-même la symbolique de ce geste.\
QUESTION.- Monsieur le Président, parmi les réformes qui ont été prises depuis par votre gouvernement, il y a la décentralisation. Une décentralisation qui a beaucoup agité sinon l'opinion publique, du moins la classe politique. Alors quelle est aujourd'hui votre opinion sur ce qui est considéré comme l'un des principaux axes de la politique gouvernementale ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, pour moi, la décentralisation ou bien la régionalisation qui est un aspect de la décentralisation, est une vue générale qui s'applique à l'ensemble français, disons à l'idée que je me fais de la société. Nous avons vécu pendant longtemps en France dans une structure étatique assez étroite, sans doute nécessaire lorsqu'elle s'est créée et particulièrement tout le long du XVIIème, XVIIIème et du début du XIXème siècle. Mais le temps a passé. Les moyens de communication sont devenus rapides, presque instantanés. Le monde s'est élargi : je veux dire par-là qu'on a considéré un temps comme juste, qu'un Etat centralisé put retenir dans une même communauté nationale différentes fractions qui pouvaient obéir à des forces centrifuges, en France métropolitaine même. C'est devenu un peu absurde. Ce temps étant passé il convenait de comprendre que la liberté, la dignité, les chances mêmes de la communauté nationale étaient dans la diversité, dans un certain droit à la différence dans l'affirmation de tout ce qui compose ce que nous sommes aujourd'hui, et je le répète notre communauté nationale. Donc c'est pour moi un principe général, ce principe s'appliquant à la métropole, à chacune des parties de la métropole, au gré de sa formation historique et de ses réalités géographiques. Comment n'aurais-je pas songé à l'appliquer dans les départements d'Outre-mer à-partir du moment où les considérations que je viens d'émettre, montrent que là plus encore, la diversité, la singularité dans l'unité s'imposaient ? Et voilà pourquoi la loi du 31 décembre 1982 a appliqué aux quatre régions, qui elles-mêmes recouvrent quatre départements d'Outre-mer, ces principes de décentralisation qui ont pour objet d'abord, naturellement, de rapprocher l'administration, la gestion des citoyens. Là où des gens vivent, travaillent, passent leur vie, connaissent leurs joies, leurs soucis, vivent en famille, en cité, exercent leur métier, il est quand même normal qu'ils aient une possibilité de s'exprimer aussi directement que possible, de peser autant qu'il est possible sur les choix qui les concernent.
- Ensuite en donnant à des collectivités locales élargies la possibilité de gérer beaucoup plus largement que tel était le cas naguère, en leur donnant la possibilité d'exprimer leurs mots et même de décider sur de nombreux secteurs qu'il n'est pas nécessaire de trancher de Paris ou par l'intermédiaire de fonctionnaires dits d'autorité, je crois avoir pu donner à ces régions une possibilité nouvelle de s'affirmer en tant que telles. Il est bien entendu, et il suffit de lire la loi pour cela, que cela s'inscrit dans le développement de la nation tout entière, à laquelle chacun de ceux dont je parle appartient.\
QUESTION.- Cette chance dont vous parlez à propos des départements d'Outre-mer, cette chance qui est la décentralisation passe par le développement économique. Alors monsieur le Président, comment situez-vous le développement économique des départements d'Outre-mer dans le contexte actuel ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que par la régionalisation nous avons accru les chances d'unité nationale. Quand on se sent à l'aise, quand on se sent bien avec les autres et en soi-même, lorsqu'on a le sentiment de pouvoir affirmer ce qui est sa propre culture, son identité, ce que l'on est, tel qu'on a été fait par la maturation des siècles d'histoire, alors je crois qu'on se sent plus attaché à l'ensemble auquel on appartient. Voilà le premier objet de la loi. Je l'ai dit. Mais en même temps, il y a des disparités, il y a des inégalités, il y a des situations acquises, comment dirais-je en bon et en mauvais, en heureux et en fâcheux. Il y a des privilèges, ici et là, qu'il faut autant que possible abaisser. Il y a des souffrances, il y a des insuffisances qu'il faut corriger. Et de ce point de vue, j'ai pu observer une dégradation au-cours de ce dernier demi-siècle de la situation économique dans les départements d'Outre-mer. L'emploi par exemple qui est allé en se dégradant. Tout simplement parce que l'activité industrielle, mais aussi agricole, a été exploitée de telle sorte que ce sont de grands intérêts extérieurs aux départements d'Outre-mer qui en ont tiré le meilleur profit, au point d'arriver à vider ces départements de leur substance économique.
- Lorsque les élus de ces régions, de ces départements, pourront en même temps disposer d'une plus grande capacité de décisions, dans des ordres d'actions multipliées, je crois que leurs connaissances par expérience, par vie quotidienne des problèmes qui leur sont posés leur permettra de mieux en juger qu'on ne peut le faire, comme je le disais tout à l'heure, à-partir d'une administration centrale à Paris. Les mesures que nous avons décidées et qui sont aujourd'hui en passe d'être appliquées, ont cette double signification, je le répète, parce que je veux être bien compris, de resserrer la communauté nationale, de lui donner plus de force et plus de vie, en assurant à chaque département d'Outre-mer sa véritable identité.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la reconnaissance de la spécificité des départements d'Outre-mer et plus précisément celle de leur identité culturelle, ne risque-t-elle pas de favoriser ce qu'on appelle un relâchement des liens avec la métropole ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je viens de vous expliquer. Moi je crois le contraire. En tout cas, rien dans la loi ne permet d'affirmer ce que disent un certain nombre de gens qui refusent toujours tout, toute évolution, qui voudraient aussi maintenir peut-être des tutelles excessives au service d'intérêts souvent particuliers. Rien ne permet à la lecture de la loi, comme bientôt dans son application d'en tirer une conséquence dommageable pour l'unité de la nation. Rien. Moi je crois aux citoyens libres. Est-ce qu'on va dire que la France est affaiblie parce que les citoyens de 1789 ont acquis la propriété et l'usage de quelques grands principes qu'on aurait dû définir plus tôt ? Est-ce que vous croyez que l'évolution du droit social et des droits collectifs depuis le milieu du XIXème siècle et de la société industrielle, le fait que la classe ouvrière et les paysans aient conquis des droits fondamentaux, que les femmes aient acquis ces mêmes droits, que les enfants aient acquis des droits essentiels, croyez-vous que tout cela ait joué contre la communauté nationale ? Au contraire. La France démocratique sûre de chacun des siens est beaucoup plus forte dans son unité. Donc, je n'accepterai absolument pas ce raisonnement. Et je dis que la loi que nous allons appliquer est un moyen d'affirmer l'identité de ces régions que sont les départements d'Outre-mer, leur identité, comme chaque individu a besoin par-rapport aux actes principaux de sa vie, de se sentir libre, mais libre tout en restant membre de la société à laquelle il appartient.
- Si la liberté devait être antinomique avec l'unité nationale, où en serait la Frnce ? Chaque conquête de la liberté, au contraire, affermit la France et le rayonnement de la France dans le monde. Si, dans le monde entier, la France a une immense réputation, c'est pour beaucoup parce qu'elle a été porteuse de grands thèmes comme ceux que vous connaissez, de liberté, d'égalité et de fraternité. Alors pourquoi ne serions-nous pas, par-rapport à l'époque que nous vivons, que nous faisons, les ouvriers de l'histoire ? Pourquoi voulez-vous que dans les départements d'Outre-mer, en tenant compte de leur spécificité, nous ne cherchions pas à accroître leur confiance dans leur patrie, la nôtre, la France ? Pourquoi voulez-vous qu'on ne cherche pas à accroître leur confiance et la solidité de nos liens en pariant - mais ce n'est même pas un pari - en comptant, et - c'est un calcul juste - sur l'envie de tous ceux auxquels je m'adresse, en ce jour, d'être plus Français encore, parce qu'ils se sentent - commentdirais-je - plus Martiniquais, plus Guadeloupéens, plus Guyanais ou plus Réunionnais ? Ces deux choses ne sont pas seulement compatibles, elles sont liées dans mon esprit.\
QUESTION.- Monsieur le Président, dernière question. Envisagez-vous prochainement de rendre visite à l'un des départements d'Outre-mer ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'irai certainement. Il se trouve que le calendrier m'en a un peu empêché. D'abord, je souhaitais n'y aller qu'à-partir du moment où les réformes annoncées auraient été mises en oeuvre. C'est ce qui a été fait sous l'action diligente de M. le ministre d'Etat chargé de l'intérieur et de la décentralisation `Gaston Defferre` et de M. le secrétaire d'Etat aux départements d'Outre-mer `Henri Emmanuelli`. Maintenant, j'ai montré aux populations de nos départements d'Outre-mer que non seulement le Président de la République tenait ses promesses mais qu'ils étaient près de son coeur, que j'étais extrêmement proche d'eux. Ces lois ont été adoptées non sans peine mais la majorité qui était d'accord avec ces textes a finalement, comme c'était normal dans une démocratie, imposé ses vues après une discussion parlementaire libre. Maintenant, il y a les élections. J'ai bien entendu mon point de vue et mon idée sur l'intérêt de la France, dans les départements d'Outre-mer notamment. Mais je ne veux pas me mêler directement de ces combats à propos d'élections qui restent dans-le-cadre de collectivités territoriales locales.
- Ce n'est donc qu'après ces élections, que je me rendrai dans les départements d'Outre-mer, ce qui peut se situer, vous le voyez, soit au milieu de l'année, soit à la fin. Peu importe, j'irai le plus tôt possible.\