16 décembre 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, avec des journalistes, à l'issue de la visite à l'usine CIT-ALCATEL, Querqueville, jeudi 16 décembre 1982.

Je viens de l'expliquer à l'instant aux journalistes qui m'interrogeaient pour la télévision et je rappelais que ce que nous avions entrepris depuis dix-huit mois c'était précisément de sauver l'économie française en péril depuis plusieurs années. Quand j'ai dit sauver, cela voulait dire aussi promouvoir, pas simplement rester en situation défensive, mais aller à l'offensive, c'est-à-dire conquérir des marchés en France et à l'extérieur. Pourquoi ? Parce que cette lutte, ce combat nous permettront en même temps de gagner le combat contre le chômage afin de préserver le pouvoir d'achat, ce qui n'est possible que dans une situation de meilleure croissance. Difficile à atteindre certes et cependant objectif nécessaire. Quand on vient ici, visiter ces ateliers de CIT-ALCATEL, filiale du groupe CGE, entreprise nationale, quand on constate la qualité du travail, le passage réussi d'une technologie à l'autre avec un personnel hautement qualifié et qui a appris à se qualifier dans l'usine même. Quand on constate les accords sociaux dont les premiers montrent qu'il a été possible de s'entendre sur un partage du travail, par accord entre l'employeur et l'employé `réduction du temps de travail à trente-cinq heures par semaine` £ sans compter tout ce qu'il reste à faire bien entendu, on se dit que la preuve est faite, qu'on peut allier une haute performance industrielle, il s'agit d'une usine qui dans le domaine de télécommunication atteint un niveau mondial, il est même l'un des premiers mondiaux, performance industrielle et progrès social d'un côté, et de l'autre avancée technologique avec cet immense problème posé depuis la révolution industrielle.\
Avancée technologique oui, mais est-ce au détriment de l'emploi ? Eh bien on observe ici, spécialement que les derniers accords ont démontré qu'il était possible de disposer d'un très grand nombre de travailleurs dont l'emploi est sauvegardé, même amélioré, ce qui n'est pas contradictoire avec le progrès technologique. Ah, c'est vrai qu'au point de départ le progrès technologique pose ce type de problème. Avant qu'il y ait une adaptation exacte d'une technologie à l'autre, il se passe un moment pendant lequel, comment dirai-je on hésite, on ne peut pas se précipiter pour maintenir l'emploi £ mais la réussite de cette technologie permet de conquérir de nouveaux terrains qui permettront à d'autres formes d'emploi de se développer. C'est ce qui s'est produit au 19ème siècle pour le textile. Il n'y a pas de raison de penser que cela ne se produira pas pour l'électronique, les télécommunications. Cela s'est produit déjà. En tout cas, c'est grâce à des usines comme celles-là, il n'y a pas assez de domaines où on peut le dire, que la France peut se situer parmi les meilleurs du monde et même dans certaines techniques particulières, au premier rang. Cela valait bien la peine d'un bref voyage afin de donner cet exemple. Enfin, je terminerai comme je l'ai fait tout à l'heure, en indiquant que ces réalisations de pointe, ne peuvent pas être encore le lot de toutes les entreprises françaises et cependant, il faut que partout où cela est possible un effort de ce type soit d'abord tenté, ensuite réussi. De ce point de vue, les pouvoirs publics seront là pour contribuer à cet effort de renouveau.\
Un dernier mot : lorsque l'on parle de rigueur ou d'austérité, il ne faut pas considérer qu'il s'agisse d'un objectif, ce n'est pas désirable. C'est un moyen provisoire. L'objectif réel c'est la relance, c'est l'élan, c'est donc la formation des travailleurs, c'est donc la qualification, c'est donc un bon équilibre social, c'est la justice sociale au service du progrès technologique, c'est beaucoup d'autres choses, c'est cela le véritable objectif du gouvernement. Nous avons donc à traverser une période difficile, dans une situation dont nous avons hérité, dont nous n'étions pas les maîtres. Dans un environnement international dont on sait qu'il était extrêmement dur, ce qui fait que je puis dire aux Français en toute conscience que l'on s'en tirera si chacun fait l'effort nécessaire. Cet effort est, par esprit de justice sociale, naturellement proportionné aux moyens de chacun.\
QUESTION.- Est-ce que ce qui se passe ici avec ce contrat est un bon exemple de ce que vous souhaiteriez dans l'application des 35 heures en France. Vous avez dit l'autre jour dans votre interview au Monde que cela devait se faire à la carte.
- LE PRESIDENT.- Je souhaite qu'il y ait le maximum d'accord d'entreprise par entreprise. C'est-à-dire entre les gens qui sont sur le terrain qui se connaissent, qui s'éprouvent, qui connaissent aussi les conditions de leur travail, les possibilités. Qui en connaissent la limite. La limite non seulement quand au temps nécessaire pour que le travail, surtout le travail à l'exportation, continue, mais aussi dans ce qui est nécessaire pour que chaque travailleur dispose de salaire convenable pour soi-même et pour sa famille. Lorsque le débat des 39 heures s'est posé, j'en ai vu bien entendu les avantages, c'est pourquoi cela a été fait, mais j'ai vu aussi de quelle façon cet immense débat avait pu connaître des points défectueux. Donc il s'agit de les corriger, c'est là le cas de toute politique. Il ne faut pas systématiquement décider pour tout le monde. Il faut faire la part très large de la négociation entre des partenaires qui connaissent leur métier et qui connaissent mutuellement leurs besoins. Je souhaite donc que ces discussions aient lieu de plus en plus d'entreprise à entreprise, comme ça, au niveau de l'entreprise, au maximum dans certaines branches peut-être, mais en évitant les dispositions exagérement venues d'en haut. Quant aux rémunérations, lorsqu'il s'agit de sauvegarder les rémunérations qui représentent vraiment le minimum indispensable, on ne peut pas les réduire. Là où il y a une marge, il faut faire jouer cette marge. Je dirai pour certains c'est le superflu, mais ce n'est pas pour le plus grand nombre. Ceux qui n'auraient pas à souffrir d'une diminution de temps et donc d'une diminution de rémunération, d'en souffrir dans leurs moyens indispensables, de vivre, de se nourrir, de se vêtir, de se loger et le cas échéant même d'économiser ce qui sert tout le monde. Alors cet effort vers le partage du travail doit être poursuivi. Encore une fois ici nous nous trouvons devant un exemple très intéressant. Mais il doit être fait en connaissance de cause. Il n'est pas possible de diminuer le temps de travail s'il ne correspond pas à une amélioration de la productivité.\
`Suite réponse sur la durée du travail` Je veux dire qu'il faut que la France reste dans la course internationale. Voilà tout ce que je peux vous dire, c'est d'ailleurs pour cela que je plaide au-sein de la Communauté des Dix `CEE`, c'est pourquoi je plaide ce que l'on appelle "l'espace social européen" afin d'aligner les progrès sociaux dans tous les pays intéressés. Et on commence à le comprendre, l'Allemagne `RFA` avec son doublement de chômeurs en rien de temps alors que la France est le pays industriel dont le chômage a augmenté le moins. L'Angleterre avec ses plus de 3 millions de chômeurs, les Etats-Unis d'Amérique qui viennent de dépasser les 10 % de chômeurs. Nous en sommes à 9 `%`, c'est déjà trop et nous sommes distancés par tous les autres, ce qui du point de vue français est tout de même satisfaisant même si ce n'est pas suffisant. Donc il faut que la productivité, et cela est une donnée qui je crois à CIT-ALCATEL a été intégrée dans l'accord pour que comment dirai-je, l'utilisation des machines dans le temps, dans la durée et dans l'efficacité puisse compenser le moindre temps de travail des hommes. En somme, on demande aux hommes de travailler un peu moins pour mieux partager le travail, mais on demande aux machines de travailler plus. Pour cela il faut des personnels très qualifiés et il faut de bonnes machines et je souhaite que ces machines soient le plus souvent possible françaises.\