8 novembre 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de l'inauguration des expositions consacrées à "l'orient des provençaux", Marseille, théâtre de la Criée, lundi 8 novembre 1982.

Mesdames et messieurs,
- Ce que nous célébrons aujourd'hui, c'est l'ouverture d'une ville, Marseille, et d'une région, la Provence, au monde extérieur, en l'occurence les Echelles du Levant et de Barbarie, c'est-à-dire les pays qui aux XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles vivaient sous domination ottomane, depuis la Grèce jusqu'à l'Egypte en passant par la Turquie, la Syrie et la Palestine ainsi que les pays d'Afrique du Nord, de la Libye jusqu'au Maroc.
- Les quatre expositions que je viens de visiter et les treize autres que je n'ai pas vues mais dont je connais le contenu pour avoir lu les textes et regardé les images qui s'y rapportent, racontent une belle et grande histoire : celle de l'audace, de l'imagination, de la ténacité, que bon nombre de vos ancêtres, commerçants ou négociants, navigateurs, diplomates, médecins, architectes, ont affirmé à travers le temps, parce qu'ils avaient le goût du risque, parce qu'ils croyaient en leur réussite, plus simplement encore parce qu'ils se sentaient capables, dans une compétition qui ne le cédait en rien à l'âpreté des concurrences actuelles, d'être meilleurs que les meilleurs.
- Elle montrent aussi, ces expositions, qu'on sait agir par ici, sans attendre que d'autres décident à votre place de loin et d'en haut. A cet égard, il est intéressant - et surprenant - d'apprendre à la lecture des documents que nous ont fourni les organisateurs, que la Chambre de Commerce de Marseille réglait le traitement des Consuls, la pension de l'ambassadeur de France auprès du Grand Seigneur, le Sultan de Constantinople, assurait la poste en Méditerranée, percevait les droits et organisait les contrôles au point, qui paraîtra peut-être excessif, qu'elle pouvait interdire à tout sujet français d'aller s'établir au Levant s'il n'avait pas reçu son autorisation. Mais on en mesure, à distance, le triple effet économique, diplomatique et culturel et les avantages qu'en a tiré la France toute entière.\
Les visiteurs de ces expositions apprécieront, assurément, leur riche enseignement. J'y ai vu, pour ma part, non seulement l'effort récompensé des générations d'autrefois mais aussi la permanence de leurs vertus. Ce n'est pas un mince défi que celui de Marseille et de la Provence de cette fin du XXème siècle que d'avoir pris le risque de la comparaison, et que d'avoir osé se demander, à la façon de M. Gaston Defferre dans sa préface des "orientalistes provençaux" si l'on est engagé, je cite, "sur une pente descendante", ou bien si l'on a la volonté et l'énergie d'aller vers l'avenir sans crainte.
- Vous avez apporté vous-même la réponse en rappelant que Marseille est toujours le premier port de France £ que son aéroport distribue plus que jamais les échanges en direction de l'Afrique et du Proche-Orient £ que ses universités en médecine, de sciences, de lettres, de droit, son centre international de recherches mathématiques, son centre d'immunologie, ses services de l'INSERM et du CNRS et leurs expériences en-matière d'hydrologie, de transport, de traitement, de distribution des eaux agricoles, industrielles et domestiques, ses entreprises modernes du bâtiment et des travaux publics, son équipement d'informatique et bientôt l'installation d'une antenne du Centre mondial `micro-informatique` que nous avons créé cette année et qui réunit déjà les plus grands chercheurs du monde dans cette discipline, oui, tout cela montre bien que Marseille se place au premier rang des cités actives, industrieuses, ambitieuses de notre pays.\
Si j'observe maintenant le rôle décisif joué par la Chambre de Commerce dans la longue histoire de la culture marseillaise, de ses peintres, de ses écrivains, de ses collectionneurs, il me vient à l'esprit d'autres réflexions. Ce sont peut-être des évidences mais il me semble opportun de les souligner aujourd'hui. La force d'une identité culturelle, mesdames et messieurs, se nourrit de l'aptitude d'un pays à permettre la circulation mondiale des richesses et des valeurs qui reposent elles-mêmes sur l'esprit d'initiative, d'-entreprise individuelle et le pouvoir d'imagination. Il en fallait, jadis, de la hardiesse et même de la témérité, vous venez de le dire à l'instant, monsieur le maire, pour aller défier corsaires, pirates, tempêtes en s'embarquant sur des bateaux de petit tonnage - brigantins, tartares ou corvettes - afin de maintenir ouvertes les voies d'accès du Levant !
- Mais d'abord cette remarque. Il n'y a pas d'un côté la Culture avec une majuscule, royaume de l'esprit £ et de l'autre l'économie, champ clos des intérets et des égoismes. Cette dichotomie trahirait la vérité de l'histoire, celle d'hier comme celle d'aujourd'hui. L'histoire de Marseille nous montre que nos ingénieurs, nos commerçants, nos producteurs font, eux aussi, oeuvre de culture £ et que nos créateurs, nos érudits, nos savants n'auraient guère de grain à moudre ni de formes à métamorphoser s'ils tournaient le dos à la vie sociale, économique et commerciale. Répétons-le sans nous lasser : la culture est un facteur de développement technologique, économique et social. Mais les transformations technologiques, économiques et sociales sont elles-mêmes un facteur de développement culturel. La richesse nationale ne se partage pas. L'innovation, non plus. A toutes les époques, avec des fortunes diverses, Marseille a su affronter les problèmes de la modernité, sans se dérober aux risques de la compétition extérieure. Serait-elle devenue, autrement, cette plaque tournante qu'elle est aujourd'hui et depuis si longtemps, des cultures méditerranéennes ?\
Mais il est une autre leçon que ces expositions rendent en quelque sorte palpable. C'est la fécondité sans pareil du dialogue des cultures. où ce dialogue entre le Nord et le Sud, entre l'Occident et l'Islam, pouvait-il mieux s'exercer qu'à ce carrefour de l'intérieur et de l'Outre-Mer, qu'en cette ville-fenêtre sur le monde arabe et sur tout l'Orient méditerranéen qui, pour son honneur et sans doute aussi pour le profit, le sien et le nôtre, a eu "la tentation de l'Orient". C'est ainsi qu'a écrit l'un de nos auteurs contemporains, Marseille est une embrasure pratiquée dans le corps dur de la France, "la sublime porte" par où passe tout ce qui arrivait, qui arrive encore de l'au-delà des mers : commerçants, marchandises, paroles et monnaies inconnues, idées, vivres, denrées utiles et précieuses, animaux rares, navigateurs ... Marseille est bien le port des audaces". Il est clair que cette ouverture, qui a fait l'éclatante réussite de Marseille dans les siècles passés commande de la même façon la réussite de la civilisation moderne, telle que nous la voulons ici-même.\
Encore faut-il, et l'on me permettra cette incursion dans les problèmes de l'heure, que Marseille - et la France soient aptes à affronter la compétition nécessaire. C'est à cela que doit s'appliquer notre effort. Bien des retards sont à combler, bien des décisions sont à prendre. Pas seulement par le gouvernement mais aussi par l'ensemble des forces qui font notre corps social et notre vie économique. La lutte pour l'emploi, priorité que s'est fixée le gouvernement, a permis à la France, au coeur de la crise mondiale, de freiner mieux que ses concurrents l'accélération du chômage, non que ce résultat nous suffise - il exige de nous d'autres efforts et la peine des hommes ne se mesure pas aux indices - mais il prouve au moins que notre politique a pris la bonne direction et amorcé, dans la lutte contre l'inflation comme dans la lutte pour l'emploi et pour la première fois depuis 1973, un renversement de tendance.\
Mais qu'on me pardonne cette vérité d'évidence : pour sauver l'emploi, il faut sauver les entreprises, que dis-je il faut les multiplier, les créer partout où s'élaborent de nouveaux marchés. Etant bien entendu que l'entreprise est l'affaire de tous ceux qui y travaillent et pas seulement de ceux qui la possèdent ou la dirigent, étant encore bien entendu que chacun doit y trouver son compte dans sa vie quotidienne et dans ses résultats. J'insiste, à cet égard, sur l'urgence d'investir. L'investissement est au point mort depuis six à huit ans. Mais je ne demande pas n'importe quel investissement : je veux celui qui nous met dans la course, celui qui répond aux besoins d'aujourd'hui, qui prépare les besoins de demain, celui qui produit de la richesse. Là où le gouvernement a pu agir directement, il l'a fait comme il convenait : plan textile, plan machine-outil, plan électronique, plan composants électroniques, automobile, grands travaux, économies d'énergie, recherche, réseau câblé, j'en passe. Il continue de le faire en proposant aux entreprises, un crédit moins cher, en les aidant à se désendetter, et à s'alléger de leurs charges lorsque celles-ci reposent sur des critères dépassés. Les mesures annoncées jeudi par le Premier ministre `Pierre Mauroy` vont exactement dans ce sens. Prenons pour exemple les allocations familiales. Est-il normal que les entreprises en supportent le poids, ce qui résulte, c'est vrai, d'une longue tradition française ? N'est-ce pas plutôt l'affaire de la nation dans son ensemble que de concevoir et de soutenir une grande politique familiale.\
Naturellement, cette réforme ne s'accomplira pas en un jour, ni en un an. Aussi ai-je invité le Premier ministre `Pierre Mauroy` à la mettre en oeuvre dès la prochaine session parlementaire de 1983, puisqu'il faut pour cela une loi. C'est ce qu'il a dit encore une fois jeudi `4 novembre`. Cette nouvelle, brouillée par le tintamarre qui a suivi sa déclaration, méritait selon moi, un meilleur sort, du moins dans le commentaire. Car dans la réalité, nombreux sont les entrepreneurs qui attendaient, qui se réjouissent d'une telle initiative. J'entends qu'elle parvienne à son terme, après concertation avec les partenaires sociaux et compte tenu du règlement prochain du dossier de la retraite à 60 ans. Je veux dire par là que le transfert de financement des neufs points que représentent les allocations familiales devra être achevé dans les cinq ans qui viennent. L'opération se fera par priorité et le plus vite possible pour les entreprises les plus exposées à la concurrence internationale. C'est en tout cas conforme au bon sens, à l'équité et à mes engagements de mai 1981 `élection présidentielle`.
- Et, cependant, mesdames et messieurs, l'action des pouvoirs publics serait vouée à l'échec si elle ne trouvait pas le relai des forces vives du pays. C'est à nous tous ensemble, à vous comme aux autres, de mobiliser les ressources humaines dont la France dispose, ses dons d'invention, d'innovation, de créativité. Elles sont considérables.
- Le rappel - grâce à ces dix sept expositions - de l'histoire vécue, et des succès gagnés par Marseille et par la Provence m'autorise à répéter ici qu'avec la France et les Français, tout est toujours possible dès lors qu'il s'agit du redressement national.\