3 juillet 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au journal "Nepszabadsag", organe central du Parti socialiste ouvrier hongrois, notamment sur la politique économique gouvernementale, l'union de la gauche, le commerce Est-Ouest, les relations économiques entre la CEE et les Etats-Unis, Paris, samedi 3 juillet 1982.

QUESTION.- Monsieur le Président, ma première question est la suivante : comment pourriez-vous résumer les changements qui ont marqué la vie des Français dans les domaines politique et économique depuis votre investiture ? Parmi les réformes que vous aviez envisagées, quelles sont celles qui ont pu être réalisées ? Et si vous pourriez nous dire aussi le rôle que l'union de la gauche et l'union nationale sont amenées à remplir dans la réalisation de ces réformes.
- LE PRESIDENT.- Le besoin principal de la France au-cours de ces dernières années était face aux problèmes posés par la crise économique mondiale, d'engager l'effort nécessaire dans les meilleures conditions d'égalité sociale et de juste répartition afin que les plus pauvres qui généralement fournissent le principal de la production ne reçoivent pas la petite part dans la répartition du profit national. Notre société s'était sclérosée. Un certain nombre de réformes de structures était d'abord nécessaire, sans quoi la politique économique eut été sans effet.
- C'est pourquoi nous avons tout de suite créé l'instrument de notre politique en élargissant le secteur public, ce que l'on appelle les nationalisations. Nationalisation dans le secteur industriel et nationalisation du crédit. Nous avons en même temps engagé une loi de décentralisation qui a pour objet de permettre aux Français dans leurs diverses collectivités d'agir plus directement sur la décision, le cas échéant de la prendre eux-mêmes. Bref, de diffuser la responsabilité. Troisièmement, nous voulions que les travailleurs au-sein de leurs entreprises disposent de droits nouveaux. Des droits qui existent dans la plupart des démocraties. La société française était à cet égard très en retard et nous avons engagé cette action qui s'achève maintenant. Les nationalisations sont votées depuis la fin de l'année dernière. Les premières lois de décentralisation ont été adoptées. La loi sur les droits des travailleurs dans les entreprises sont actuellement en discussion au Parlement.\
`Suite réponse` En même temps, nous avons engagé une politique ponctuelle pour combattre la récession. Un premier effort a porté sur la consommation populaire pour permettre de relancer le moteur de la prodution. Cet effort a produit certains -fruits. C'est ainsi que nous serons le seul pays d'Europe occidentale en situation de croissance économique, environ 2 %. Mais il connaît ses limites. La consommation, quand un pays n'est pas en mesure de produire les marchandises demandées, voit s'accroître des tensions inflationnistes et le déséquilibre du commerce extérieur. Nous avons donc engagé un gros effort d'investissement productif parallèle à l'effort sur la consommation avec cette difficulté, c'est que la relance par la consommation est immédiate tandis que la relance par l'investissement est plus lente. Nous sommes exactement à ce moment, nous sommes à la charnière, c'est-à-dire au moment où il faut augmenter les investissements.\
`Suite réponse` Notre inflation a baissé par-rapport à mes prédécesseurs : nous avons un point et demi de moins d'inflation annuelle. Nous nous sommes fixés pour objectif d'enrayer le chômage qui atteint deux millions de travailleurs, c'est-à-dire environ huit et demi pour cent des travailleurs. Nous y sommes parvenus mais nous n'avons pas réduit leur nombre. Nous avons simplement limité la progression. Ce n'est pas suffisant. Il est évident que le chômage se ralentira dans la mesure où nous aurons une productivité, une production meilleure. C'est pourquoi nous voulons reconquérir notre marché intérieur qui appartenait pour 23 % il y a 7 ans à des commerces étrangers et pour 35 % lorsque j'ai pris ma fonction l'année dernière. Nous voulons le faire dans-le-cadre de la liberté des échanges. Donc, il ne faut pas prendre des mesures protectionnistes. Nous voulons simplement que notre instrument productif soit meilleur. C'est pourquoi la quatrième action que nous avons menée s'appelle la restructuration de notre industrie. Nous avons fait des plans pour soutenir la sidérurgie et le textile, pour moderniser l'automobile, l'industrie du bois, l'industrie du cuir. Nous voulons créer une industrie de la machine-outil et nous mettons l'accent sur l'électronique. Voilà les principales mesures que nous avons prises jusqu'ici.\
QUESTION.- Nous savons que toute économie nationale fonctionne dans-le-cadre d'une certaine économie mondiale. Vous nous avez parlé avec le plus grand sérieux des difficultés que la crise économique mondiale qui existe à l'heure actuelle, signifiaient. J'ai lu plusieurs déclarations que vous avez faites et dans lesquelles vous avez affirmé que, de même qu'à l'époque de Léon Blum dans la lutte contre le fascisme, l'union de la gauche et au-delà l'union nationale était nécessaire aujourd'hui pour surmonter la crise.
- LE PRESIDENT.- L'union de la gauche, c'était une réunion des forces populaires et la seule stratégie que nous ayons. Celle de l'union nationale est plus ambigue. Elle relève d'une autre réalité politique. L'union des forces populaires m'est apparue comme nécessaire depuis vingt ans, époque où les partis politiques de gauche étaient très divisés et les forces syndicales rivales.
- QUESTION.- Notre collègue Rini a rappelé que, du temps de la lutte contre le fascisme avec l'exemple de Léon Blum, la crise mondiale économique nécessite...
- LE PRESIDENT.- Je disais que nous avons recherché l'union des forces populaires en langage politique, l'union de la gauche, en face de la division des partis et des syndicats. A notre façon, nous avons réalisé un Front populaire, comme Léon Blum en 1936, mais plus structuré autour d'un programme, le programme commun, et autour d'une participation de tous les partis de la gauche au gouvernement. Ce qui ne s'était pas produit en 1936. C'est la même inspiration mais ce n'est pas la même méthode. Nous continuons naturellement dans ce sens et le gouvernement est un gouvernement d'union de la gauche.
- QUESTION.- Est-ce que vous pourriez consacrer une phrase à la question de la coopération avec les communistes `PCF` ?
- LE PRESIDENT.- Ils sont au gouvernement. Ils appartiennent à la majorité parlementaire. J'ai présidé ce matin le conseil des ministres et j'avais à côté de moi un ministre communiste. Ils sont au nombre de quatre. C'est dire que nous mettons en pratique notre théorie.\
QUESTION.- Alors je passerai à la question suivante pour terminer. Comment jugez-vous les perspectives de la coexistence pacifique et, dans-ce-cadre, les possibilités, le rôle particulier de la France. Il nous semble que les éléments influents qui orientent la politique américaine à l'heure actuelle espèrent tirer un bénéfice pour leur compte dans la situation actuelle. Une véritable guerre économique est en-train de se déclencher qui ne semble pas ménager les intérêts de la France notamment. Et dans les dernières semaines, cela s'est manifesté d'une façon assez drastique. Vous en avez parlé vous-même à Bruxelles. Comment l'Europe peut-elle sortir de cette situation ? De quelle façon la France désire-t-elle agir dans ce sens et quel rôle attribuez-vous aux relations économiques dans l'atténuation de la tension ? Et est-ce que vous envisagez éventuellement d'autres mesures de confiance ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours dit que la coexistence pacifique reposait sur l'équilibre des forces. Si un pays voulait dominer l'autre par une puissance militaire supérieure, nous ne pourrions pas échapper à de nouvelles tensions. Il faut donc veiller à ce que suivent les progrès de l'armement, de la portée des armes, de leur précision et de leur effet, la négociation soit permanente entre les deux blocs pour tendre à l'équilibre des forces, sans quoi la paix sera menacée. La France fait partie de l'Alliance atlantique, elle y reste. Mais elle dispose de sa propres défense. C'est le seul pays occidental avec l'Angleterre, mais plus que l'Angleterre, qui dispose de l'autonomie de sa défense y compris l'arme nucléaire. Nous voulons préserver cette capacité autonome. Voilà pour l'aspect strictement militaire de la coexistence pacifique.
- Mais l'équilibre des forces militaires ne saurait suffire si l'on ne maintenait pas un certain volume d'échanges commerciaux, économiques. Quand l'Union soviétique installe en Europe des fusées SS 20 en grand nombre, je m'inquiète de la menace que cela représente et je veille à ce que cela soit compensé par un armement correspondant. Et pour cela, j'encourage à ce que la négociation engagée à Genève se poursuive rapidement en souhaitant qu'elle aboutisse à un accord de réduction des armes à un niveau plus bas. Je me suis opposé à l'embargo, sorte de blocus, sur les échanges commerciaux avec l'Union soviétique parce que cela me paraît une mauvaise méthode. D'abord, le volume de nos échanges n'est pas considérable. De plus, tout blocus économique crée une tension qui peut conduire à des tensions de caractère militaire. Je suis donc très prudent là-dessus même si j'admets que certaines restrictions dans les périodes de tension puissent avoir lieu pour des produits dits stratégiques.\
Quant à la guerre économique que se livrent les puissances occidentales entre elles, il est certain que dans une période de pénurie de l'énergie ou s'il y a menace d'énergie dans le sol national et que l'on doive s'approvisionner à l'extérieur, en pétrole notamment, on est soumis aux fluctuations de la monnaie qui sert à acheter ce pétrole. Si les Américains jouent avec leur monnaie comme ils le font, ils mettent en péril les économies voisines comme ils les mettent en péril avec des taux d'intérêt de l'argent qui n'ont aucune réalité économique. J'ai observé de la part des Américains un certain nombre de mesures récentes, non seulement sur les taux de change, sur les taux d'intérêt mais encore des mesures de restriction sur les importations aux Etats-Unis d'Amérique de l'acier en-particulier, sur l'aviation, toute une série de dispositions qui marque une volonté des Etats-Unis, une volonté très égoiste. Bref, il faut qu'un pays comme le mien puisse parler avec franchise à tous ses partenaires. Je l'ai dit à des tribunes internationales.
- Quant aux moyens qu'emploiera la France pour se défendre dans ce conflit, laissez-moi les garder pour moi. A cela près que la première réponse, la seule que je vous ferai, c'est que la France va s'équiper de plus en plus pour être capable d'assurer par ses propres moyens le maximum de ses besoins. Nous chercherons en même temps à diversifier nos échanges en-particulier avec le tiers monde, pays avec lesquels nous avons déjà de forts courants commerciaux. Le cas échéant, avec des pays comme le vôtre, si, bien entendu, la situation économique de votre pays le permet, avec d'autres pays naturellemet, tous ceux qui sont d'accord pour s'ouvrir à la négociation internationale.\
QUESTION. Qu'attendez-vous en fait de ce voyage, de votre voyage en Hongrie. Vous êtes déjà venu en Hongrie en 1967, vous avez vu M. Kadar en 1978. Nous sommes très heureux de pouvoir vous accueillir en tant que Président de la République. Quelles sont, à votre avis, les possibilités de développement de nos relations au-plan matériel et spirituel ?
- LE PRESIDENT.- Au-plan matériel, c'est un dossier sur lequel nous sommes penchés actuellement. Nous avons très peu d'échanges. Il suffit d'un petit effort pour les améliorer, échanges de marchandises et échanges culturels. J'aurais d'ailleurs dû vous dire tout à l'heure que la dimension culturelle faisait partie des objectifs principaux dans notre politique intérieure. C'est un budget que nous avons constamment augmenté. J'ai déjà pu me faire une idée de la richesse intellectuelle et historique de la Hongrie. C'est un pays qui a une culture, des modes d'expression originaux qui représentent un aspect singulier même dans le monde, en tous cas en Europe. Il est très important qupour la France de mieux le connaître, comme il est important pour la France de mieux diffuser sa propre culture en Hongrie. J'ai apprécié la personnalité du président Kadar et je crois comprendre le sens de ses efforts pour assumer la réalité de son pays et de ses habitants. C'est certainement une des expériences les plus originales et les plus intéressantes qui sont à l'heures actuelle engagées en Europe. J'ai eu la possibilité de le connaître ainsi que quelques-uns des principaux dirigeants hongrois. Je ne peux qu'apprendre des choses utiles pour mon pays en allant les voir.
- QUESTION.- Est-ce que vous désirez adresser un message à travers notre journal à l'opinion publique hongroise ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je compte sur vous pur cela. Je le ferai aussi à la télévision. Je veux que le peuple hongrois sache que je viens en ami, que j'ai beaucoup de considération pour lui, de respect pour lui, que je ne viens pas simplement en ami en paroles ou simplement le temps d'un voyage. Certes, nous sommes différents, nous appartenons à deux parties très différentes de l'Europe, mais plutôt que d'en conclure qu'il faut cultiver nos différences, il faut rechercher ce qui est complémentaire et je vois dans le peuple hongrois une tradition et un présent irremplaçables. C'est le cas depuis plusieurs siècles. Le peuple hongrois qui a beaucoup souffert naguère démontre aujourd'hui qu'il est aussi une grande réalité dans le présent. Voilà ce que je dirai aux Hongrois.\