5 juin 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Rapport de M. François Mitterrand, Président de la République, présenté au sommet des pays industrialisés, intitulé "Technologie, emploi et croissance", Château de Versailles, samedi 5 juin 1982.

Nous sommes réunis, ici, nous qui représentons sept pays parmi les plus riches de la planète pour réfléchir ensemble pendant deux jours à la situation économique et politique du moment. Nous n'avons pas à décider entre nous de l'avenir du monde, pas plus que nous n'avons à défendre nos intérêts aux dépens de ceux des absents. Mais les moyens que nous détenons nous donnent, à nos yeux et aux yeux des autres, une responsabilité collective pour le présent et l'avenir. Il importe d'y réfléchir, afin de définir ensemble les grandes lignes d'une action qui devrait nous rassembler pour la -défense des valeurs qui nous sont communes.
- Examinons d'abord les faits.
- Dans le monde en crise, nos sept pays ne sont pas épargnés. Et la tendance n'est pas à l'amélioration : depuis le sommet d'Ottawa, cinq millions d'hommes et de femmes ont perdu leur emploi, chez l'un et l'autre d'entre nous. La production, l'investissement et les échanges stagnent, le protectionnisme menace, les monnaies s'installent dans le désordre, les taux d'intérêt atteignent des niveaux empêchant toute croissance créatrice d'emploi. L'égoisme devient la règle.
- Dans les pays du sud, les conditions de survie se sont aggravées : près de 30 millions d'êtres humains sont morts de faim.
- Mais, si l'on veut bien regarder, le bilan de cette année n'est pas entièrement négatif et des signes plus encourageants existent : l'inflation se ralentit, la productivité augmente £ dans certains pays, dont le mien, la croissance a repris et le chômage a cessé d'augmenter.\
Voyons maintenant plus loin : l'avenir dépend de notre volonté politique. La crise peut être dépassée si nous croyons en notre propre devenir, si nous refusons la fatalité qui stérilise les innombrables talents et les capacités de création, si nous unissons nos efforts.
- Mais l'ampleur de la transformation nécessaire doit aller bien au-delà de ce que chacun peut pour lui-même.
- La crise dépasse le -cadre des Etats : c'est donc seulement ensemble que nous pouvons maîtriser la mutation dont je parle, ensemble, que nous pouvons préparer l'avenir.
- Si nous étions dans un monde idéal, le système monétaire international `SMI` serait stable, le protectionnisme serait banni, chaque nation commercerait avec les autres sur une base équilibrée, aucun monopole ne s'opposerait à l'émulation de la concurrence, les taux d'intérêt seraient bas, le nord et le sud uniraient leurs efforts pour l'épanouissement de leurs cultures et des libertés. Ainsi seraient remplies les conditions économiques adaptées au développement d'une alliance forte. Notre action commune serait aisée à définir.
- Tel n'est pas le cas aujourd'hui. C'est pourquoi nous réfléchirons aux moyens d'organiser une croissance équilibrée, de réduire le chômage, d'enrayer les protectionnismes, de construire un système monétaire stable et de donner au Sud les moyens de son développement.\
En attendant d'y parvenir, faut-il se contenter d'un constat d'impuissance ? Certainement pas. Ce serait une vue hâtive et fausse. Non seulement nous avons le devoir d'examiner ensemble, pour les résoudre, les problèmes posés par la crise et, pour cela, de s'accorder sur sa -nature et sur ses causes, mais encore il reste à explorer de vastes champs ouverts à nos efforts communs. Parmi eux, celui qu'offrent la science et la technologie, dont l'évolution rapide entraîne le bouleversement de nos sociétés et risque de se retourner contre l'homme lui-même dont pourtant elles procèdent, si celui-ci ne s'en assure pas la maîtrise.
- Certes à cette interrogation se consacrent déjà nombre d'entreprises privées et publiques et chacun de nos pays. La France y a sa part. Mais si nous percevons les enjeux de la révolution industrielle qui commence sommes-nous sûrs d'avoir mis tous les atouts dans notre jeu ? Il manque l'atout maître qui seul nous donnerait la cohérence et la solidarité de notre action. Je vous invite à y réfléchir.\
Un élan vital porte l'humanité vers de nouveaux champs de développement.
- où en est aujourd'hui le progrès technique et que peut-il changer, dans les dix ans qui viennent, à la crise que nous traversons ? Depuis cinq ans il s'est accéléré, dans la biotechnologie et dans l'électronique. Les domaines nouveaux apparaissent sans limites : le temps, l'espace, la matière vivante.
- 1) Les biotechnologies devraient faire reculer la faim, la maladie, la surpopulation.
- Demain, l'utilisation conjointe de la biochimie, de la microbiologie et du génie génétique permettra l'exploitation industrielle des micro-organismes et transformera des secteurs économiques entiers : non seulement la chimie et le médicament, mais aussi l'alimentation et l'énergie.
- C'est l'alimentation qui bénéficiera le plus, à moyen terme, des découvertes biologiques. Leur utilisation accroîtra, en effet, considérablement les rendements et économisera les engrais, dont la production est aujourd'hui coûteuse en énergie. Grâce-à ces techniques, une nouvelle industrie agro-alimentaire est en-train de naître. Elle transformera toutes les conditions de la production agricole.
- La microbiologie économisera l'utilisation des protéines par l'agriculture. Une telle évolution, par laquelle les protéines seront prioritairement destinées aux besoins des hommes, autorisera de grandes espérances pour la sécurité alimentaire du tiers monde.\
2) L'électronique multiplie les capacités de production et de création de nos économies.
- La micro-électronique, les nouveaux matériaux composites, les fibres optiques, modifieront en profondeur d'anciennes industries (télécommunications, transports, mécanique) et en créeront de nouvelles (robotique, bureautique).
- C'est déjà le cas : en dix ans, la capacité des circuits électroniques intégrés a été multipliée par cent et leur coût divisé par mille £ ce progrès va s'accélérer. Le développement des mémoires de masse, l'utilisation du vidéodisque à laser, augmentent la puissance de l'informatique, réduisent les coûts de production et créent de nouveaux biens de consommation. Des produits qui n'existaient pas en 1975 deviennent accessibles à de plus en plus de personnes (ordinateurs personnels, magnétoscopes, vidéodisques) et leur marché sera décuplé d'ici en 1990).
- La robotisation de l'industrie a commencé dans nos pays. Plusieurs milliers de robots sophistiqués sont disséminés dans le monde. Ils augmentent la productivité dans biens des secteurs d'activité (automobile, construction électrique et électronique, nucléaire...). Avant la fin de la décennie leur parc sera multiplié par dix à douze et ils accompliront des tâches de plus en plus complexes, changeant l'organisation du travail et posant d'une façon radicalement différente le problème de l'emploi.\
3) Les moyens énergétiques évolueront rapidement au-cours des deux prochaines décennies.
- Les techniques telles que les bioénergies, la géothermie ou l'énergie solaire apporteront une importante contribution aux ressources déjà exploitées. L'énergie nucléaire bien maîtrisée modifiera le fonctionnement de plusieurs secteurs-clefs de nos économies et le progrès chimique, les conditions d'exploration, d'extraction, de transport, de stockage et d'utilisation des hydrocarbures.\
4) Enfin de nouvelles dimensions s'offrent à l'intelligence.
- Je voudrais ne prendre ici que quelques exemples.
- L'exploration océanographique permettra d'exploiter des gisements encore mal connus de ressources naturelles, d'énergie et de minerais.
- L'exploration spatiale multipliera nos moyens de communications. Dans dix ans, plusieurs centaines de satellites permettront de constituer des grilles complètes d'observation de la terre et de développer des systèmes de communications évolués.
- Avec ces nouvelles technologies de la communications une autre forme de civilisation s'instaure. La prolifération et l'interdépendance des systèmes d'information électroniques agiront sur notre univers quotidien, nos modes de relations, nos systèmes de valeurs : dans dix ans, il y aura plusieurs dizaines de millions d'ordinateurs personnels. Magnétoscope, caméra vidéo, télévision reliée par câble constitueront des objets familiers dans les foyers. Avec la "monnaie informatique", permettant l'achat et la vente à distance, ce seront les actes et les relations habituelles du consommateur qui se trouveront modifiés.
- Déjà la communication se mondialise. Une même série télévisée, un même événement politique ou sportif, sont regardés dans plus de cent pays.
- Déjà l'orientation moderne des voies traditionnelles de diffusion du savoir et de l'information modifie brusquement l'ensemble des relations entre personnes, entre groupes sociaux, entre nations, entre régions du monde.
- En quoi ces changements, parmi d'autres, transforment-ils les enjeux auxquels nous avons à faire face ?
- En augmentant nos pouvoirs sur la matière, sur le temps, sur l'espace, la révolution technologique commande l'évolution de nos économies, de nos modes de vie et de pensée, de nos systèmes de référence.
- Elle pèsera, de façon heureuse ou dangereuse, sur le chômage, l'inflation, la croissance selon la façon dont on la conduira.
- Sans attendre, il importe de puiser pour la démocratie et pour la paix dans l'immense réservoir de la connaissance.\
Puiser dans l'immense réservoir de l'intelligence humaine.
- Face à ces bouleversements, l'attentisme ou l'égoisme accentueraient les perturbations, les nuisances, les violences, les déséquilibres, les conflits. Tout doit être fait chez chacun d'entre nous et par une grande coopération économique pour que le progrès constitue un moyen de paix et de prospérité, pour éviter qu'il ne produise d'abord comme par le passé chômage et récession. Je vous propose cinq thèmes de réflexion et d'action.
- 1) Créer le plein emploi en maîtrisant le contenu du travail.
- Le progrès technologique ne peut pas se diffuser dans un contexte de chômage, qui crée un environnement pessimiste, qui suscite des comportements de repli, qui détruit la confiance. C'est pourquoi la lutte contre ce fléau, par nos politiques économiques concertées, est une priorité.
- Certains craignent que le progrès n'aggrave le chômage qui nous frappe. Ayant réfléchi à cela, je peux vous dire mon optimisme à moyen terme.
- Le progrès n'est un danger que pour ceux qui ne savent pas matriser la transition qu'il impose entre des activités en déclin et des activités nouvelles. Pour les autres il est une chance.
- Il est vrai que son effet sur l'emploi en termes quantitatifs est difficile à appréhender : la révolution technologique est à la fois créatrice d'emplois, par le développement de nouveaux secteurs, et destructrice d'emplois, par l'automatisation de certaines activités.
- Dès 1990, 20 % de la production de masse seront réalisés par des machines d'assemblage automatique, réduisant le nombre d'emplois et particulièrement les plus pénibles dans l'industrie. Les activités tertiaires telles que les banques et les assurances seront aussi touchées. Au total, une suppression de plusieurs millions de postes de travail pourrait en résulter d'ici à 1990, dans les esuls pays industrialisés.
- Nous devons donc nous donner les moyens de gérer cette mutation afin que les technologies ne suppriment pas plus vite les emplois qu'elles n'en créeront. Nous devons raccourcir les délais de cette inévitable transition.
- Si l'on s'y prépare, les nouvelles technologies susciteront la création d'emplois autant sinon plus qu'elles n'en supprimeront, non seulement par la production de nouveaux biens industriels, mais également par les services associés (distribution, ingénierie, conseil, formation, activités de loisir...) à condition de savoir les organiser, et par les effets d'entraînement qui auront lieu dans des secteurs tels que la métallurgie, la sidérurgie, la mécanique, la chimie...\
`Créer le plein emploi en maîtrisant le contenu du travail ` suite`
- Le problème qui nous est donc posé est celui d'une substitution ordonnée et rapide de nouveaux emplois aux anciens. Je ferai plus loin à ce sujet des suggestions.
- Cette substitution ne pourra être seulement quantitative. Elle s'accompagnera d'une profonde évolution du contenu du travail et de son organisation. Elle donnera à la diminution du temps de travail une autres signification. Nécessité économique, sociale et culturelle, elle deviendra un des instruments de la politique économique en contrepoint des gains de productivité.
- On sait que les risques de déqualification, d'uniformisation des tâches, d'isolement, inquiètent à-juste-titre les travailleurs. Faute de savoir comment nos sociétés s'adapteront aux mutations technologiques, nous risquons de maintenir nos nations dans un -état de refus frileux du progrès ainsi qu'en témoigne le ralentissement de nos investissements.
- C'est pourquoi nous devons ensemble investir dans tout ce qui touche à l'environnement du travail et à l'adaptation des connaissances pour que le progrès social accompagne le progrès technique.\
`Créer le plein emploi en maîtrisant le contenu du travail ` suite`
- Dans cette perspective, trois lignes d'action, me semble-t-il, s'imposent à chacun de nous.
- Le soutien de la demande afin de favoriser le développement des marchés pour les nouveaux biens et services de consommation incorporant les progrès technologiques.
- La stabilisation des taux d'intérêt et des taux de change. Je n'y insisterai pas ici car ce sera l'objet essentiel du reste de nos discussions.
- Un effort accru de formation et de mobilité professionnelles. L'organisation et le contenu du travail seront déterminés, je l'ai dit, par la diffusion des techniques nouvelles. L'exercice de plusieurs métiers au-cours d'une vie de travail sera une des caractéristiques majeures de nos sociétés dans les années à venir.
- Or à ce sujet tout reste à faire. Dans les pays les plus développés, la progression du nombre d'ingénieurs et de techniciens formés a été considérablement réduite. En 1980 les dépenses publiques et privées de formation professionnelle ne représentaient même pas 1 % de notre PNB commun. Ce qui paraissait suffisant dans un contexte d'expansion soutenue et de stabilité de l'organisation du travail devient impropre à l'organisation de la mobilité et à la diffusion des connaissances.
- Un tel effort est une condition nécessaire pour que le progrès soit assumé et rendu acceptable pour toutes les forces du travail.
- Sans cet immense effort de formation, dont doivent bénéficier les salariés de tous les secteurs, de tous les âges, hommes et femmes, du haut en bas de l'échelle des qualifications, seul un petit nombre de privilégiés sera à même de comprendre et d'agir sur le monde, au dépens d'un gaspillage dramatique de la capacité créatrice des autres.
- Il nous appartient dès lors de lancer une politique active de formation et d'adaptation de nos savoir-faire.
- Le contenu du travail sera modifié en qualité et en quantité dans le sens de l'amélioration de la condition des travailleurs, si nous en prenons les moyens, notamment en assurant et en développant la concertation avec les intéressés et leurs organisations.
- Ce mouvement n'est possible que si l'éducation, la culture et l'environnement accompagnent le progrès scientifique et économique, en lui donnant une âme, un projet, un sens.\
2) Favoriser le dynamisme industriel
- Les bases de départ existent. Il devient possible de surmonter la récession, de rompre le mouvement de baisse des gains de productivité, et d'ouvrir de nouveaux marchés.
- En 1990 les activités situées au-coeur de la révolution technologique (circuits intégrés, bureautique, robotique, nouvelles applications télématiques, nouveaux biens, grand public, espace, génie biologique, offshore, énergie, nouveaux matériaux) auront triplé leur place relative dans la production de nos pays.
- A cette même date les industries à haut contenu technologique (télécommunications, aéronautique-espace, produits médicaux et pharmaceutiques, énergie, chimie, transport) représenteront près d'un tiers de la production industrielle des Sept £ elles constitueront un facteur de croissance auquel s'ajoutera l'ensemble des activités servant au fonctionnement ou à l'utilisation des biens et services produits par ces secteurs (formation, recherche et développement, distribution, programme, etc.).
- L'automatisation rapide de la production industrielle devrait provoquer des gains de productivité de plus de 10 % par an, condition indispensable au succès des politiques anti-inflationnistes.
- Pour cela, les conditions d'un nouveau dynamisme industriel doivent être réunies : un effort d'investissement et une concurrence garantie.\
`Favoriser le dynamisme industriel ` suite`
- a) Relancer l'effort d'investissement industriel
- Les politiques dites d'austérité freinent le progrès technologique en décourageant les investissements à long terme créateurs d'une nouvelle demande, alors qu'il nous faut répondre à la révolution technologique en encourageant les investissements industriels privés et publics.
- C'est une mobilisation sans précédent du capital vers l'industrie et la recherche que nous devrons réaliser. Cet effort d'investissement correspondra à un prélèvement supplémentaire annuel très important sur les ressources disponibles du marché international des capitaux. Nos marchés monétaires et financiers auront à y répondre. Aussi faut-il que les taux d'intérêt internationaux soient raisonnables afin de rendre possibles ces investissements et que nos taux de change soient stabilisés, grâce-à une coopération entre les principales monnaies permettant de reconstruire un système monétaire international ordonné. Cette question occupera assurément nos discussions et nous en reparlerons cet après-midi.
- Les investissements et marchés publics (communications, transport, énergie...) par leur ampleur et parce qu'ils peuvent s'appuyer sur un projet global, ont un rôle moteur à jouer. Nous échangerons nos points de vue et pourrons amorcer une coopération sur ce thème.\
`Favoriser le dynamisme industriel ` suite`
- b) Garantir la concurrence
- La concurrence est un facteur essentiel de la croissance et du progrès technique. Or elle posera des problèmes très différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui.
- Dans le domaine des biotechnologies, par exemple, plus d'un tiers des produits étant fabriqué par des firmes en situation de monopole mondial, le déséquilibre va s'accentuer. De même, dans le domaine de l'électronique avancée, huit firmes contrôlent déjà 70 % du marché des circuits intégrés. Cette concentration s'accentuera.
- L'innovation technologique reste pourtant pour l'essentiel le fait de petites et moyennes entreprises privées et c'est heureux. Mais elle s'intègre dans un système de production de plus en plus complexe et, les conditions traditionnelles de la concurrence modifiées, les courants d'échanges deviennent source de plus grande tension, les -rapports de force entre firmes, entre régions du monde, entre marchés s'exacerbent. Il nous faut y réfléchir. Je proposerai plus loin des voies d'action.\
3) Lutter contres les déséquilibres Nord-Sud
- Enfin, il faut mettre les découvertes technologiques récentes au service des pays du sud. Elles aideront concrètement, comme je l'ai déjà dit à propos des biotechnologies, à réduire leur dépendance énergétique et alimentaire.
- Certes on ne peut se dissimuler qu'elles susciteront aussi, pour eux, des menaces nouvelles : instabilités et dépendances.
- Par exemple, les biotechnologies développeront des substituts aux matières premières et énergies traditionnelles risquant d'aggraver l'-état des pays pauvres producteurs de matières premières. La création de nouveaux matériaux, plus tard l'exploitation des nodules polymétalliques (cobalt, nickel, manganèse, cuivre), l'absence d'une répartition équittable des fonds marins menaceront les pays qui dépendent fortement des exportations de minerais. Nous devons donc accélérer les transferts de technologies vers le sud, tout en développant l'organisation des marchés mondiaux.
- On réfléchira non seulement aux moyens de transférer vers eux nos technologies en les adaptant, mais aussi de rassembler les conditions qui permettront la naissance de technologies directement centrées sur leurs réalités propres : c'est à cette condition que le développement autonome de leur agriculture, de leur industrie, de leurs services est possible.
- Enfin, s'il est de l'intérêt des pays industrialisés que l'immense marché des pays du sud s'ouvre à la révolution technologique, il faut que la science et la technique apportent à ces pays les conditions de la survie et de la dignité en protégeant et en mobilisant leurs ressources naturelles et leur environnement : augmenter les productions nationales d'énergie, arrêter l'extension des zones incultivables, arrêter la disparition d'espèces végétales et animales et la dégradation des sols, lutter contre les causes et les effets dramatiques d'une concentration urbaine, qui s'accroît à un rythme sans précédent.
- Pour cela les moyens dont disposent les institutions multilatérales d'aide à la recherche technologique devront être orientés vers les besoins du sud. Je proposerai des voies d'action permettant aux pays du sud de maîtriser de nouvelles technologies.
- Bref, il est possible de se servir de la recherche scientifique et technique pour la mise en valeur globale du patrimoine commun aux pays du nord et du sud.\
4) Vaincre les tentations de repli sur soi
- Alors que le commerce mondial s'est ralenti, les produits incluant de la haute technologie occupent une part croissante de son volume. Il nous faut surmonter cette contradiction.
- Le progrès technique créera de nouvelles occasions d'échange. Mais le protectionnisme trouve, dans la -nature même des produits hautement technologiques, des moyens nouveaux de s'exprimer (normes, procédures d'agrément...). Le développement technologique dans son ensemble peut provoquer à court terme des réactions de repli, des désirs d'isolement, contraires, à moyen terme, aux intérêts de tous les pays. Il convient de coopérer pour que le protectionnisme ne finisse pas par l'emporter.\
5) Construire une nouvelle civilisation
- Une nouvelle civilisation commence là où la multiplication des moyens aide à libérer les hommes de la double contrainte de la distance et du temps, à échanger, communiquer. L'inter-relation des réseaux conduit les sociétés les plus diverses à entrer en communication, à mieux se connaître, à mieux se comprendre.
- L'impact des nouvelles technologies sur la civilisation de la ville est encore mal connu : on veillera à ce que le développement des moyens de transport, la prolifération et l'interdépendance des systèmes d'information, la mise en place des réseaux câblés, les nouvelles techniques de l'habitat, rendent les villes plus accueillantes pour tous et rompent l'isolement des campagnes.
- L'enjeu est là, immense, car en l'absence d'un puissant mouvement d'échanges un risque d'uniformisation pèsera sur toutes les cultures et toutes les langues.
- La communication se concentre en effet dans tous les pays. Quelques firmes s'approprient l'ensemble des réseaux nécessaires à la diffusion électronique. En les maîtrisant elles influencent en retour les media traditionnels : le cinéma, la presse ou la télévision. L'essentiel des nouvelles activités dans lesquelles s'engagent la plupart des firmes (production, stockage, traitement de l'information) suppose de très lourds investissements qui conduisent à une forte concentration.
- Déjà, les deux premières banques d'images alimentent la quasi-totalité des stations de télévision dans le monde, plus des trois-quarts des informations de presse émanent de cinq agences. Généralisée, cette tendance naturelle conduira, dès la fin de la décennie, au contrôle de l'industrie mondiale de la communication par une vingtaine de firmes.
- En coopérant, nous éviterons que l'information ne soit accumulée et traitée par un petit nombre de firmes et de nations disposant des systèmes de traitement et de stockage les plus rapidement mis au point.
- Plus généralement, la diffusion d'informations élaborées et contrôlées par quelques pays dominants pourrait faire perdre leur mémoire ou leur souveraineté aux autres, remettant ainsi en cause les libertés de penser et de décider.\
Propositions pour un développement concerté de l'économie mondiale
- Et maintenant que faire ? Je souhaite que nous réfléchissions à un ensemble de mesures capables de mettre en oeuvre rapidement, chez chacun d'entre nous et en commun, les principes que je viens d'exposer.
- Non que je vous demande d'en décider aujourd'hui £ mais qu'au moins on puisse lancer, dans l'année qui vient, l'indispensable action commune.
- Sans cela, chacun se repliera sur lui, les batailles commerciales s'aggraveront, les protectionnismes s'installeront. Nul n'y gagnera rien.
- Le passé prouve la réalité de ces dangers. Lors de chacune des deux précédentes révolutions industrielles que l'Occident a connues, on a assisté dans un premier temps à la montée du chômage, du protectionnisme et de l'inflation.
- Puis, en un second temps, dans les pays les mieux préparés, les forces sociales du changement l'ont emporté, la croissance et la stabilité sont revenues, les investissements ont repris.
- Nous risquons aujourd'hui, si l'on n'y prend garde, d'assister à la même succession d'événements : la nouvelle révolution industrielle a commencé d'aggraver le chômage, l'inflation, les difficultés financières et les inégalités. Cela durera longtemps si nous ne décidons d'y mettre un terme.
- Aucun de nous, malgré les différences de point de vue qui nous séparent, ne peut s'y résigner. Tous, avons le devoir de faire en sorte que la transition s'achève au plus tôt. Nous en avons les moyens car nous pouvons prévoir, organiser le changement, coordonner les mutations. C'est pourquoi j'ai tenu à aborder avec vous ce sujet.
- Je vous propose :
- de lancer un programme concerté de croissance sélective par la technologie £
- d'accorder une priorité commune à l'emploi et aux conditions de travail £
- de favoriser ensemble l'épanouissement des cultures.\
Première proposition : lancer un programme concerté de croissance par la technologie
- Six grandes orientations constitueront une voie assez large pour que nous puissions nous y engager :
- 1) Des objectifs globaux : les fixer en pourcentage du PNB pour 1985 et 1990 et échanger nos vues sur les politiques nationales de recherche - développement complétant au besoin par des objectifs sectoriels et en tirant parti des travaux déjà entrepris dans les institutions internationales, notamment l'OCDE.
- 2) Des actions prioritaires de coopération technologique entre firmes privées et publiques et entre nations. Et ce dans les domaines suivants nécessitant de forts investissements de départ : énergie nouvelle, télécommunications, robotique, nouveaux matériaux, matériaux composites, électronique, intelligence artificielle, espace, biotechnologies, technologies agricoles plus particulièrement destinées au tiers monde.
- Un comité de développement pour chaque projet retenu, pourrait être mis en place. Il comprendrait les organismes concernés des pays participants. Un effort minimum d'investissement par pays serait fixé.
- 3) L'innovation : l'accélérer sous toutes ses formes en mettant au point les procédures utiles. Faciliter la création de nouvelles entreprises, la coopération entre les firmes des différents pays et définir les politiques communes contre les pratiques monopolistiques et les obstacles à la concurrence.
- 4) Création progressive d'un marché mondial de technologie (normes, brevets).\
`Lancer un programme concerté de croissance par la technologie ` suite`
- 5) Initiatives conjointes pour assurer aux pays du sud la maîtrise des nouvelles technologies. Accroissement de la recherche - développement dans les domaines intéressant particulièrement ces pays, essentiellement l'éducation, la formation, l'alimentation et la santé dans-le-cadre d'accords de co-développement £ création de centres de recherches et promotion des échanges de chercheurs £ croissance des énergies nationales par des organismes spécialisés au sein de la Banque mondiale. On accélèrera enfin la mise en oeuvre des orientations définies par la conférence des nNations unies pour la science, la technique et le développement.
- 6) Enfin, il conviendra, aussi vite que possible, de stabiliser le système monétaire international dont l'imprévisibilité freine les investissements. Pour cela il faut rechercher les voies et les moyens d'un renforcement de la coopération monétaire équilibrée entre les trois pôles européen, américain et japonais dans la perspective d'un retour à des taux de change stables et économiquement corrects.
- La préparation de ce programme pourrait s'inspirer des méthodes utilisées dans diverses formules de coopération : réseaux de centres de recherches pour une large diffusion de l'information (météorologie, environnement, océanographie), établissement de règles et de normes communes, actions bilatérales dans-le-cadre d'un programme multilatéral (programme international de développement des télécommunications, programme météorologique mondial), formules de projet "à la carte" (programmes scientifiques de l'UNESCO).\
Deuxième proposition : mettre la technologie au service de l'emploi et des conditions de travail
- 1) Mettre en place un vaste dispositif de formation, pour la mutation des emplois dont j'ai parlé pour accélérer la transition de la révolution industrielle. A cette fin :
- Organiser dès 1983, dans chacun de nos pays, avec les méthodes propres à chacun, un dispositif spécifique de formation aux nouvelles technologies telles l'informatique, la biologie et les métiers nouveaux (télécommunications, sciences de la vie, ingénierie, loisir) selon les trois axes suivants :
- priorité à la formation des ingénieurs et des techniciens £
- action de formation des jeunes chômeurs de 16 à 18 ans £
- action de conversion aux nouvelles technologies des travailleurs en-cours de carrière.
- Demander à l'OCDE de préparer dans les six prochains mois un programme spécial d'échanges et de coopération en-matière de méthode de formation et de conversion.
- Demander à l'OIT de mettre en place un observatoire afin de suivre l'évolution des métiers concernés par les nouvelles technologies.
- 2) Il faut également tirer parti des nouvelles technologies pour améliorer les conditions de travail et de vie. Je vous suggère de :
- développer la coopération et la recherche sur l'organisation du travail, les conditions de travail liées aux nouvelles technologies, et les effets des nouvelles technologies sur la durée du travail et sur sa possible réduction £
- établir avant le prochain sommet un programme d'évaluation des expériences positives et négatives menées dans les villes et des effets sur le mode de vie urbain de changements technologiques tel le câblage, les nouveaux modes de transport et d'habitat.\
Troisième proposition : favoriser ensemble l'épanouissement des cultures. Sur trois thèmes :
- 1) L'école.
- Peu à peu, la révolution de l'informatique remonte aux sources de l'éducation, aux premières années de la vie scolaire. Nos systèmes d'enseignement, tout en gardant les traditions qui leur sont propres, vont s'en trouver profondément bouleversés avec des menaces et des espérances. Pour mieux faire face à ces transformations il conviendra de :
- mener un effort conjoint en vue de définir les systèmes d'enseignement adaptés à chaque pays et de réfléchir ensemble aux moyens par lesquels nos systèmes scolaires seront en harmonie avec leur environnement £
- élaborer au niveau mondial une famille de langages informatiques simples £
- agir conjointement pour développer l'usage de l'ordinateur à l'école afin de former très vite les jeunes aux objets de leur vie quotidienne de demain et aux exigences de leur métier futur.\
`Favoriser ensemble l'épanouissement des cultures ` suite`
- 2) Les communications et les langages
- Le développement de l'enseignement et de la recherche dans le domaine des langues et de la communication est indispensable pour résister au puissant mouvement d'uniformisation que j'ai évoqué. Nous pourrions :
- instituer au-sein de l'université des Nations unies un réseau mondial reliant tous les centres d'enseignement de formation et de recherche consacrés aux langues et à la communication. Ce réseau faciliterait le développement, dans les divers pays intéressés, des actions suivantes : l'étude des langues, le rôle des langues nationales dans la diffusion des technologies, les lexiques multilingues sur ordinateurs, les programmes de traduction automatique pour les langues autres que les langues principales, la formation de spécialistes de la communication £
- lancer une grande encyclopédie de toutes les cultures du monde : on peut aujourd'hui envisager de créer des outils de diffusion à grande échelle des cultures fussent-elles très locales £ chaque nation recueillant en son-sein ce qui lui semble être l'essence de son identité culturelle £ les moyens de diffusion seraient, outre les livres :
- - un ou plusieurs satellites, placés sous contrôle de l'UNESCO, offrant une diffusion régionale d'émission TV £
- - un grand centre informatique, par exemple celui de l'Agence spatiale européenne `ESA` qui pourrait être le serveur d'une base de données bibliographique interrogeable sur les grands réseaux télématiques mondiaux.\
`Favoriser ensemble l'épanouissement des cultures ` suite`
- 3) Une charte de la communication.
- Je pense qu'une négociation devrait être menée par étapes dans les instances internationales, en vue de préparer une charte mondiale de la communication aujourd'hui si difficile. Elle pourrait s'organiser autour de cinq principes :
- affirmer le respect de la diversité des langues :
- promouvoir l'harmonisation des législations en-matière d'information, de propriété intellectuelle, de droit contractuel, de protection des libertés individuelles £
- inciter à la détermination de règles communes pour les échanges internationaux de données £
- Protéger la souveraineté des Etats et leur intégrité culturelle menacée par les nouvelles technologies £
- garantir aux pays du sud les moyens de maîtriser leurs moyens de communications et les messages qu'ils véhiculent.\
`Favoriser ensemble l'épanouissement des cultures ` suite`
- 4) Une exposition mondiale "pour une image présente du futur".
- Il s'agit d'illustrer le rôle du développement technologique comme facteur de rapprochement entre les peuples.
- La France serait prête à organiser cette exposition en 1989.
- Il me reste, avant de conclure, à préciser les conditions de la mise en oeuvre concertée des propositions que je viens de vous présenter :
- un groupe de travail de huit personnalités créé par nous dès le lendemain de ce sommet recevrait pour mission de dégager quelques priorités en s'inspirant des propositions contenues dans le présent rapport de votre discussion £
- ce groupe travaillerait en consultation avec les institutions internationales compétentes, notamment l'OCDE, et présenterait son rapport avant le 31 décembre £
- les conclusions du rapport et les actions qui en résulteraient seraient examinées au prochain sommet des pays industrialisés qui se tiendra en 1983 aux Etats-Unis d'Amérique.\
Si nous réussissons, par notre action commune, à entreprendre ces projets, aurons-nous résolu les problèmes que nos sociétés affrontent ? Assurément non : le progrès technique n'assure pas, par lui-même, le progrès économique et le progrès social. Il ne peut qu'y concourir, dans les sociétés qui sauront le mettre au service d'une volonté politique.
- Il restera bien du chemin à faire, pour rétablir une croissance équilibrée et juste, pour en finir avec toutes les formes de misère et de servitude : il nous faudra reconstruire un système monétaire stable, procurer aux entreprises les moyens d'un financement peu coûteux, imaginer des -rapports économiques et politiques équitables entre les continents, éliminer tous les obstacles au commerce. Il nous faudra enfin, et c'est l'essentiel, permettre à chaque homme d'utiliser librement le temps que le progrès dégagera.
- Nous aurons alors rempli notre rôle de gouvernants.
- Chacun aura ensuite plus de moyens matériels à sa disposition pour vivre à sa façon la condition humaine. Avec ce qu'elle a de limité et d'exaltant, d'inachevé et de grandiose, de fugitif et d'éternel.
- Nous aurons seulement, pour ce qui nous concerne, en prenant à bras le corps les problèmes qui nous assaillent et en accélérant leurs solutions, assuré à nos nations l'essentiel : la confiance en elles-mêmes.\