3 mars 1982 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du dîner offert par M. Yitzhak Navon, Président de l'Etat d'Israel, Jérusalem, mercredi 3 mars 1982

Monsieur le Président de la République,
- monsieur le Premier ministre,
- mesdames et messieurs,
- Rien de ce qui se passe aujourd'hui ne s'explique sans doute sans que nous retournions aux sources de la culture. Je me souviens de l'enseignement de ma mère qui déjà me décrivait la Bible, sa lecture quotidienne, comme le livre de raison d'un peuple, le peuple juif, et qui ajoutait :"Juifs, nous ne le sommes pas et pourtant cette histoire, elle est un peu la nôtre".
- En effet, au travers des événements, qui pendant quatre mille années environ, ont occupé la scène du monde, ou l'une des scènes principales du monde, s'est formé un peuple à-partir d'un famille, d'une famille élargie, la tribu. Un petit peuple à son tour élargi, ses amis, ses alliés, dispersé à travers les pays de cette partie du monde apprenant à connaître ce que c'était que les autres. Partage de guerres, de combats, partage de paix et d'amitié. L'histoire des hommes, qui ne serait par elle-même qu'une histoire parmi les autres si celle-ci n'avait peu à peu, et à-partir de l'enseignement premier, trouvé sa propre marche. Quand j'essaie de la comprendre, quand j'essayais déjà de la comprendre, à l'âge où se formait ma propre conscience, il me semblait distinguer au travers de toutes les chutes et de toutes les erreurs, que la ligne directrice de cette marche en avant s'appelait la liberté, l'identité. Quelle liberté ? Celle de ce peuple. Mais au-delà celle de l'esprit, car il me semble qu'au travers de cette volonté exprimée à travers les temps, le long des millénaires, dans la joie et dans le malheur, cette -recherche épouse la philosophie, la quête permanente de l'homme en lutte avec son destin, la -recherche de l'unité. L'unité d'une famille et l'unité d'un peuple, l'unité d'une nation. L'unité des nations et des peuples sur la surface de la terre, mais à travers tout cela l'unité en soi-même, pour soi-même rechercher sa propre explication du monde dans l'unité du monde. Y a-t-il -recherche plus noble ? Je crois que bien peu de peuples à travers leur histoire ont apporté égale contribution à cette -recherche et peut-être à cette découverte que le peuple qui, aujourd'hui, me reçoit dans cette ville.\
Ensuite ce fût l'histoire, l'histoire vécue, l'histoire de ma génération. Génération que certains d'entre vous partagent, soit qu'ils aient le même âge que moi, soit qu'ils aient un peu plus, soit encore qu'un peu plus jeunes ils aient eu cependant l'âge adulte ou l'âge de la responsabilité dans les années 1935, 1940, 1945 et la suite. Formé comme je l'étais, comment n'aurais-je pas reçu au coeur le drame juif en Europe ? Je me souviens de ces premiers jours alors que j'étais captif, prisonnier de guerre en Allemagne, dans l'Allemagne de Hitler, après avoir été bléssé, je me souviens de ce premier questionnaire dans un petit commando au-coeur de l'Allemagne en Thuringe dans ce monde inconnu où nous étions devenus des soldats anonymes, pour combien de temps, face à cette Allemagne-là, triomphante. Et ce questionnaire parmi bien d'autres choses interrogeait : quelle est votre religion ? Et je me souviens de ce camarade qui est resté un ami de ma vie - J'ai demandé à son fils de m'accompagner dans le voyage, il est là -, Quelle est ta religion ? "Eh bien, je suis juif. Bon, ce n'est pas que je sois très religieux, mais je suis obligé de l'être maintenant, je ne peux pas laisser tomber. Après tout je ne crois pas mais, puisqu'on me le demande, eh bien je suis de religion juive". Et il a signé dans cette Allemagne de Hitler en 1941 sur sa fiche : je suis de religion juive. C'était, je crois, la première fois qu'il s'en apercevait.
- J'avais naturellement admiré ce simple courage et le spectacle et la vie vécue. De retour en France : 1942, 1943, l'holocauste. Toutes ces familles déchirées, toutes ces familles détruites dont parfois il ne reste même pas le souvenir, sinon quelques noms sur une pierre. Comment n'aurais-je pas ressenti la grandeur de ce drame et puis son épouvante. Quoi, c'était donc possible, dans ce que j'appelais notre civilisation, dans ces bords de l'Europe formés par tant de siècles où on avait recherché la beauté, l'art, l'unité ? Quoi, était-ce possible ? Comment ne pas remettre en question sous la forme de la plus grave interrogation le sens même de la culture et du modèle dont nous nous réclamions ?\
Oui nous avons vécu cela mais je dois dire que mes amis et puis ceux que je connaissais pas m'apparaissaient comme porteurs à la fois d'un signe de malheur et d'un signe d'espérance qui les distinguait à mes yeux. Je n'en n'aurais pas fait, personne n'y songe, un peuple élu, mais s'il y avait élection par un Dieu ou par le maître tout-puissant des choses, alors, ils avaient été élus pour connaître plus que d'autres et à travers le temps, le drame de vivre. Mais est-il une noblesse de vivre sans dominer le drame de vivre ?
- 1947, vous évoquiez, monsieur le Premier ministre, un souvenir, celui qui vous avait réuni à Edouard DEPREUX et je me souviens en effet que j'étais membre du gouvernement. Je venais de commencer ma vie politique, j'avais trente ans et j'étais ministre des anciens combattants et les anciens combattants en France en 1947, moins de deux ans après la fin de la guerre, il y en avait beaucoup. C'était un problème moderne. L'Exodus : je me souviens qu'auprès d'Edouard DEPREUX nous avions été quelques uns à demander, puis à obtenir de la France qu'elle pût se montrer plus généreuse que d'autres, ne pas laisser l'errance se poursuivre. Par fierté, courage ou insolence, les passagers de ce bateau dirent "merci bien" et continuèrent leur route. 1948, vous vous souvenez aussi, c'était le grand passage depuis les combats initiaux jusqu'à cette première victoire d'exister. J'arrêterai là cette évocation. Nous parlerons du reste demain ou d'autres fois. C'est-à-dire que cette période qui commença, durant laquelle Israel et France furent de bons compagnons, associés pour la -défense du droit, du moins je le crois de toute ma raison et la France, peut s'enorgueillir d'avoir contribué à sa façon, bien entendu, moins que le peuple juif lui-même à assurer sur cette terre la pérennité d'une première installation.\
Vous le disiez, monsieur le Président de la République : comment imaginer que deux peuples et surtout deux Etats pourraient vivre sans discorde. Déjà quel est le couple le plus uni qui pourrait prétendre raconter son histoire qui serait délivrée de toute querelle ? A plus forte raison deux peuples vivant loin l'un de l'autre, habités par des préoccupations différentes, des soucis, des objectifs. Bien entendu, c'est le droit de chacun de choisir sa voie, d'abord sa voie avant de considérer celle des autres. Et on peut parfaitement comprendre que nos Etats aient divergé. Le seul point sur lequel on pourrait réfléchir, c'est pourquoi ces divergences ont-elles été si constantes depuis quelques quatorze ou quinze années. Il était sans doute temps de remettre dans cette histoire récente un peu de continuité mais dans un sens plus utile à nos peuples.
- Que nous ne soyons pas d'accord en toutes choses, c'est évident. Que nous voyons l'avenir et spécialement le vôtre, puisque vous êtes toujours en question, non pas en tant qu'Etat désormais, non pas en tant que peuple compact et cohérent mais dans votre politique si disputée en un endroit du monde parmi les plus troublés sans qu'aient été encore mises en place les institutions internationales ni créées les relations conformes aux civilisations dont vous êtes vous-mêmes porteurs : Juifs, Arabes et les autres. Vous, frères, issus par définition du même père. Mais je sais que cela préoccupe tout Juif bien né et qu'aucun ne se dispense de rechercher une réponse. Quel est le rôle d'un Français dans tout cela : il n'est pas de se substituer à ceux qui vivent dans cette partie du monde et qui n'ont pas vécu, en dépit des sources que j'évoquais tout à l'heure, et qui n'ont pas vécu la même histoire. Et dont la vie même n'est pas exposée de la même façon. Mais vous comprendrez fort bien qu'un ami ne puisse être votre ami que s'il garde sa liberté de jugement et si, croyant vous servir en même temps qu'il convient de servir la paix, il vous dit ce qu'il pense plutôt que le contraire.\
Et je me pose, en effet des questions, je me pose des questions sans toujours apporter de réponse. Je me souviens même d'avoir écrit, il est détestable de se citer soi-même, je me souviens cependant, puisque cela illustre mon propos d'avoir écrit quelque chose comme cela : je m'émerveille de ceux qui cherchent et me méfie de ceux qui trouvent. Ce n'était pas l'exposé d'une philosophie sceptique. Je ne renvoyais pas dos à dos les explications du monde. Je dis que bien vaniteux serait celui qui apporterait au peuple juif et aux autres les solutions imaginées par lui-même sans laisser à ceux qui les vivent ces problèmes le soin d'apporter d'abord leur réponse. Oui, je me pose des questions comme doit le faire le chef de l'Etat qui depuis le premier jour s'est rangé parmi les amis du peuple d'Israel. Mais aucune de ces questions ne passe avant celle-ci : peut-il y avoir existence d'un Etat sans que cet Etat dispose de moyens de son existence. Et c'est parce que ces moyens, vous, monsieur le Président de la République, vous, monsieur le Premier ministre, vous, mesdames et messieurs les membres du gouvernement ou les membres des Assemblées, de l'Assemblée, c'est parce que vous en avez la charge, vous, de l'histoire de votre peuple que j'écoute avec tant d'intérêt ce que depuis ce matin on me dit. Conversation avec vous, monsieur le Président de la République, avec vous, monsieur le Premier ministre, conversations qui continueront demain.
- Ce soir nous célébrons une amitié pleine de vie, pleine de force. Une amitié lucide sans complaisance particulière, mais tout de même considérons ce qui a été fait ensemble et soyons assurés que ce qui nous a réunis valait bien la peine d'être assumé et qu'après tout les divergences sur les choix politiques passent après cette vérité fondamentale : vous avez bien le droit de vivre et d'assurer pour les générations futures les moyens de perpétuer la vie de votre peuple.\
Depuis quelques heures je suis sur cette terre, la vôtre. J'ai déjà ajouté quelques images à celles que m'avaient fourni mes voyages passés je crois que j'en suis au 6 ou 7ème. J'ai parcouru naguère votre pays avec une intense curiosité, peut-être avais-je même davantage la facilité d'échapper aux agréables et charmantes obligations officielles pour trouver tout simplement un autre charme, celui de me promener dans la rue ou de regarder l'horizon, d'admirer un arbre en fleurs. Sauf peut-être vendredi cet agrément ne me sera pas de nouveau fourni mais je ne suis pas venu pour regarder un arbre en fleurs. Si toutefois j'en aperçois comme tout à l'heure sur la route, j'essayerai de comprendre le symbole de ce printemps qui vient avec la pluie qui m'accueillait : cette promesse de la moisson. Me pardonneriez-vous si j'y voyais un symbole ? J'attends des relations entre Israel et la France, dans un moment où il convient d'ensemencer, j'y vois la promesse des moissons futures. Le pas du paysan est un pas lent. Il doit épouser le relief du terrain. Il n'a pas beaucoup de temps pour regarder derrière lui. Sa raison d'être est d'avancer et que la terre se fructifie. Je souhaite que l'amitié entre Israel et la France soit une façon comme une autre et parmi les meilleures de préparer la moisson. Celle qui nous apportera les fruits après les fleurs. Les fruits de la paix, de la prospérité, les fruits de l'amitié.\