1 septembre 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la séance inaugurale de la conférence des Nations unies sur les pays les moins avancés, Paris, UNESCO, mardi 1er septembre 1981

Majesté,
- messieurs les présidents,
- monsieur le secrétaire général,
- messieurs les ministres,
- messieurs les directeurs et secrétaires généraux,
- messieurs et mesdames les délégués,
- C'est un grand honneur pour la France de recevoir aujourd'hui à Paris une conférence des Nations unies. Depuis plus de trente ans, cet événement majeur ne s'était pas produit. Trente années, c'est plus que l'espace qui sépare deux générations. Que de changements entre-temps en France et dans le monde ! Que soit remerciée la communauté internationale qui, par une décision de l'assemblée générale lors de sa 35ème session, a bien voulu accepter notre invitation.
- Il vous appartiendra, monsieur le secrétaire général, en vertu des pouvoirs que vous tenez de vos hautes fonctions, de procéder cet après-midi à l'ouverture solennelle de la conférence. Le fait qu'elle se tienne dans les bâtiments de l'UNESCO, que son directeur général a bien voulu mettre à notre disposition, ce dont je le remercie chaleureusement, n'est pas dénué de signification : la convention de cette organisation, en mettant l'accent sur la "dignité de l'homme" et sur la "solidarité intellectuelle et morale de l'humanité" nous indique opportunément dans quel esprit les travaux de la conférence devront être menés et nous savons, monsieur le directeur général, à quel point vous tiennent à coeur les idéaux qui justifient l'action de l'UNESCO. J'exprime également notre gratitude, pour la tâche déjà accomplie en vue de cette conférence et celle qui reste à faire, envers tous les fonctionnaires des Nations unies qui se sont dévoués à sa réalisation et au premier rang, ceux de la CNUCED que dirige avec distinction et compétence M. Gamani COREA. Je veux aussi remercier le personnel de cette maison qui nous reçoit si bien.
- De notre côté, croyez bien que nous mettrons tout en oeuvre pour que votre séjour dans notre capitale soit le plus agréable possible. Et aussi, et surtout, pour que cette conférence de Paris reste dans les mémoires comme un progrès important de la coopération du Nord et du Sud, des pays déjà développés avec les pays en développement, des plus riches avec les plus démunis.\
Après l'époque des dominations coloniales, après l'espoir des années soixante, après et pendant le choc de la crise économique mondiale, nous voici au seuil d'un nouveau millénaire. Six milliards d'hommes habiteront la terre en l'an 2000 : laisserons-nous quatre milliards d'entre eux menacés sans cesse par la pauvreté ? Laisserons-nous un milliard d'êtres humains traqués par la famine, par le désespoir ?
- Tel est le problème fondamental auquel nous sommes confrontés. Il se pose en termes simples : ou bien la communauté internationale saura trouver en elle-même le désir et le ressort de relancer le dialogue et d'aborder les vrais débats. Ou bien, les différentes parties du monde s'en retourneront chacune chez elle, amères et déçues, pour s'attaquer dans la solitude aux problèmes de l'heure avec ce mélange de résignation et de désir diffus de revanche qui accompagne les grandes questions que l'on n'a pas jugé bon d'entendre.
- Maiscomment cent nations ou plus accompliront-elles en quelques décennies le chemin du développement que les pays les plus avancés ont mis plusieurs siècles à parcourir ? Comment faire que chacun trouve sa voie propre dans un monde où les liens féconds et étroits qui existent entre nations recèlent aussi bien des contraintes et des dominations ? Comment bâtir pour tous un ordre économique international à la fois équitable et efficace qui place le développement au premier rang des priorités de tous ?\
Le déroulement de cette conférence, ici même, à Paris, nous y voyons plus qu'un honneur : un symbole qui nous engage. L'effort actuel de la France vers plus de justice et davantage de dignité, cet effort-là, en dépit des obstacles, endépit des moyens parfois limités, cet effort ne s'arrête et ne s'arrêtera pas à nos frontières. L'esprit de solidarité ne se partage pas. Etrange solidarité qui se changerait en indifférence, sitôt franchi un fleuve, sitôt traversées des montagnes, sitôt passé le poste de douane.
- Le chômage auquel de toutes ses forces la France s'attaque, car il dégrade l'homme et gaspille l'avenir, ce chômage c'est aussi celui qui, dans tous les pays, riches ou pauvres, du Nord ou du Sud, arrache les gens de leur terre, les entraîne vers la ville où ils trouvent portes closes. D'ici l'an 2000, rappelons-nous qu'un milliard d'hommes, du Nord et du Sud, risquent de connaître la misère du chômage.
- L'injustice que nous allons combattre, sous toutes ses formes et par toutes sortes de mesures, cette injustice règne sur le monde où des multitudes ne trouvent pas réponse à leurs besoins essentiels, ne mangent pas à leur faim et meurent enfants avant d'avoir pu vivre alors qu'une minorité de privilégiés se demande chaque matin comment consommer le superflu dont ils disposent.
- Quant à la croissance, si nécessaire pour nous libérer du chômage et de pauvreté, qui pourrait croire aujourd'hui qu'elle ne dépend pas d'abord de la prospérité commune ? Qui pense encore à la croissance harmonieuse d'une moitié du monde sans se préoccuper de l'autre ? Qui rêve encore à la relance durable des économies développées sans l'aide de nouveaux débouchés, de nouveaux partenaires, de nouveaux mondes avec qui collaborer, échanger et parler d'égal à égal ? Qui peut survivre aujourd'hui sans exporter ? Quel est ce paradoxe de vouloir fermer les frontières à laconcurrence sans ralentir les ventes à l'étranger ? La concurrence des pays récemment industrialisés menace sans doute quelques-uns de nos secteurs affaiblis mais globalement cette concurrence est le signe du développement de tous, de l'apparition de partenaires inédits, fournit la preuve que s'ouvrent de nouveaux marchés. Tout indique que ces mutations suscitent beaucoup plus d'emplois qu'elles n'en suppriment. La solidarité pour le développement avec l'ensemble du Tiers-monde m'apparaît tout à la fois comme la clé de notre avenir commun et une nécessité pour nous. Aider le Tiers-monde c'est s'aider soi-même à sortir de la crise.\
Dans diverses enceintes régionales ou mondiales, globales ou sectorielles, nombreux sont ceux qui s'efforcent de ranimer le dialogue. A Caracas s'est défini le -cadre concret d'importantes relations Nord-Sud. A Nairobi, une conférencedes Nations unies vient de faire le point sur ce que peuvent apporter les énergies nouvelles et renouvelables dont dispose la planète. Les chefs d'Etat et de gouvernements évoquent de plus en plus longuement à chacune de leurs rencontres les menaces du sous-développement et ils y consacreront dans quelques semaines une réunion à Cancun `Conférence Nord-Sud`. Partout surgissent des initiatives pour sortir du silence et du refus.
- La conférence qui commence aujourd'huià Paris s'inscrit dans ce mouvement et soulève d'emblée, sans déguisement ni fards, la question redoutée : qu'est-ce que l'urgence en-matière de développement ?
- Quel terrible raccourci que ce terme de pays moins avancés `PMA` quand il désigne les plus démunis parmi les démunis ! Il est lourd le fardeau de ceux qui cumulent les handicaps graves de l'histoire et des ressources avec une évolution de plus en plus inquiétante au fil des dernières années. Deux cent quatre vingts millionsd'hommes disposent chacun, pour survivre une année, d'un revenu inférieur à deux cents dollars. Dans ces pays-là, l'industrie ne fournit qu'une part minime du revenu, dans ces pays-là un adulte seulement sur cinq sait lire et écrire, dans ces pays-là, un enfant qui vient de naître peut espérer vivre quarante cinq ans, tandis qu'un nouveau-né français atteindra normalement plus de soixante dix ans.\
C'est parmi ces plus pauvres que les progrès sont les plus faibles. Depuis dix ans, les pays moins avancés marquent le pas et voient leur croissance économique suivre avec peine le mouvement de leur population. Pour beaucoup d'entre eux, un processus de déclin s'est mis en marche et leur niveau de vie, pourtant si faible, s'abaisse encore. L'agriculture, condition première d'une amélioration durable, stagne et prend sans cesse davantage de retard sur les besoins. Ainsi, l'ensemble du Tiers-monde exportait-il en 1930 et dans quelles conditions dix millions de tonnes de céréales. En 1978, il en importe soixante millions. L'environnement, les ressources de la terre se dégradent, la désertification progresse, véritable perte de substance due aux calamités naturelles et à la surcharge des terroirs. Ainsi s'accentue la dépendance vis-à-vis de l'extérieur, les besoins d'importations alimentaires, le recours croissant aux ressources de l'aide publique, seule forme de financement extérieur disponible à ces pays.
- Comment voir sans inquiétude leur vulnérabilité chaque jour accrue ?
- Voilà pourquoi il nous revient de créer les conditions permettant à ces pays de faire les choix nécessaires. Nous devons tous ensemble leur apporter l'appoint extérieur qui leur donnera les moyens non seulement de survivre mais de se développer, c'est-à-dire les moyens de l'espoir. A quelle dignité pourraient prétendre les peuples nantis s'ils abandonnaient dans une situation sans avenir et sans issue les plus déshérités de leurs frères humains ? Je peux le dire pour ce qui concerne mon pays, la France est consciente de cette urgence. Mais la France sait aussi qu'une fois réglée l'urgence, le problème du développement demeure ouvert. C'est dans une perspective générale de réponse au défi du sous-développement et non dans un souci quelconque de division, d'alibi ou de substitution qu'il faut envisager ensemble, ici et maintenant à Paris, l'aide que nous pouvons apporter aux pays les moins avancés. Ce n'est que dans-le-cadre d'une stratégie globale du développement, la France en est convaincue, qu'une action en faveur des pays les moins avancés prendra une signification véritable.\
Pour ce qui nous concerne toujours, je ne peux en cet instant, ayant l'honneur de participer à cette séance et de présenter ce premier exposé, c'est dans cinq domaines principaux que nous Français nous entendons porter notre action :
- -Premièrement, mon pays souhaite que dans les -rapports Nord-Sud un esprit de responsabilité partagée remplace la méfiance et l'indifférence. Une volonté nouvelle de se comprendre et d'agir doit se manifester. Les conversations au-niveau des chefs d'Etat qui se tiendront en octobre à Cancun `Conférence Nord-Sud` contribueront à forger cette volonté. L'engagement de négociations globales lui permettra de se traduire par des actions concrètes correspondant à des intérêts mutuels. Avec ses partenaires, la France fera son possible pour que cette volonté se manifeste à brève échéance.
- - Deuxièmement, la France souligne l'importance d'aider concrètement les pays du Sud à surmonter les difficultés aigues provoquées par l'alourdissement de leur facture énergétique. Elle a proposé à Nairobi l'établissement d'un inventaire économique des énergies nouvelles et renouvelables. Elle apporte son soutien entier au projet de création d'une "filiale énergie" de la Banque mondiale qui associerait, à responsabilités égales, les pays du Nord et les pays du Sud au développement énergétique du Tiers-monde.
- - Troisièmement, la France reconnaît que tout processus de développement, surtout si son rythme est rapide, réclame d'importantes disponibilités financières. Les engagements pris par la communauté internationale n'ont pas été tenus pendant les années de forte croissance et de prospérité. Il faudra pourtant les atteindre alors que les circonstances sont moins favorables. La France a décidé de rattraper son propre retard et de parvenir d'ici à 1988, dans-le-cadre de son prochain plan de développement économique, à l'objectif de 0,7 % du PNB d'aide publique `APD` adopté par les Nations unies.
- A cet égard, la situation des pays les moins avancés appelle un effort particulier. L'idée de réserver aux pays les moins avancés `PMA` une part non négligeable du montant global de l'aide publique, nous paraît tout à fait appropriée.\
- Comme quatrième volet de notre action, il nous paraît indispensable d'apporter aux pays en développement dans leur ensemble et, notamment aux pays les moins avancés, plus de stabilité et de continuité dans leurs recettes. L'équilibre de nombreuses économies dépend des recettes d'exportation d'un seul produit. Pouvoir prévoir ces recettes telle est la condition sine qua non du développement.
- La France se montre favorable à la stabilisation des recettes provenant de l'exportation des matières premières du Tiers-monde. Il s'agit d'une part, des accords de produits et nous profitons de cette occasion pour saluer les efforts de la CNUCED en ce domaine et redire notre attachement au Fonds commun. Ils'agit aussi des mécanismes financiers qui compensent les fluctuations des recettes comme le Stabex de la Communauté européenne `CEE`.
- Ainsi, l'ensemble des pays les moins avancés `PMA` devrait pouvoir disposer des avantages dont certains d'entre eux bénéficient déjà. Nous avons, dans-le-cadre de la Communauté européenne à effectuer diverses propositions dans ce sens.
- - Cinquièmement, enfin, la recherche du mieux-être doit être accompagnée par un effort pour préserver l'identité des peuples et promouvoir leur communication.
- où ce message d'écoute de la diversité, de respect de l'identité, pourrait-il être mieux entendu et mieux compris qu'ici même à l'UNESCO qui a tant fait pour l'alphabétisation, la scolarisation, la mémoire des peuples, pour que s'épanouissent, à côté des moyens d'existence, les raisons mêmes de vivre ? Comment empêcher la technologie, facteur de domination pour les uns et d'aliénation pour les autres, et cependant facteur indispensable au développement, comment empêcher la technologie de s'imposer à la culture, alors qu'elle doit s'y intégrer ? Souvenons-nous, qu'à négliger les cultures,qu'à mépriser les traditions, on le contraint à se durcir, à se figer, à donner d'elles-mêmes une pauvre image parfois même de caricature, simplement pour ne pas mourir.\
Depuis vingt ans certes, mesdames et messieurs, des progrès et des grands progrès ont été accomplis, dans de nombreux domaines, même si sur-le-plan qui nous occupe, nous observons une lente dégradation et ces progrès eux ils ont été accomplis grâce-à l'acharnement d'un petit nombre, grâce-aux trésors de générosité et d'imagination de certains dans combien d'organisations non gouvernementales `ONG`, grâce-à la patience, la compétence et l'obstination des institutions internationales. Et au-sein de ces institutions internationales de femmes et d'hommes vers lesquels vont notre respect et notre reconnaissance.
- Et pourtant, au fil des ans, l'ambition semble décroître alors même que la misère s'étend. Les objectifs de 1960, on les recule vers l'an 2000. Les optimismes d'antan, on semble en rougir, sans l'excuser, les volontés d'hier, on n'y veut plus souscrire. La guerre contre la pauvreté s'enlise dans les tranchées, pour peu qu'elle ne cède pas la place à d'autres formes de guerre. D'un côté les riches gérant leur crise avec la légèreté de convalescents éternels, sautant de rechutes en légers mieux pour replonger dans un nouveau malaise. De l'autre les pauvres, chaque jour chargés d'apprivoiser la détresse, d'arracher à la terre de quoi seulement recommencer demain.
- Et au milieu, comme une sorte d'Equateur, entre le Nord et le Sud, l'écart chaque jour se creuse. Est-ce donc cette imageblessée du XXème siècle que nous voudrions léguer au XXIème ? Est-ce donc ce portrait que nous voulons tirer de nous-mêmes pour la suite des temps et des générations qui viennent. J'imagine votre réponse et je souhaite que cette conférence de Paris soit, grâce-à notre volonté commune, le signe d'un très long démenti et le début d'une véritable espérance.\