18 juin 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision japonaise, sur les relations économiques, culturelles et commerciales entre la France et le Japon, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 18 juin 1981.

QUESTION.- La victoire de vous-même aux élections présidentielles et législatives laisse augurer une nouvelle ère, non seulement pour la France, mais aussi pour le reste du monde.
- Pourriez-vous nous dire quels sont les grands axes sur lesquels vous voulez ancrer votre action, d'abord sur le plan intérieur, puis au-niveau des relations extérieures ?
- LE PRESIDENT.- C'est difficile de dire tant de choses en si peu de temps, mais enfin cela m'obligera à être d'autant plus clair. Mon élection et celle d'une majorité parlementaire favorable à mes objectifs, laisse prévoir en effet de sérieux changements.
- Sur le plan social d'abord. Je crois que les Français éprouvent le besoin de se sentir plus proches du pouvoir, plus proches de leur représentant, plus proches du Président de la République. Il y avait une sorte de séparation entre la classe dirigeante, et l'ensemble du pays. Cela pose un problème de communication et de confiance. Et bien entendu, cette confiance ne sera rendue possible que par des mesures législatives qui permettront de rétablir une plus grande égalité entre les couches sociales et entre les milieux professionnels.
- Ce besoin d'égalité, en même temps que ce besoin de liberté ressenti dans l'expression culturelle, dans l'expression de la pensée sous toutes ses formes seront, par mon gouvernement, mis en oeuvre et ont déjà été mis en oeuvre dès la première réunion de ce gouvernement, aussitôt après sa constitution.
- Donc un grand effort social, une consultation permanente avec les organisations syndicales, ouvrières, paysannes, artisanales, commerciales, avec les associations familiales, avec les organisations agricoles, avec les mutuelles.\
Sur-le-plan économique, ce que je viens de dire laissera comprendre ce que je vais dire maintenant, car il n'est pas possible de faire du social sans faire de l'économie. Nous souffrons beaucoup en France du chômage. Ce n'est pas le seul pays certes, mais enfin il nous semble que l'on peut entreprendre une action de reconquête du marché intérieur, que l'on peut développer des industries capables de supporter la concurrence internationale £ que nous pouvons, par un meilleur aménagement du temps de travail développer la productivité, répartir également le temps de travail entre les différents individus, les différents groupes sociaux qui travaillent en France. Contre le chômage, contre l'inflation £ c'est un impôt sur les pauvres, c'est une prime pour les riches. Assurément ce n'est pas commode puisque nous sommes dans le milieu occidental, que le monde occidental tout entier souffre de ces graves maladies. Mais je crois que notre effort national n'a pas été suffisant.
- Dans le problème de l'égalité sociale, le problème d'une plus grande liberté dans l'expression, le problème primordial de la lutte pour l'emploi, de la lutte contre l'inflation, indépendamment de beaucoup d'autres questions que je pourrais traiter marquent en tout cas les orientations de mon Gouvernement.\
Sur-le-plan extérieur, il y aura certes, une continuité sur de grandes questions.
- Nous sommes dans le Marché commun européen `CEE`, nous y resterons. Nous essaierons même de donner un peu plus de réalité au Marché commun agricole `PAC`. Nous sommes dans une alliance , l'Alliance atlantique, une alliance défensive, mais nous y resterons. Nous chercherons à avoir de bonnes relations avec nos alliés. Nous ne sommes pas dans l'organisation militaire intégrée de l'Alliance `OTAN`, nous n'y entrerons pas. Nous voulons assurer l'indépendance de décision, la capacité de stratégie dissuasive dépendant strictement de la décision française.
- Avec le reste du monde, qui nous importe beaucoup : les pays méditerranéens : nous accentuerons nos relations. L'Espagne d'un côté, les pays du Maghreb d'autre-part c'est-à-dire l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Et nous jeterons un regard neuf sur les problèmes du Proche-Orient puisque nous sommes pris entre notre amitié traditionnelle pour les pays arabes et le souci que nous avons pour la sécurité d'Israel. De ce point de vue, nous maintiendrons un certain nombre de grands principes qui ont d'ailleurs été exprimés par la plupart des résolutions de l'Organisation des Nations unies `ONU`. Nous avons déjà pris des contacts, j'en avais pris moi-même avec la Chine, et j'aimerais, nous en parlerons sans doute au-cours de cet entretien, avoir des points de contact, de compréhension importants avec ce grand pays qu'est le Japon. Puis nous avons, c'est l'essentiel, mais je n'ai pas le temps de vous en parler, toute une série de vues sur les relations entre le monde industrialisé et le Tiers-monde. Nous pensons qu'il faut absolument un système monétaire international. Nous ne croyons pas que puisse durer cette suprématie, sans contrôle du dollar, etc... Bref, nous voudrions que deux milliards d'êtres humains accèdent à la dignité et trouvent de nouvelles disponibilités, voir leurs échanges s'accentuer et que le monde industrialisé n'accroisse pas, comme il le fait aujourd'hui, l'inégalité entre les hommes.\
QUESTION.- Au-sein de la démocratie industrielle, il existe comme vous le savez, le triangle formé par les Etats-Unis, l'Europe et le Japon qui a un côté plus fragile et moins développé : celui des relations Europe - Japon. Quelle est votre position à ce sujet ?
- LE PRESIDENT.- C'est vrai. Ce n'est pas la peine d'en rechercher les responsabilités. De toute façon, il convient que l'Europe et le Japon trouvent un bon terrain d'entente. J'interviendrai toujours au sein de l'Europe pour aller dans ce sens. Nous avons à protéger des intérêts légitimes, nous avons à protéger nos travailleurs, leur emploi, et donc protéger nos exportations, et ne pas avoir notre commerce enfoncé par la concurrence japonaise.
- Celà ne veut pas dire que nous voudrions organiser un protectionnisme. Simplement nous avons, nous, à l'intérieur de l'Europe, à l'intérieur de notre Communauté `CEE` qui, comme vous le savez, est privilégiée, esquissé des clauses de sauvergarde. Et chaque fois, c'était le cas pour le textile, c'était le cas pour la sidérurgie, cela pourrait être le cas pour certains produits agricoles, pour le vin, à l'intérieur de la Communauté. Pourquoi voulez-vous que nous n'ayons pas de clauses de sauvegarde avec les pays extérieurs à la Communauté, surtout avec des pays amis, qui doivent comprendre nos besoins ?
- Donc je suis tout à fait favorable à ce que la conversation s'instaure entre le Japon, au-niveau de l'Europe, au-niveau de la France, et il faudra que l'on parle sérieusement entre nous pour que les intérêts des uns ne soient pas les contraires des intérêts des autres.\
Vous savez certainement que les échanges culturels et commerciaux entre la France, 4ème ou 5ème puissance économique mondiale, et le Japon qui est la 2ème puissance (dépassant même l'Union soviétique), n'a qu'une valeur d'environ 1 % de leurs volumes respectifs.
- Auriez-vous quelques commentaires à faire à ce sujet ?
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas que les relations culturelles puissent être enfermées dans ce modeste pourcentage. Je crois que çà représente beaucoup plus en réalité. J'ai été très content de le constater, lors d'un récent voyage au Japon : j'ai des amis japonais, je connais beaucoup de Français qui entretiennent des relations actives avec le Japon. Je crois qu'il y a un intérêt accru du côté japonais pour toutes les formes de culture française et pour le développement de ces échanges. Et je crois bien qu'en France se développe une meilleure connaissance de la culture japonaise. Donc je pense que les relations culturelles franco - japonaises vont bien au-delà de 1 %. On doit les améliorer tout de même.
- Pour ce qui concerne les échanges commerciaux, c'est vrai, il y a là une grande difficulté. Il faut dire aussi que nous sommes nous, tout à fait désireux d'améliorer cette situation, mais que nous ne pouvons pas les voir succomber sous les effets des coups de boutoir de la grande capacité japonaise, ce qui est tout à fait son mérite, nous ne pouvons pas non plus, dans cette période difficile que nous traversons, voir l'automobile et bien d'autres secteurs de notre industrie exposés à de grands risques, parce que les échanges avec le Japon se développeraient.
- Donc, ce que je souhaite, c'est une approche sage, rapide, mais je vais rencontrer vos responsables, j'aurai l'occasion d'en parler dans le meilleur esprit. Mais vous comprendrez que mon premier souci est de défendre les intérêts de la France.\
QUESTION.- Il y a une partie du public japonais qui est très sensible au protectionnisme de facto appliqué par la France, à l'utilisation du Japon comme bouc émissaire.
- Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Protectionnisme : le mot n'est pas exact. Il ne faut pas confondre protection et protectionnisme. Le protectionnisme c'est une doctrine, un système. Protéger, assurer des sauvegardes, c'est parer au plus pressé, c'est veiller à ce que le système de défense tout à fait légitime de nos intérêts ne soit pas débordé. Donc je ne veux pas en faire un système. Ce qui veut dire que je suis tout prêt à discuter avec le Japon, notamment dans-le-cadre de l'Europe, mais aussi sur-le-plan français, de toutes les mesures de compensation et d'équilibre qui nous permettraient de sauvegarder les uns et les autres nos intérêts.
- QUESTION.- Malgré des relations entretenues depuis plus d'un siècle entre nos deux pays, jamais aucun président de la République française n'a fait un voyage officiel au Japon.
- Est-ce que vous souhaiteriez être le premier à accomplir ce voyage historique, durant votre septennat, et plus précisément au début de celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite sans aucun doute. Je ferai certainement ce voyage si l'on veut bien m'y convier, et si cela se passe ainsi, j'espère y aller bientôt. Les premiers mois de mon mandat me retiennent un peu en France et j'ai déjà quelques obligations qui tiennent surtout aux conférences internationales déjà décidées par mes prédécesseurs, mais dès que j'aurai un moment de liberté, cela pourrait se situer à la fin de l'année, ou au début de l'autre, je serais très heureux de me rendre dans votre grand pays.\