10 octobre 2013 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Hollande, Président de la République, dans "Le Nouvel Observateur" du 10 octobre 2013, sur les défis et priorités de la construction européenne.

Q - Monsieur le président, l'actualité la plus dramatique en Europe, c'est la catastrophe humaine de Lampedusa. Comment réagissez-vous ?
R - Ce drame interpelle toute l'Europe. Elle doit en tirer les leçons. L'Union ne peut tolérer de voir au large de ses côtes des gens mourir dans des conditions épouvantables, pour fuir la misère ou les guerres. Ceux-là venaient d'Érythrée en passant par la Libye, d'autres de Tunisie ou d'Égypte ! Je proposerai dans les prochains jours une politique à nos partenaires qui s'articulerait autour du triptyque prévention, solidarité, protection :
- Prévention par une meilleure coopération avec les pays d'origine et un meilleur accueil des réfugiés au plus près des zones de confit £
- Solidarité par une politique euro-méditerranéenne beaucoup plus active en amplifiant encore le soutien aux pays des printemps arabes £
- Protection avec un renforcement de la surveillance des frontières, qui est le rôle de l'agence européenne Frontex, et une lutte plus efficace contre les passeurs.
Q - Les élections européennes approchent. Peut-on craindre une défaite de l'Europe dans ce scrutin ?
R - Le Parlement européen peut, en mai prochain, être pour une large part composé d'anti-européens. Ce serait une régression et une menace de paralysie. Aussi, je plaide pour que le sens de ce scrutin soit compris. Il ne s'agit pas de se prononcer pour ou contre l'Europe. Il s'agit de choisir entre deux projets européens : l'austérité prolongée ou la croissance durable, la concurrence ou la régulation, le grand marché ou les politiques d'investissements, le court-termisme ou la transition écologique.
Et puis il faut revendiquer ce que l'Europe a été capable de faire: elle a dominé la crise financière £ la zone euro est toujours là £ l'Union bancaire nous protégera de nouveaux chocs, et la Banque centrale européenne a plutôt bien agi en concertation avec les institutions communautaires. L'Europe a tenu.
Mais, aujourd'hui, on ne lui demande pas de tenir, mais d'avancer, ce qui est très différent !
Face aux extrémismes, le mieux est de relever la tête. Qui peut imaginer que le retour aux frontières nationales protégera de l'immigration ? Le rôle de Schengen est de fixer des règles qui sont la condition de la liberté de circulation. S'il faut les renforcer, j'y suis prêt. Mais, là encore, la solution est européenne. De même, qui peut prétendre que les Européens vivraient mieux sans la monnaie unique ? Ils se concurrenceraient par des dévaluations sauvages, et ce serait la fin du grand marché. Sans parler de la spéculation sur les dettes souveraines. Nous devons sortir par le haut: le statu quo, c'est la certitude de l'échec.
Q - Le plus grand risque n'est-il pas de voir monter ces partis populistes très charismatiques et aux discours très simples, qui parlent, eux, à l'oreille des peuples français, grec, belge, italien ?
R - C'est un risque. Mais la démocratie n'a jamais été un «long fleuve tranquille». Elle a surmonté bien des périls. Et elle a toujours gagné. C'est en doutant d'elle-même, en cédant sur ses principes, en compromettant ses valeurs qu'elle se met en faiblesse. Et c'est en étant frère de ses réussites qu'elle peut convaincre de poursuivre l'aventure !
Q - Comment expliquer la montée de ces sentiments nationalistes : la faute à la crise économique ?
R - Ce serait trop simple. Le nationalisme est une tendance née il y a déjà deux décennies. Il tient au manque de perspective et de dynamique collective. S'ajoute la peur du déclin. L'Europe est un continent chargé d'histoire. Certains pays vivent avec douleur la confrontation à la mondialisation.
Et puis parlons franchement : l'ouverture des frontières et donc à l'immigration. Ce qui nourrit le populisme, c'est également le rapport à l'islam. S'ajoutent les craintes des travailleurs face aux restructurations industrielles, la peur de beaucoup face à la montée en puissance des pays émergents et le conservatisme lié en partie au vieillissement de la population. La xénophobie fait le reste. Alors, sortir de la crise est nécessaire, mais il faudra faire bien davantage pour diminuer les égoïsmes nationaux et les aspirations identitaires.
Q - L'Europe est responsable ?
R - Oui, dans la mesure où ses dirigeants peinent à s'élever au-delà de leurs enjeux nationaux. Or, l'idée européenne doit être davantage revendiquée. Certes, ce n'est pas facile à vingt-huit ! D'où ma volonté de partir d'un noyau dur avec la zone euro et d'avancer plus vite avec les pays qui en décident librement.
Mais l'Europe doit aussi avoir davantage confiance en elle. Rappelle-t-on suffisamment qu'elle est la première puissance économique du monde ? Lorsque j'ai été élu, il y a dix-sept mois, l'Europe était regardée comme le continent malade du monde. Aujourd'hui, elle s'est relevée mais elle ne s'est pas tout à fait remise à marcher. La réponse n'est pas qu'économique: l'Union doit prendre davantage conscience de son rôle dans le monde. Sur les droits, les libertés, le développement, l'environnement et la sécurité. Sommes-nous sur chacun de ces sujets capables de porter nos propres convictions ?
Q - Trois jours à Bruxelles pour réinventer l'Europe. Cent personnalités vont débattre. Quelle est votre idée pour réinventer cette Europe de plus en plus impopulaire ?
R - L'Europe a surmonté la crise de la zone euro grâce à l'introduction de mécanismes de solidarité et de stabilité. C'est un pas important. Reste à relever le défi de la croissance et de l'emploi. Mais l'Europe, c'est un esprit. Or, ce n'est pas avec des critères, des procédures et des disciplines qu'on va convaincre les peuples. Lutter contre les populismes ne passera ni par l'appel au repli sur les États-nations ni par l'incantation aux États unis d'Europe. C'est en étant européen que l'on donnera confiance dans l'Europe, c'est-à-dire en donnant une perspective, un sens et, donc, un contenu. L'heure n'est pas aux modifications institutionnelles mais aux choix politiques.
Q - Si vous deviez citer trois mesures concrètes à prendre dans les mois qui viennent ?
R - D'abord, la jeunesse ! L'Europe doit être une chance pour les nouvelles générations, où qu'elles vivent sur le continent. Elle doit dans son budget orienter ses priorités vers la formation, la mobilité, la culture avec les nouvelles technologies et l'emploi. L'Europe ne peut pas admettre que, dans certains pays, près de 40 % des moins de 25 ans se situent hors du marché du travail. Si l'Europe ne retrouve pas le lien avec les nouvelles générations, l'idée qui l'avait fondée est perdue.
Le deuxième enjeu, c'est la lutte contre le réchauffement climatique. L'Europe au lendemain de la guerre a été une référence sur le plan démocratique. Aujourd'hui elle doit l'être sur le plan écologique. C'est elle qui doit montrer l'exemple en accélérant encore la transition énergétique et en hâtant la mutation vers une économie sobre en carbone. La France est disponible pour accueillir en 2015 la conférence sur le climat. Elle ne ménagera pas sa peine pour convaincre l'Union européenne de confirmer les objectifs de réduction des émissions de CO2.
Enfin, l'Europe doit faire toute sa place à l'économie numérique. Cet effort doit porter tout autant sur la fabrication des produits que sur les contenus et les usages. D'où le rôle majeur des industries culturelles et de l'«exception culturelle» que j'ai fait prévaloir dans la négociation commerciale avec les États-Unis.
Maîtriser les outils, mais aussi protéger les données. C'est un enjeu d'indépendance.
Q - On vous a vu, vous, sur le Mali, mais où est l'Europe dans ces confits ? Où est-elle en Syrie ? À Lampedusa ?
R - C'est la question de la présence et de l'influence de l'Europe dans le monde qui est posée. Les États-Unis n'entendent plus demeurer les gendarmes du monde - je ne les en blâme pas. L'Europe doit en tirer les conclusions pour elle-même! D'abord, promouvoir une action extérieure plus cohérente.
Ensuite, renforcer l'Europe de la défense en posant des objectifs en matière d'opérations, de capacité et de base industrielle. Ce sera l'objet du Conseil européen de décembre prochain. Enfin, accompagner les pays du Sud et notamment l'Afrique, pour qu'ils assurent eux-mêmes leur propre sécurité. Ce sera le sens du sommet que la France va organiser à Paris, au début décembre, avec l'ensemble de chefs d'État africains et la présence de l'UE. Nul besoin de traités ou de procédures pour y parvenir, c'est une affaire de volonté.
Q - Ne faudrait-il pas aussi des personnalités plus charismatiques à la tête de l'Europe ?
R - Demandez-le à ceux qui les ont choisies ! Ne soyons pas injustes sur les personnes, c'est affaire de choix politiques.
Q - Les chefs d'État nomment des gens qui ne leur font pas d'ombre ?
R - Ce n'est pas un bon calcul.
Q - Vous trouvez Herman Van Rompuy, le président du Conseil, trop pâle ?
R - Herman Van Rompuy a été très précieux dans la période que nous avons traversée. Il a permis des compromis entre les principaux États. Il a réussi, sur la question budgétaire, à trouver le passage. Il a présidé avec beaucoup de finesse le Conseil européen de juin 2012 qui a été décisif pour sortir de la crise de la zone euro.
Q - C'est Barroso alors qui est critiquable ?
R - La Commission est un collège. Et elle applique un programme que le Parlement européen et les chefs d'État et de gouvernement qui l'ont nommée lui ont demandé d'engager. Ce sera l'enjeu des prochaines élections européennes d'assurer son renouvellement.
Q - François Hollande voulait changer l'Europe. N'est-ce pas l'Europe qui a changé François Hollande ?
R - En mai 2012, je n'ai jamais pensé que, par la magie de ma propre élection, l'Europe allait changer en un seul jour. J'avais posé trois priorités : la croissance, la régulation de la finance et l'emploi des jeunes. Un an et demi après, regardons objectivement les choses.
1. Le pacte de croissance décidé en juin 2012 est mis en oeuvre avec la Banque européenne d'Investissement, qui a trouvé de nouvelles ressources, et la Banque centrale européenne, qui a introduit de nouveaux instruments. C'était la condition pour clore le «tout austérité». Je note que la croissance en Europe revient. C'est fragile, mais c'est la tendance de ces derniers mois.
2. La régulation de la finance a avancé. Parce que la nécessité a fait loi. L'Union bancaire, c'est-à-dire la supervision de tous les établissements financiers en Europe, est en place. La BCE en est responsable dans la zone euro et, à la fin 2014, une autre phase va s'engager avec la résolution des crises bancaires. Avec un tel dispositif, le scénario de 2008 aurait été évité. C'est un acquis important.
3. La jeunesse. Un an et demi après avoir posé cette priorité, c'est désormais le discours dominant au sein du Conseil européen. Mme Merkel a fait, pour partie, sa campagne sur ce thème. Et à Berlin s'est tenue une réunion européenne pour introduire la «garantie jeunesse». Elle sera prolongée par une rencontre de même niveau en novembre à Paris.
Q - Vous n'êtes pas déçu par la modestie de l'effort de relance, la lenteur, le retard ?
R - Pour régler la crise des dettes souveraines, des politiques d'ajustement étaient nécessaires. Mais il y a eu excès de zèle. La récession a été prolongée au-delà de ce qui aurait été indispensable. Aussi, après le choc de la crise des subprimes, la récession aura duré dix-huit mois£ après la crise budgétaire, quatre ans. Tirons-en la leçon !
Q - La différence de poids entre l'Allemagne et la France est plus grande que jamais. La France est-elle encore capable de tenir son rôle dans le couple franco-allemand ? En a-t-elle encore l'ambition ?
R - Le couple franco-allemand est une nécessité. C'est à la fois le produit de l'histoire et la condition pour que l'Europe avance. Quels que soient les responsables politiques à la tête de ces deux pays, cette conception commune a toujours prévalu. Cela veut-il dire que ces deux pays doivent avoir les mêmes structures industrielles, la même politique économique et les mêmes rapports sociaux ? Non. Le vrai problème réside dans le fait que l'Allemagne a une spécialisation qui l'amène à avoir un excédent de son commerce extérieur, quand la France traîne depuis dix ans un déficit structurel de sa balance commerciale. Mon obligation est de faire converger nos deux économies et de réduire les écarts de compétitivité.
Q - Y aura-t-il un changement à Berlin quand la grande coalition sera installée ?
R - Je ne veux surtout pas me mêler de la vie politique de nos amis allemands, mais il y aura sûrement des conséquences européennes selon le compromis qui sera trouvé. Ce dont je suis sûr, c'est que Mme Merkel est convaincue de la nécessité de prendre une initiative avec la France et de soutenir davantage la croissance et l'emploi.
Q - C'est-à-dire ?
R - Constituer un gouvernement économique pour la zone euro, assurer une présidence stable de l'Eurogroupe, coordonner davantage les politiques, achever l'Union bancaire, harmoniser les systèmes fiscaux et introduire enfin la taxe sur les transactions financières. Mais aussi assurer une meilleure convergence sociale avec la généralisation du salaire minimum.
Q - Avancer avec «les pays qui le voudront», cela vise qui ?
R - Aujourd'hui, nous devons partir de la zone euro qui représente l'espace de solidarité le plus grand pour renforcer notre capacité économique et politique sur certains sujets (énergie, infrastructures, numérique, défense), et constituer des coopérations renforcées avec les pays qui le voudront.
Je n'écarte donc personne mais je pense que l'Europe ne peut pas simplement attendre que les vingt-Huit se mettent d'accord. Le Royaume-Uni entend discuter de sa présence ou de sa participation à venir. Cela ne doit pas empêcher ceux qui le souhaitent d'avancer.