1 février 2010 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "L'Architecture d'aujourd'hui" de février 2010, sur le projet du Grand Paris.

AA : Voilà plus de deux ans, vous déclariez votre volonté de lancer une grande consultation auprès d'architectes français et étrangers pour envisager l'avenir de la Région capitale. Ce fut fait très rapidement. Pourquoi avez-vous estimé qu'il fallait un Grand Paris ?
Nicolas Sarkozy : Le Grand Paris est pour moi une évidence. Il suffi t de regarder une carte satellite ou de parcourir la région parisienne pour découvrir l'existence d'une vaste métropole qui déborde très largement du boulevard périphérique. C'est vraiment le secret le moins gardé de France ! Quelle que soit l'approche, celle du promeneur, de l'aviateur, du géographe ou de l'économiste, on voit assez bien les contours de cette métropole. Elle relie et intègre les deux aéroports de Roissy et d'Orly, elle s'étend jusqu'aux villes nouvelles, jusqu'à la forêt de Saint- Germain-en-Laye, jusqu'au plateau de Saclay...
Vous savez, je pense qu'un jour on ne parlera plus du Grand Paris. On parlera de Paris, tout simplement. Les habitants de Manhattan se pensent new-yorkais aussi bien que les habitants du Bronx ou de Brooklyn. Le jour où il n'y aura plus que des Parisiens, des Parisiens de Montmartre comme des Parisiens de Saint-Ouen, d'Ivry ou de Versailles, nous aurons vraiment fi ni de faire le Grand Paris. C'est un long chemin...
AA : Pouviez-vous imaginer, à l'époque, que le sujet passionne et suscite autant d'intérêt de la part des architectes, des élus, mais également de la population venue nombreuse visiter l'exposition du Grand Paris à la Cité de l'architecture et du patrimoine ?
N.S. : J'étais certain que beaucoup de gens partageaient ce sentiment de décalage entre une réalité vécue - celle de la métropole parisienne - et la réalité administrative et politique, celle d'une myriade de petites collectivités distinctes, qui ne parviennent pas toujours à s'organiser pour gérer des questions qui dépassent largement leur périmètre d'intervention. J'étais certain qu'il y avait urgence à agir au niveau adéquat - métropolitain. J'étais certain que ce sentiment d'urgence était partagé par des millions de Franciliens, qui vivent au quotidien la « galère » des transports publics. Naturellement, quand on parle de transport, on en vient aussitôt à parler du logement, du travail, du prix du foncier. En réalité, aucune question ne peut être traitée indépendamment des autres.
Nos concitoyens savaient déjà que « ça ne tourne pas rond » dans le Grand Paris. Mais le travail réalisé par les dix équipes d'architectes urbanistes a été fondamental pour que ce sentiment, diffus, inconscient, se cristallise dans une prise de conscience, réelle, dans des images, précises. Il fallait ce travail collectif pour faire apparaître de nouvelles représentations de l'espace parisien, pour faire tomber toutes les oeillères qui limitaient artifi ciellement Paris à son enceinte périphérique. Toutes les équipes, sans exception, ont souligné cette évidence. Richard Rogers et Mike Davis ont eu cette formule choc, qui résume tout : Paris est « un coeur coupé de ses membres ». Un coeur dont l'équipe de Jean Nouvel a montré à quel point il est menacé d'infarctus, du fait de l'incapacité à répondre aux besoins de circulation des populations et des marchandises.
Un an après, grâce aux travaux des architectes, nos « cartes mentales » ne sont plus les mêmes. J'ai récemment prononcé mes voeux à l'adresse des acteurs de notre vie culturelle à la Cité de la musique, sur le parc de la Villette. C'est en ce lieu qu'est édifi ée, en ce moment même, la grande salle de concert de la Philharmonie de Paris. C'est un projet conduit en partenariat avec la Ville de Paris et la Région Île-de-France, un projet auquel je crois beaucoup. Or, savez-vous que certains Parisiens considèrent encore que c'est une folie de construire cette salle à l'extrême périphérie de Paris ? Alors que le bassin de la Villette est en plein centre du Grand Paris ! Rappelez-vous, il y a eu le même débat à propos de la construction de l'Opéra Bastille, il y a vingt ans. Certains pensaient que c'était « une mauvaise réponse à un problème qui ne se posait pas ». Alors que cet opéra fait maintenant salle comble tous les soirs ! Roland Castro propose d'ailleurs d'en bâtir un à Gennevilliers. Donc je pense que La Villette, c'est déjà un bon compromis. Vous savez, j'ai la responsabilité de penser à l'épanouissement de soixante millions de Français, et parmi ceux-ci, des 8 millions d'habitants qui composent le Grand Paris.
AA : Vous avez déclaré que « la civilisation commence quand la politique et l'esthétique se lient l'une à l'autre », et c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une certaine manière, avec la consultation du Grand Paris. Quel projet de civilisation souhaitez-vous voir émerger de cette aventure ? De quelle métropole parisienne rêvez-vous ?
N.S. : Vous avez raison d'insister sur cet enjeu fondamental. Je vais prendre un exemple décalé. Aujourd'hui, tout le monde s'extasie sur les performances d'une grande entreprise américaine qui vend des téléphones portables et des tablettes électroniques qui permettent de regarder des films et de lire des livres. Pourquoi ce succès planétaire ? Est-ce parce que ces objets sont efficaces ? ergonomiques ? esthétiques ? La réponse est que ces produits combinent les trois dimensions, au plus haut degré : cette entreprise a compris que l'homme a des besoins subtils. Il a soif de sens, de beauté et de plaisir, aussi bien que d'efficacité, et le prix est rarement le premier moteur de l'action. C'est la même chose pour les villes, et l'architecture, c'est le design des villes.
Ce n'est pas un hasard si l'invention de la ville est contemporaine de l'invention de la poli-tique, car la politique c'est avant tout la gestion des affaires de la cité. La qualité de la vie dans la ville, ça commence par la qualité de l'architecture de la ville. Il faut éviter un malentendu, très répandu malheureusement, qui réduit l'architecture au dessin des façades des immeubles. Quand j'ai organisé une grande compétition architecturale pour construire le nouveau ministère de la Défense, dans la Cité de l'air de Balard, on a voulu me rassurer en disant qu'il y aurait un « geste » architectural. Mais ce qui m'importe, ce n'est pas de « faire un geste » sur un mur ou un monument, c'est d'assurer la qualité de la construction, dans sa totalité, c'est d'établir une harmonie entre les fonctions et les formes, entre le dedans et le dehors, entre un « quartier de ville », créé par le nouveau ministère de la Défense, et le reste d'un paysage urbain en pleine transformation. Ce qu'il faut, c'est penser une imbrication intelligente, harmonieuse, entre le XVe arrondissement et Issy-les-Moulineaux. La construction d'un grand complexe immobilier, avec des bureaux, mais aussi des logements, doit y contribuer. Tout comme la Philharmonie doit contribuer à faire du bassin de la Villette un espace ouvert qui renforce les liens entre le XIXe arrondissement et Pantin, en escamotant le plus possible le mur que constitue le boulevard périphérique.
L'architecture d'une ville, bien au-delà des symboles ponctuels constitués par tel ou tel monument, c'est donc l'agencement réussi et harmonieux entre des espaces privés et des espaces publics, c'est la réponse intelligente et belle - osons un peu parler de beauté - à des besoins humains qui sont subtils et complexes. La ville n'est pas une « machine à habiter », je récuse absolument cette formule. La ville doit évidemment répondre à des besoins primaires puisqu'on veut tous pouvoir « habiter, travailler, circuler », mais elle doit surtout répondre à des exigences humaines, à des aspirations spirituelles : il est impossible de les réduire à des normes techniques et à des ratios d'occupation des sols. S'il y a une chose à bannir avec certitude, c'est la ville préfabriquée, la ville franchisée avec ses enseignes publicitaires, la ville fonctionnelle sans âme, découpée en zones étanches, livrée en tranches aux promoteurs. Un grand architecte a dit, je crois, que la grande ville doit être « une accumulation de mystères plus qu'une somme de certitudes ». C'est vrai. On a besoin d'identité, on a besoin de sécurité, mais on a aussi soif de surprises, de découvertes, de rencontres, d'imprévus. L'époque n'est plus à couler des dalles de béton mais à les percer, pour retrouver le vivant. L'époque n'est plus à l'étanchéité mais à la porosité, comme l'ont dit Paola Vigano et Bernardo Secchi.
Il est encore difficile de parler d'architecture aujourd'hui - mais la renaissance de votre revue va y contribuer - parce que nous vivons dans une civilisation technicienne qui se repaît de chiffres, de quantités, de pourcentages. Mais, de la même façon que l'Union soviétique a sombré dans son obsession de produire toujours plus de tonnes d'acier, la crise énergétique et la crise écologique nous aident à quitter cette époque productiviste et affairiste. Le XXe siècle a été celui de la technique, je pense que le XXIe siècle sera celui du vivant.
Vous avez noté le succès planétaire du film Avatar. On peut dire que c'est le résultat d'une superproduction hollywoodienne, avec sa débauche d'effets spéciaux, son marketing de masse qui écrase la concurrence. Mais je l'explique surtout par la force du message humaniste véhiculé par le film, qui rejoint les messages des créateurs français qui ont fait les films Océans et Home. Nous devons revenir à une forme de sagesse. Ce qui doit gouverner l'action des politiques, aujourd'hui, c'est le sens de la mesure, c'est l'union des valeurs morales et esthétiques, le beau, le bon et le juste, c'est la recherche d'une harmonie perdue avec la nature.
AA : Venons-en maintenant, si vous le voulez bien, au travail des dix équipes. Parmi tous les projets, les idées ou les démarches qui ont été proposés, quels sont ceux et celles qui vous ont le plus surpris, que ce soit par leur radicalité ou par leur originalité ?
N.S. : J'ai surtout été séduit par ce qui réunissait ces équipes. Ce n'était pas garanti. Vous le savez, j'avais souhaité la plus grande liberté possible, le cahier des charges pouvait se résumer en une phrase : dessinez-nous la ville de vos rêves, et faites que ce rêve soit accessible et réalisable, car nous devons construire une capitale durable, « post-Kyoto ». Il y avait donc un risque d'éparpillement, un risque d'opposition, qui aurait rendu la suite de la démarche difficile puisqu'il aurait fallu trancher et exclure. Or, Roland Castro l'a bien résumé, le jeu des ego, le jeu des « je », a fait émerger un « nous ». Nous avons à présent un socle commun de principes et de réflexions, qui s'appuie sur une philosophie humaniste. C'est d'ailleurs de cette convergence qu'est née, de façon tout à fait collective, l'idée de créer un Atelier du Grand Paris. Un Atelier qui réunirait toutes les équipes pour analyser et coordonner ces différentes propositions, pour proposer aux politiques un projet urbain global.
Ce projet, il s'inscrit nécessairement dans une histoire : Paris nous est donné en héritage. Et c'est un très bel héritage, tous les architectes en conviennent, même s'il a été mis à mal parce que personne ne s'est soucié de le gérer dans sa globalité et dans sa cohérence de métropole. Il serait donc vain de vouloir faire du passé table rase. La noblesse de notre tâche est au contraire d'apprivoiser notre passé, d'en corriger les erreurs, et de l'adapter aux besoins des générations actuelles et futures. Il y a un potentiel formidable pour réinventer Paris, à condition qu'on assouplisse intelligemment les contraintes, les réglementations, à condition qu'on change les mentalités.
Tout le territoire de l'agglomération est concerné. En faisant l'addition de tous les « délaissés urbains », l'équipe d'Yves Lion a identifié des friches équivalentes à deux fois la surface du petit Paris historique ! Des nappes de parkings, des champs urbains, des cités à l'abandon, des no man's land, où personne n'ose aller. Il y a des centaines de territoires à humaniser, à recoudre, à désenclaver, à densifier... Nous devons d'autant plus humaniser et verdir la ville que nous devons aussi, en parallèle, augmenter la densité urbaine pour des raisons écologiques.
C'est un défi à relever : il faut intensifier les constructions pour limiter les besoins de déplacement, tout en renforçant la nature dans la ville. Cela implique d'affronter sans tabou la question de la densité et de la hauteur des constructions. Chaque fois que c'est possible et pertinent, il faut ajouter des étages aux immeubles, bâtir de nouvelles tours, ou même simplement recoller les maisons les unes aux autres. Ça veut dire qu'il faut stopper d'urgence une dérive pavillonnaire qui gangrène nos paysages, à Paris et bien au-delà : toute la France est menacée par le mitage des paysages. Entre les petits pavillons et leurs jardinets clôturés, reproduits à l'infini, et la grande barre HLM posée au milieu de nulle part, il y a une tradition à retrouver, celle qui a conduit à la naissance des rues, des îlots, des places et des parcs publics, celle qui a fait nos villes européennes. Voir nos rues transformées en bretelles d'autoroutes, nos places remplacées par des ronds-points en cascade, c'est moche, c'est indigne.
Ce n'est pas un hasard si la plupart des équipes ont insisté sur le rôle majeur que doit jouer la Seine dans le développement du Grand Paris : la Seine comme « connecteur urbain », comme l'a décrit Djamel Klouche, la Seine comme espace naturel, comme filtre dépolluant, comme paysage, comme rythme de l'espace et du temps au fi l de ses méandres, sans oublier la Seine comme espace de communication et de voyage. Ce n'est pas non plus un hasard si l'équipe de Richard Rogers a imaginé un système d'« armatures vertes », pour amener la nature jusqu'au coeur du petit Paris en empruntant par exemple les grandes percées ferroviaires, en rendant ces armatures « intelligentes » pour assurer aussi le fonctionnement d'une métropole moderne avec ses nouvelles technologies et ses réseaux d'information.
La métropole parisienne telle que je l'imagine dans le futur, ce n'est donc pas une forme unifiée, ce n'est pas un territoire découpé en zones, c'est au contraire une très grande diversité de territoires et de formes, avec des identités fortes, et qui communiquent. Djamel Klouche a très bien repéré et analysé l'étendue de cette diversité urbaine - et parfois rurale - dans le Grand Paris : l'urbanisation anarchique a souvent produit le pire, mais elle a parfois préservé le meilleur.
À mesure que l'on va entrer dans le vif du sujet au sein de l'Atelier du Grand Paris, il y aura forcément des débats plus houleux entre les équipes, entre les élus aussi. Il y a ceux qui croient encore au « radioconcentrique », ceux qui pensent « multipolaire », ceux qui défendent le « polycentrisme ». J'ai plutôt tendance à penser que le petit Paris historique sera pour longtemps le coeur de la capitale. Pour autant, il faut renforcer les nouvelles centralités qui émergent en périphérie. Certaines villes nouvelles y ont contribué, mais il était illusoire de penser qu'on pouvait résoudre le problème des banlieues simplement en les enjambant. Il faut prendre aujourd'hui la question des banlieues à bras-le-corps, il faut les intégrer comme jadis Paris a intégré les faubourgs, il faut redistribuer les richesses, il faut régler les problèmes de logement et d'accessibilité, et il faut accompagner le développement des industries et des services. Il faut faire tout cela sans affaiblir le centre, pour éviter que se développe un « syndrome de Venise », qui ferait de Paris-centre un musée à ciel ouvert, envahi par les touristes mais déserté par ses habitants et ses entreprises, une sorte de coeur de pierre, magnifique mais fossile.
Vous évoquez des propositions radicales. Peut-être que le travail le plus osé est celui d'Antoine Grumbach, qui propose un Grand Paris qui s'étend jusqu'au Havre. Vous aurez remarqué que, loin d'écarter cette idée, je l'ai aussitôt reprise à mon compte. Dans mon esprit, il ne s'agit pas de construire une aire urbaine continue jusqu'à la plage du Havre, ce serait absurde. Mais Paris-Le Havre est à l'évidence un axe de développement très pertinent : il faut que les exercices de planification stratégique prennent en compte cette dimension, qui fait du Havre le port de Paris, de la même façon que le canal Seine Nord unira le bassin de la Seine au réseau fluvial européen. Il faut même aller au-delà. À l'heure de l'Internet, la puissance des « villes mondes » du XXIe siècle n'a plus rien à voir avec les frontières traditionnelles. Si nous parvenons à libérer le potentiel de croissance de la métropole parisienne, son rayonnement devrait s'exercer sur tout le territoire national, et même induire une variation vers l'ouest et le sud des axes de croissance de l'Europe.
Je note que la consultation internationale du Grand Paris a déjà suscité une dynamique de discussion entre les maires de Paris, de Rouen et du Havre, entre les autorités portuaires, et entre les conseils régionaux d'Île-de-France et de Normandie, avec l'idée de faire une grande région de dimension européenne. Tout cela est très prometteur. Pourvu qu'on place l'intérêt général au-dessus des querelles de pouvoirs entre édiles locaux, il en sortira nécessairement de grandes choses pour notre pays.
AA : Et quels sont ceux et celles que vous souhaiteriez voir mis en oeuvre le plus rapidement, hormis le projet de transport dont nous parlerons dans un instant ?
N.S. : Les questions relatives au transport, au logement et à l'emploi, sont vitales et prioritaires. Les enjeux écologiques et culturels sont tout aussi importants, y compris pour résoudre le problème de la délinquance urbaine, qui est l'expression d'un mal-être profond. Il ne peut pas y avoir de réponse uniquement sécuritaire aux violences urbaines, car elles trouvent leur origine dans des frustrations et des aspirations multiples. L'accès à l'emploi est aussi capital que l'accès à des équipements culturels et sportifs. Pouvoir emprunter un transport public efficace est aussi essentiel que pouvoir s'évader dans un parc ou contempler un beau paysage.
Pour cette raison, il me semble important de conduire tous les projets ensemble, de front. Comme le résume Richard Rogers, il faut que 1.000 projets s'épanouissent.
J'ai déjà évoqué certains de ces projets le 29 avril dernier, j'en annoncerai d'autres lors de l'inauguration officielle de l'Atelier international du Grand Paris, qui aura lieu conjointement avec le maire de Paris et les autres collectivités publiques concernées, au début du mois d'avril.
AA : Plusieurs équipes ont proposé la construction de lieux symboliques, « des sortes de repères du Grand Paris », afin, comme le dit l'architecte Paul Chemetov, qui a présidé le comité scientifique de la consultation du Grand Paris, de « donner un sens commun à notre vie, à nos destins ». Quels seraient pour vous quelques-uns de ces repères ?
N.S. : J'ai cité la Philharmonie de Paris, qui sera un magnifique symbole architectural autant qu'une salle de concert et un complexe d'éducation artistique. Les promeneurs pourront gravir cette colline urbaine pour contempler le parc de la Villette et unir Paris et Pantin d'un même regard.
J'ai cité la Seine : il est important que les artistes s'approprient ses rives à l'image de ce qu'ils ont fait sur la Loire, le Rhône et la Garonne, à Nantes, à Lyon et à Bordeaux. Dani Karavan propose d'édifier des monuments permettant d'identifier la continuité d'un parcours joignant Paris au Havre : c'est une idée très stimulante. Tout comme celle de Frank Gehry de « relooker » la tour Montparnasse, pour en faire un symbole de la créativité échevelée du nouveau Paris, en effaçant du même coup ce qui était devenu l'emblème de la banalité architecturale.
Un autre exemple va vous surprendre. Le groupe Auchan souhaite construire un très grand complexe commercial, culturel, sportif et récréatif, un équipement unique dédié aux cultures européennes, qui posséderait une architecture exceptionnelle. Ce prototype d'un nouvel « urbanisme commercial à visage humain » pourrait constituer un repère important du nouveau Paris, et je serais heureux qu'il voie le jour dans un quartier sous-équipé du Nord-Est parisien, entre Paris et Roissy. Après avoir défiguré tant de paysages, tant d'entrées de villes, l'urbanisme commercial et industriel doit aussi faire sa révolution, nous devons l'encourager.
De façon plus modeste, il est important que la signalétique urbaine soit belle, et qu'elle identifie le Grand Paris. Cela va du dessin de l'Abribus au visage des grandes tours. Vous l'aurez compris, il faut à la fois des signes d'appartenance commune à une même métropole et à une même histoire et, dans le même temps, il faut préserver et soutenir ce qui fait que chaque lieu est unique, a sa propre identité. Un quartier « à taille humaine » permet à chacun de se sentir bien et de vivre en harmonie avec ses voisins. Mais si ce quartier est trop fermé, si cette identité est trop exclusive, elle peut nourrir un esprit de clocher, et un jour on se retrouve avec des « bandes » qui se font la guerre entre « cités ». Il faut donc nourrir aussi le sentiment d'appartenance à une même capitale. De la même façon qu'on peut être fier d'être Français tout en étant Européen et « citoyen du monde ». L'identité se nourrit de la proximité, mais s'enrichit du métissage et de l'échange avec ce qui est loin.
AA : Vous avez souhaité que « la réflexion des architectes et des urbanistes constitue le point de départ de l'élaboration du projet du Grand Paris ». Parallèlement, vous avez confié au secrétaire d'État chargé du Développement de la Région capitale le soin de proposer un réseau de transport reliant des pôles économiques et scientifiques aux grands aéroports parisiens. D'aucuns ont pu s'interroger sur cette « double consultation » qui venait de surcroît s'ajouter au Schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif). Qu'avez-vous à leur répondre ?
N.S. : Quand on dispose d'un temps limité pour conduire un projet compliqué, il n'est pas interdit de lancer plusieurs démarches en même temps, ni de mobiliser plusieurs équipes sur les mêmes sujets. C'est la raison pour laquelle j'ai fait appel à dix équipes d'architectes urbanistes au lieu d'une seule, en prenant des Français aussi bien que des étrangers. Le secrétaire d'État au Développement de la Région capitale a de son côté réalisé un travail très approfondi sur les questions économiques et sur le sujet des transports. Il n'y a aucune contradiction entre ces démarches. S'il y a parfois des nuances et des divergences, il y a encore plus de convergences. Par exemple, le concept du métro automatique rapide est né des travaux de Christian Blanc aussi bien que de ceux de Jean-Marie Duthilleul. D'autres débats vont avoir lieu, et nous veillerons à ce que le nouveau système de transport, qui sera stabilisé en 2011, associe le meilleur de toutes les propositions.
Sur les questions économiques, Christian de Portzamparc a aussi mis en évidence des dynamiques de développement qui rejoignent les constats du secrétariat d'État. Enfin, le Sdrif n'a pas été écarté en bloc. Il faut au contraire en garder le meilleur, en l'intégrant dans la dynamique de cette nouvelle approche. Car les exercices de planification passive, qui définissent des interdictions et des règles, doivent aujourd'hui laisser la place à une démarche de projet collectif, qui mobilise des énergies pour réaliser et coordonner des actions.
Avec la mise en place de l'Atelier international du Grand Paris, nous disposerons, avec les collectivités territoriales, d'un instrument qui permettra de concrétiser non pas un schéma mais une politique partagée, pour aider à mettre en oeuvre non pas des règles mais des projets. Et en respectant toujours un principe de subsidiarité. Il faut être ferme sur les choix structurels, souple et pragmatique sur le reste.
AA : La multiplication des visions et des projets, témoins du dynamisme, et de l'attractivité de la région parisienne, porte aussi le risque que les projets se concurrencent. Le député Gilles Carrez, dans un rapport que vous lui aviez commandé, est confiant dans la capacité de la Région aux grands investissements, mais insiste sur leur répartition dans le temps. La vente du foncier et de droits à construire serait insuffisante : comment envisagez-vous de financer durablement ces défis majeurs ?
N.S. : Je suis convaincu que c'est de l'attractivité de la métropole que naîtra la compétitivité. En attirant les talents et les capitaux grâce à la qualité des équipements et des services, on créera les richesses qui viendront ensuite rembourser les investissements. Il faut amorcer une dynamique vertueuse. La France ne souffre pas d'un excès de projets mais d'un manque d'ambition et de projets. Au XIXe siècle, Malthus conseillait de réduire la natalité parce qu'il avait peur qu'une population trop nombreuse épuise la terre et conduise à la famine. Il oubliait que c'est l'homme qui crée la richesse ! Les civilisations qui prospèrent sont celles qui n'ont pas peur de se développer. La France a retrouvé une natalité vigoureuse, signe de sa confiance dans l'avenir. Il faut que les dirigeants, qu'ils soient politiques ou économiques, fassent preuve du même dynamisme et du même volontarisme. L'austérité n'est pas une vertu. Le repli sur soi, ce n'est pas une politique réaliste, c'est une attitude défaitiste.
Ensuite il faut tenir compte de tous les coûts, et pas seulement des coûts directs. Il faut prendre en considération ceux des pollutions et des gaspillages pharaoniques constitués par les milliers de kilomètres d'embouteillages annuels et par les dysfonctionnements continuels constatés aujourd'hui dans les transports publics. Ces gaspillages et ces surcoûts s'élèvent à plusieurs milliards d'euros par an. Il faut aussi faire les choix techniques les moins dispendieux. S'agissant du métro automatique rapide, on fera en sorte de construire les voies et les gares à l'air libre partout où ce sera possible, pour réduire les dépenses, et aussi pour que voyager soit un plaisir.
AA : Vous aviez souhaité la fin du « fonctionnalisme », qui sépare et désunit les villes. À la lecture du projet de loi sur le Grand Paris en cours de discussion, de très nombreuses voix ont donné l'alerte sur le fait que le schéma envisagé, articulé autour d'une infrastructure de transport et de pôles économiques, risquait de renforcer la spécialisation des territoires. Pourriez-vous les rassurer ?
N.S. : La loi sur le grand Paris en cours de discussion au Parlement n'épuise pas la question du Grand Paris ! Elle fournit des outils permettant de traiter rapidement les problèmes les plus urgents, ceux des transports en particulier. Cette loi ne fige aucun schéma, bien au contraire. Elle donne compétence à l'Atelier du Grand Paris pour que le schéma de transport soit cohérent avec les choix en matière d'habitat, par exemple. La loi fournit aussi des instruments juridiques qui permettront de mieux contractualiser avec les collectivités locales sur les questions d'aménagement urbain.
Il faut être clair : au XXIe siècle, l'État ne peut plus faire de ville nouvelle, l'État ne peut plus créer des pôles de croissance, l'État ne peut plus décréter là où les gens vont habiter. L'État pas plus que les autres collectivités. Les pouvoirs publics doivent en revanche accompagner des mouvements et encourager des dynamiques qui sont largement spontanées £ ils doivent résoudre les problèmes et éviter les impasses de toute nature, qu'elles soient économiques, sociales, culturelles ou écologiques. Entre le dirigisme et le « laisser-faire », nous devons exercer une action régulatrice et correctrice, avec une planification flexible et évolutive, plutôt qu'avec des grands schémas rigides.
Personne ne peut contester le fait que le développement du Grand Paris doit concerner l'ensemble des populations et des territoires. Et la richesse du territoire parisien, ce n'est pas son hyperspécialisation, c'est au contraire la diversité de ses entreprises, de ses industries et de sa culture. Les travaux de Christian Blanc et des architectes ont bien montré qu'il y a des pôles plus denses et plus dynamiques que d'autres, mais leur renforcement n'affaiblira pas les autres territoires, bien au contraire il y aura un effet d'entraînement.
Pour qu'il y ait cet effet d'entraînement et de stimulation, il faut un schéma des mobilités qui couvre l'ensemble du territoire, avec un maillage qui ne laisse personne au bord du chemin. En construisant une armature « primaire » permettant une circulation très rapide d'un bout à l'autre du Grand Paris, complétée par des dessertes de proximité très capillaires, chacun pourra vivre où il souhaite et travailler où il trouve un emploi, sans passer sa vie dans les transports. En renforçant la mixité des territoires, on permettra aussi plus facilement aux gens d'habiter à proximité de leur lieu de travail.
AA : La réduction des inégalités territoriales a été évoquée au long de cette consultation. La construction massive de logements aussi. Le chiffre de 70.000 logements par an a été acté comme un objectif pendant vingt-cinq ou trente ans. Cette année encore, les objectifs ne seront pas atteints. La vie de nombreuses familles en dépend, mais la loi sur le Grand Paris est silencieuse sur le sujet. Quels moyens mobiliser pour amener les élus locaux à cet objectif ?
N.S. : C'est en effet un objectif ambitieux mais nous n'avons pas le choix. Les territoires existent pour accueillir ces logements supplémentaires dans l'enceinte du Grand Paris, et nous devons créer de l'attractivité dans l'ensemble de ces territoires.
Au niveau national, nous avons déjà réorienté l'effort de l'État pour construire davantage, en privilégiant les zones denses, et celles où la demande est la plus importante. Le soutien à l'investissement privé locatif a aussi été recentré. Le parc social fait également l'objet de tous les soins : au plan national, 120.000 logements sociaux ont été financés en 2009, trois fois plus qu'en l'an 2000, et nous allons y consacrer près de cinq milliards d'euros en 2010 avec un ciblage particulier sur le Grand Paris. Un programme d'achat de logements vacants sera aussi mis en oeuvre prochainement en Île-de-France, en partenariat avec les organismes de logement social.
Nous devons aller encore plus loin et libérer la construction immobilière, à travers un urbanisme qui parte des projets et qui n'hésite pas à déroger aux normes, pour créer de la surface constructible et pour faire baisser les prix du foncier. Le plan « ville durable » et le Grenelle de l'environnement fournissent les outils nécessaires. S'il le faut, nous les compléterons en fonction des préconisations de l'Atelier du Grand Paris. Nous devons libérer la création, nous devons libérer la construction. Nous devons « dézoner », nous devons « délégiférer ».
Pour réussir le pari du logement, nous devons enfin mobiliser l'ensemble des acteurs : les maires, les intercommunalités, les constructeurs, les organismes de logement social, les aménageurs, les établissements publics, la Caisse des dépôts et consignations...
Nous devons - et donc nous allons - tenir cet engagement de construire 70.000 logements par an.
AA : L'Atelier international du Grand Paris, que vous allez inaugurer au Palais de Tokyo, sera composé de représentants du gouvernement, d'élus siégeant au conseil d'administration, des dix équipes formant le conseil scientifique. Il doit rédiger une charte du Grand Paris présentée comme une « anticharte d'Athènes », proposer puis mettre en oeuvre un projet urbain global. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément son rôle ?
N.S. : L'Atelier international du Grand Paris est voué à jouer un rôle fondamental dans la conception et dans la mise en oeuvre d'un nouveau projet urbain. Comme il s'agit d'un projet collectif, qui implique plusieurs centaines de maires, il faut que chacun partage le même constat, la même ambition et la même philosophie d'action. Je crois que certains architectes ont émis l'idée de faire une « charte » pour rappeler les principes fondateurs que nous envisageons tous : un grand Paris à visage humain, dense, écologique, mixte, créatif.
Mais l'essentiel n'est pas de faire des textes, c'est d'agir. L'Atelier permettra aux dix équipes d'architectes urbanistes de confronter leurs travaux, de préciser leurs propositions et de coordonner les actions. On pourrait même parler des « Ateliers », au pluriel, car il faudra constituer plusieurs groupes de travail pour traiter des différents thèmes et territoires. Ces Ateliers proposeront aux décideurs politiques des concepts, des projets et des actions. Ils permettront de concevoir un « label Grand Paris », qui pourra être octroyé à tous les projets qui répondent aux critères du Grand Paris, quels que soient leurs initiateurs : une ville, une association, l'État, un opérateur.
Avec cette instance de conception et de coordination, et grâce à cette méthode pragmatique, nous devrions parvenir à gérer, ensemble, un projet rendu complexe par le très grand nombre de décideurs, de sujets, de territoires, et par l'interaction constante de chaque composante et de chaque décision sur tous les autres. C'est le propre de tout système et la métropole est un système £ en plus c'est un système vivant !
AA : Vous avez affirmé qu'il fallait définir un projet collectif avant d'envisager la gouvernance. Le projet de loi du Grand Paris, qui définit les compétences de la Société du Grand Paris pour construire le réseau de transport et négocier les contrats de développement territorial avec les communes, ne dessine-t-il pas une forme de gouvernance nouvelle, que l'on pourrait qualifier de type « industriel » ? Pourrait-elle durer ?
N.S. : La loi du Grand Paris fournit des outils techniques et juridiques qui permettent d'avancer rapidement dans la réalisation de chantiers prioritaires, tout particulièrement pour traiter l'urgence des transports publics. Ce sera en effet le tout premier rôle de la Société du Grand Paris.
L'Atelier interviendra dans un cadre différent, avec une gouvernance beaucoup plus ouverte et partagée, pour travailler à l'ensemble des questions urbaines, la structure de la métropole, le logement, la mobilité, l'activité, l'écologie, la culture, les sports...
L'État ne peut pas se désintéresser de territoires qui produisent près d'un tiers des richesses nationales. Même si les collectivités locales en sont naturellement les gestionnaires, elles ne disposent pas pour l'instant des instances de coordination nécessaires. L'objectif de l'Atelier est donc de faire converger les efforts de tous, avec les recommandations des meilleurs experts, pour éclairer les choix et les décisions qui reviennent au pouvoir politique.
De plus en plus de maires rejoignent Paris Métropole et je m'en réjouis. Paris Métropole pourrait préfigurer une future assemblée métropolitaine. Car il faudra bien à terme aboutir à une entité métropolitaine, comme c'est le cas du Grand Londres ou de New York. Il peut y avoir un débat sur la séquence, et l'équipe de Richard Rogers propose plutôt de résoudre la question de la gouvernance en même temps que les autres chantiers. Il est vrai qu'il est toujours plus facile de courir un 100 mètres plat qu'un 100 mètres haies. Mais la France est la France. Il vaut mieux prendre le temps de faire mûrir le consensus autour d'une vision partagée, rendre visible et compréhensible le projet de la métropole parisienne, avant de révolutionner les institutions. Pour cela, je sais compter sur la force de conviction des architectes urbanistes, je sais compter sur la conviction des millions de citoyens du Grand Paris, et je sais compter sur la maturité politique des décideurs locaux. Cette gouvernance est nécessairement provisoire £ à mon sens, elle ne devra pas dépasser dix ans. Nous devrons ensuite trouver un nouvel équilibre entre l'État et les collectivités locales.
AA : De quelle manière concevez-vous la participation des habitants aux projets du Grand Paris ?
N.S. : De la façon la plus simple, la plus large, la plus constante, la plus efficace. 210.000 personnes sont venues à la Cité de l'architecture découvrir l'exposition consacrée au Grand Paris. Je souhaite que le public soit plus nombreux encore à participer aux travaux de l'Atelier, qui organisera régulièrement des colloques et des expositions, sur tout le territoire. Je souhaite aussi que les différents Ateliers puissent examiner les projets qui remonteront du terrain, qu'ils viennent des élus locaux, des associations, ou directement des citoyens. Les projets les plus intéressants pourraient recevoir un label du Grand Paris, ainsi que des financements.
Ce sera donc un Atelier international mais aussi un Atelier interactif, qui fera très largement participer la société civile. D'ailleurs, nous aurons pleinement atteint notre objectif si cette dynamique déborde largement des cadres institutionnels. Planter un arbre, rehausser son habitation d'un étage ou d'une couverture végétale, renoncer à un transport polluant, créer une entreprise ou une association dans un quartier difficile, c'est ça aussi, la construction du Grand Paris. Le Grand Paris sera l'oeuvre de tous et l'oeuvre de chacun.
AA : Dans quelle mesure ce vaste chantier du Grand Paris est-il pour vous l'occasion de reformuler l'équation démocratique de l'Île-de-France ?
N.S. : Les principes de notre démocratie - liberté, égalité, fraternité - doivent s'appliquer dans le Grand Paris autant qu'ailleurs. À l'évidence, il faut inventer des conditions permettant plus de liberté : liberté de construire plus et mieux £ liberté de circuler plus vite et plus écologique £ liberté de créer plus facilement des projets et des entreprises. Il faut également plus d'égalité et plus d'équité : autant il faut oublier les clivages droite /gauche pour construire le Grand Paris, autant il faut remédier à de nombreux déséquilibres économiques et géographiques, entre l'Est et l'Ouest, entre le centre et les périphéries... Nous pouvons aussi imaginer un Grand Paris plus fraternel, si nous parvenons à rendre à chaque habitant sa fierté d'appartenir à la fois à un quartier où il fait bon vivre, et à une grande métropole mondiale. Ce sera naturellement aux citoyens du Grand Paris de permettre la réalisation de cette « équation démocratique », et de valider les choix qui devront être faits tout au long de cette construction collective. Nous allons réussir car nous devons réussir. Ensemble.