17 octobre 2008 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "Le Soleil" du 17 octobre 2008, notamment sur les relations franco-québécoises et franco-canadiennes.


QUESTION - Plusieurs commentateurs estiment que la crise financière mondiale a révélé la nécessité d'une intervention étatique forte dans l'économie, sans quoi le capitalisme dérape immanquablement. Où se trouve selon vous, le juste milieu ? Jusqu'où l'intervention de l'Etat est-elle bénéfique, et quand devient-elle nuisible pour l'économie ?
LE PRESIDENT - Ma conviction, c'est que cette crise financière n'est pas la crise du capitalisme, ni celle de l'économie de marché. C'est au contraire la crise d'un système qui s'est éloigné des valeurs les plus fondamentales du capitalisme. Le capitalisme auquel je crois, c'est celui qui donne la primauté à l'entrepreneur, pas au spéculateur £ c'est celui qui récompense le travail, l'initiative.
La crise actuelle doit nous inciter à refonder le capitalisme. Cela implique notamment de sortir du mythe de la toute puissance du marché. Nous devons trouver un nouvel équilibre entre l'Etat et le marché, établir un nouveau rapport entre l'économie et la politique. C'est pourquoi les questions que vous posez sur le juste niveau d'intervention de l'Etat sont les bonnes. Je ne crois pas qu'il faille chercher à y répondre de manière idéologique. Rien ne serait pire qu'un Etat emprisonné dans des dogmes, enfermé dans une doctrine.
Pour autant, l'un des principaux enseignements de cette crise est que le marché doit, pour fonctionner dans de bonnes conditions, être encadré par des règles claires et transparentes. C'est vrai sur le plan national mais aussi à l'échelle internationale. C'est dans cet esprit que j'ai proposé la tenue d'ici à la fin de cette année d'un sommet des principales économies mondiales destiné à tirer les enseignements de la crise. Mais au-delà des réponses immédiates, nous devons aussi nous interroger sur les réformes plus profondes qui doivent être menées. Notre responsabilité est de remettre à plat le système financier et monétaire mondial, comme cela avait été fait à Bretton Woods après la Seconde Guerre Mondiale. On ne peut pas continuer à gérer l'économie du XXIème siècle avec les instruments de l'économie du Xxème.
Par son poids international et son modèle socio-économique original, au carrefour des systèmes européen et américain, le Canada peut apporter une contribution essentielle à cette réflexion. C'est pourquoi j'évoquerai ce sujet avec le Premier ministre Stephen Harper le 17 octobre, tant lors de notre rencontre que lors du sommet entre l'Union européenne et le Canada.
QUESTION - Bien que les Québécois estiment que le Québec devrait suivre les traces de la France dans la gestion de la diversité culturelle et religieuse, notamment en ce qui a trait à la laïcité, plutôt que l'approche anglaise (et canadienne anglaise), plus libérale, du multiculturalisme ? Où vous situez vous, personnellement, dans ce débat ? La France a-t-elle trouvé LA solution au problème de cohabitation entre des citoyens aux cultures parfois aux antipodes ?
LE PRESIDENT - Je suis avec beaucoup d'intérêt les débats qui ont lieu au Canada, et au Québec en particulier, sur les questions d'intégration et sur la laïcité.
Je suis profondément attaché au principe de laïcité parce qu'il est l'un des fondements de notre République. Mais je plaide pour une laïcité positive, c'est-à-dire une laïcité qui respecte, qui rassemble, qui dialogue £ une laïcité qui se vit comme une tolérance et non comme une exclusion. La laïcité est fondamentalement une liberté : liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de pratiquer une religion ou d'en changer. Ce qui peut paraître évident aujourd'hui, ne l'a pas toujours été. Et si je suis profondément attaché à la neutralité de l'Etat vis-à-vis des religions, qui est le fondement de la laïcité, je pense qu'elle n'est pas exclusive d'un dialogue.
L'immigration et l'intégration sont des grands défis pour des sociétés modernes et ouvertes comme les nôtres. Si j'ai voulu que la France se dote d'une politique d'immigration maîtrisée et choisie, c'est parce que c'est le meilleur moyen d'assurer l'intégration de ceux que nous accueillons. Aucun pays ne peut accueillir du flux migratoire excédant ses capacités d'accueil sur le plan du travail et un logement. C'est aussi la raison pour laquelle je crois qu'il est essentiel de se montrer ferme face à l'immigration illégale. Et parce que je suis convaincu que l'immigration peut être mutuellement bénéfique, je soutiens l'idée d'une immigration concertée avec les pays d'origine, fondée notamment sur l'idée de co-développement. Il n'existe certainement pas un modèle d'intégration unique, valable en tout temps et en tout lieu. Je ne cherche pas à m'inscrire dans une quelconque approche théorique, mais j'ai quelques idées simples auxquelles je crois profondément La réussite de l'intégration passe toujours par une double volonté : celle du pays d'accueil qui doit tout mettre en oeuvre pour faciliter l'insertion du migrant en particulier en luttant contre les discriminations, et celle du migrant qui a le devoir d'apprendre la langue du pays d'accueil, de respecter ses lois et ses valeurs. L'acquisition de la nationalité est l'aboutissement d'une intégration réussie.
QUESTION - L'un des thèmes principaux de votre campagne présidentielle fut la revalorisation du travail. Ici, au Québec, la question est sensible. Un ancien premier ministre de la province a été récemment cloué au pilori après avoir dit que les Québécois, s'ils veulent être plus prospères, devront travailler davantage. Pourquoi la « valeur travail » est-elle si importante à vos yeux ?
LE PRESIDENT - Vous avez raison de dire que le travail est pour moi une valeur. Je crois au travail, je crois au mérite, je crois à l'effort, et je veux qu'ils redeviennent les valeurs cardinales de notre société. C'est ce que j'ai dit pendant la campagne présidentielle. J'ai fais le choix de tenir un langage de vérité aux Français. Je leur ai dit que le problème de la France, c'est que nous ne travaillions pas assez, parce que, pendant trop d'années, le travail avait été dévalorisé, parce que tout avait été fait pour décourager les Français de travailler. Car s'il est bien une idée qu'aucun pays n'a jamais voulu nous reprendre, ce sont les 35 heures ! Pendant la campagne, j'ai dit aux Français que c'est par le travail qu'on pourrait le mieux s'attaquer à la question du pouvoir d'achat. A l'époque, beaucoup pensaient que dire tout cela était une erreur, que c'était prendre un risque inconsidéré. Ce n'était pas mon avis. Moi, je voulais tout dire avant, pour pouvoir tout faire après. J'ai toujours su que les Français ne craignaient pas le changement, mais qu'au contraire ils l'attendaient. Et depuis mon élection, j'ai tout fait pour réhabiliter le travail, par exemple en défiscalisant les heures supplémentaires, en réformant le service public de l'emploi ou encore en mettant en place un revenu de solidarité active, qui garantit que la reprise d'activité se traduit toujours par un complément de revenu.
Je ne suis pas assez bon connaisseur de la vie politique québécoise pour commenter l'anecdote que vous mentionnez, mais je ne reprocherai jamais à un homme politique de prendre le risque de ses convictions.
QUESTION - Depuis plusieurs années, la politique de la France au sujet du débat sur l'avenir politique du Québec est résumée par la formule « Ni ingérence ni indifférence ». Cette politique restera-t-elle inchangée sous votre quinquennat ?
LE PRESIDENT - La formule « non-ingérence, non-indifférence » a une histoire : elle renvoie à l'époque des référendums sur la souveraineté au Québec. Et sur le fond, elle n'est pas contestable, puisque pas plus maintenant qu'à cette époque, la France ne souhaite influer sur les choix du Québec de quelque manière que ce soit. Le contexte a changé, pas la nature de la relation qui unit les Français aux Québécois.
Les peuples français et québécois sont comme deux frères. Deux frères séparés un temps par le destin, mais réunis ensuite par un dessein commun : celui de développer leur identité propre et leur vision du monde, originale et en français, dans un monde où la vraie richesse est la diversité.
Le 400ème anniversaire a d'ailleurs montré la profondeur de la relation entre la France et le Québec et l'affection immense qui existe entre les Français et les Québécois. Nous avons par ailleurs profité de cette année pour établir des partenariats originaux dans de nombreux domaines. C'est par exemple le cas dans celui de la reconnaissance des qualifications professionnelles, pour lequel la France et le Québec s'apprêtent à signer une entente historique. Mais c'est aussi le cas pour les partenariats entre entreprises, pôles de compétitivités, universités, collectivités locales, musées, associations, administrations, qui se sont multipliés au cours de cette année.
Mais j'insiste : cette relation unique, fraternelle qui existe entre la France et le Québec n'est en rien exclusive de l'amitié profonde qui lie la France et le Canada. Pendant trop longtemps, nous avons vécu avec cette idée qu'il faudrait choisir entre l'une et l'autre £ qu'honorer l'une, c'était trahir l'autre. C'est tout le contraire ! Le lien si spécial qui unit la France et le Québec est une chance, un atout formidable aussi pour l'amitié franco-canadienne.
Cette amitié qui est aujourd'hui en plein essor. Les investissements entre nos deux pays ne cessent de se développer, sur la plupart des grands dossiers internationaux, nos deux pays ont développé une vision commune et une vraie volonté d'agir en commun. Parce que nous partageons les mêmes valeurs, et parce que nos intérêts largement convergents face aux défis de notre temps, nous avons le droit, et même le devoir, d'être très ambitieux dans nos relations. C'est vrai pour le partenariat franco-canadien comme pour celui entre le Canada et l'Europe, dont nous renforcerons les fondations lors du sommet UE-Canada du 17 octobre.
Et puisque j'évoque nos valeurs communes, permettez-moi de redire ici que la France n'oubliera jamais le sacrifice fait par tant de soldats canadiens, parmi lesquels nombre de Québécois, durant les deux guerres mondiales. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu, en mai dernier, à accompagner la Gouverneure générale Michaëlle Jean au cimetière canadien de Beny-Reviers en Normandie, afin d'exprimer, au nom de la France, notre reconnaissance profonde et éternelle vis-à-vis de ces combattants de la liberté grâce auxquels nous Français sommes restés un peuple libre.
QUESTION - La majorité des Canadiens sont sceptiques au sujet de la mission de l'OTAN en Afghanistan. On entend souvent la question : « Pourquoi les membres de l'OTAN combattent-ils en Afghanistan alors qu'ils laissent se poursuivre les massacres au Darfour ». Que dites vous, monsieur le Président, à ces nombreux sceptiques ? Et que répondez-vous à la question qu'ils posent en évoquant la tragédie du Darfour ?
LE PRESIDENT - Il est tout simplement faux de dire que la communauté internationale n'est pas mobilisée pour mettre enfin un terme à cette tragédie. Depuis mon élection, j'ai d'ailleurs fait de la résolution de ce conflit une priorité de la politique étrangère française. Je vous rappelle que l'une de mes toutes premières décisions, en tant que Président de la République, a été de réunir à Paris, en juin 2007, une réunion internationale sur cette question. Celle-ci a débouché sur l'adoption de deux résolutions au Conseil de sécurité des Nations Unies, l'une autorisant le déploiement d'une force européenne à l'Est du Tchad et en République centrafricaine, avec pour mission de protéger les réfugiés £ l'autre créant la MINUAD, la force hybride des Nations unies et de l'Union africaine, actuellement en cours de déploiement au Darfour. Aujourd'hui, ce que nous attendons du gouvernement soudanais, c'est qu'il change radicalement sa politique. Il faut lutter contre l'impunité. Il faut que la force hybride apporte plus de sécurité. Les attaques sur le Tchad doivent cesser. Il faut enfin un vrai processus politique pour régler durablement la crise.
QUESTION - Vous venez au Canada pour participer au Sommet de la francophonie. Vous savez bien sûr que les Québécois sont particulièrement inquiets pour l'avenir du français alors que l'anglais s'impose comme jamais comme langue des communications internationales. Comment à votre avis, les francophones peuvent-ils s'assurer que leur langue conservera une place importante à l'échelle planétaire ? Comment, de plus, éviter que le français soit contaminé par le vocabulaire, voire la syntaxe anglaise, comme c'est le cas chez nous et - du moins c'est ce que nous percevons - en France ?
LE PRESIDENT - Je ne crois pas au déclin du français, qui reste la seconde langue officielle dans le monde et celle de deux des huit pays du G8. Elle est enseignée par 2 millions de professeurs et le nombre de locuteurs a triplé au cours de 50 dernières années, pour atteindre 175 millions dans 63 pays. La grande famille de la francophonie est du reste en plein essor, comme le montrera la participation au sommet de Québec.
Mais le renforcement de la francophonie au Canada revêt à bien des égards un caractère exemplaire. Je voudrais exprimer ici ma sincère admiration pour les francophones du Québec bien sûr, mais aussi de l'ensemble du Canada, parmi lesquels nos amis acadiens, pour la façon dont ils savent défendre notre langue et leur identité, pour la façon aussi dont ils démontrent combien la modernité se conjugue en français.